L'actrice Jessica Chastain
L’actrice Jessica Chastain

Zero Dark Thirty, Le récit de la traque d’Oussama Ben Laden par une unité des forces spéciales américaines,  fait violemment polémique depuis quelques semaines, notamment, aux dires de ses détraqueurs, pour l’image de nécessité que le film renvoie de la torture. L’occasion pour Zone Critique de revenir notamment sur son utilisation aux Etats-Unis. 

Du «manuel Kurbak» à Obama: retour sur l’utilisation de la torture aux Etats-Unis

La poursuite obstinée du terroriste le plus recherché au monde prend place dans un contexte d’évolution des pratiques de la torture, que le film interroge justement, et qu’il est intéressant d’étudier d’abord. Était en effet place avant l’arrivée au pouvoir d’Obama un système de tortures ajuster pour pousser à bout psychologiquement les terroristes.

La CIA avait ainsi mis au point en 1963 un manuel dénommé «Kurbak»,  recensant les différentes formes de tortures qui pouvaient être utilisées. En 1983 il a été renommé le « Manuel d’exploitation des ressources humaines ». Déjà en 1988 sous Ronald Reagan les pratiques de tortures posaient problèmes et le Congrès Américain souhaitait ratifier une convention contre la torture. Elle ne le fut que 6 années plus tard sous Bill Clinton, même si le président et son Congrès restaient toujours « ignorants des pratiques secrètes de la CIA ». A l’époque le terme torture, ne prenait pas en compte la douleur auto-infligée et la torture par l’eau et la désorientation (s’entend pas là l’isolement et la privation de sommeil). Ces méthodes étant considérées plus efficaces par la CIA que la torture physique qui laissait de lourdes séquelles.

Le président et son Congrès restaient alors toujours « ignorants des pratiques secrètes de la CIA ».

La torture par l’eau telle qu’elle est montrée dans Zero Dark Thirty, consiste à poser un tissus sur le visage de l’interrogé et de verser ensuite de l’eau dessus. Cela provoque un sentiment d’asphyxie qui pousse la victime dans une profonde angoisse. Dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, le directeur de la CIA en 2008 a reconnu l’utilisation du « waterbording » sur trois détenus pour obtenir des informations sur de prochains attentats. Cette même année, Georges W. Bush a émis son véto contre un texte de loi voulant interdire cette pratique en utilisant ces termes : « il faut nous assurer que les responsables des services de renseignement puissent disposer de tous les instruments nécessaires pour arrêter les terroristes » Il déclarera plus tard qu’effectivement cette pratique a été utilisée dans la lutte contre le terrorisme, mais qu’à son sens elle ne constituait pas un acte de torture au sens propre du terme.

Lors des élections de Novembre 2008, Barack Obama a abolit la pratique de la torture, en s’occupant d’abord de Guantamo, cette prison hors de tout cadre juridique. Le 16 du même mois, il affirme ainsi son intention de fermer le camp, malgré les complications juridiques que cette décision implique : la torture n’étant plus admise, certains aveux obtenus de cette manière ferait donc l’objet d’un vice de procédure et conduirait à libérer des condamnés, comme Khalid Cheikh Mohammed, un proche de Oussama Ben Laden ayant aidé à le localiser. Cet homme a subit le waterboarding 183 fois au cours du mois de Mars 2003, mais ses aveux ont été réalisés plus tard. Zero Dark Thirty, montre ainsi bien, et c’est l’une de ses principales qualités, comment l’arrivée au pouvoir d’Obama bouleverse l’utilisation des méthodes anti-terroristes, inéluctablement condamnés à l’évolution. C’est ainsi dans ce contexte d’hésitations sur les moyens à employer face à la menace terroriste que la traque de Ben Laden prend place.

«Je ne suis pas dans une logique journalistique»

La réalisatrice Kathryn Bigelow
La réalisatrice Kathryn Bigelow

Le scénario du film avait été écrit avant le décès d’Oussama Ben Laden, et devait narrer sa seule traque. Après le 2 Mai 2011, celui-ci a dû évoluer, pour non seulement retracer sa poursuite, mais également la manière dont il fut assassiné. Katheryn Bigelow, déjà oscarisée en 2010 (meilleur film et meilleur réalisateur) pour son film Démineurs (sorti en 2009) a encore réalisé une performance avec Zero Dark Thirty, notamment en rafflant plusieurs titres de meilleur film et meilleure réalisatrice à de nombreuses cérémonies américaine, telles que le BAFTA ou le New York Film Critics Circle Awards. Peut-être pouvons-nous l’imputer d’abord à la pertinence de ses choix quant à la manière de traiter son sujet. Le scénariste du film a ainsi déclaré « Il s’agit d’une fiction. Ce n’est pas un documentaire… Je ne suis pas dans une logique journalistique visant à une “citation mot pour mot”. Je ne souhaite pas qu’on me prête un tel niveau d’authenticité et je n’ai certainement pas voulu qu’on perçoive mon film de cette manière. Ma logique est plutôt la suivante : “Mon approche est-elle à peu près réaliste ?»

Mais la qualité du film doit également beaucoup à la force du jeu d’acteurs : la réalisatrice a tout d’abord fait appel à Jessica Chastain. L’actrice, ayant obtenu le Golden Globe de la meilleure actrice, campe le rôle principal. La réalisatrice a choisi le parti de ne pas parler de l’équipe des forces spéciales dans sa globalité mais de prendre le point de vue d’une femme de cette équipe. On peut déceler son malaise vis-à-vis des pratiques qu’ inflige son collègue, Dan (Jason Clarke). Mais peu à peu, l’affaire va la toucher personnellement, ce qui va finalement la pousser malgré elle à se fondre dans la peau d’une tortionnaire. Jason Clarke (Dan) joue quant à lui un geôlier qui fait preuve d’une grande cruauté, et dans un seul but : obtenir le plus d’informations possible pour éviter que la liste de morts ne s’allonge. Il a su se fondre dans les deux rôles qui lui sont proposés dans ce film : celui de l’homme de terrain, prêt à user de pratiques dégradantes pour obtenir des informations, qui se montre ferme et extrêmement dur envers son prisonnier, mais aussi celui d’homme de bureaux, revenu à Washington après que de ne plus pouvoir supporter de jouer le rôle du bourreau. Mais l’acteur le plus marquant est sans doute le français Reda Kateb. Découvert dans le film de Jacques Audiard Le prophète, (2009) celui-ci offre une performance exceptionnelle dans le rôle d’Ammar, un homme qui effectue des transactions d’argents avec l’aide de son oncle.

L’acteur le plus marquant est sans doute le français Reda Kateb, découvert dans le film de Jacques Audiard Le prophète

Enfin, les trente dernières minutes du film sont remarquables pour leur force de tension, car on sait que l’on va enfin découvrir à travers les yeux de ces acteurs-militaires ce qu’il s’est réellement passé dans cette maison de la région d’Abbottābād, qu’ assaillent de nuit les forces de la Navy-Seal. Le raid qui a duré en tout quarante minutes est montré ici de manière bien plus succincte mais il colle à la réalité : notamment le crash d’un avion américain qui a dû être détruit pour ne laisser aucune preuve ni trace de technologie militaire dans le pays. La réalisatrice a fait le choix d’utiliser des caméras à haute sensibilité, ce qui a permis d’obtenir un rendu de la scène finale en infrarouge.

C’est cette scène notamment qui a conduit à une forte polémique autour du film. Un des membres du jury des Oscars, David Clennon, a ainsi assuré qu’il ne voterait pas pour Zero Dark Thirty, dans quelques catégories que ce soit car il fait l’apologie de la torture, perçu comme un « mal nécessaire » pour obtenir des informations. L’actrice Susan Sarandon juge quant à elle le film immoral : « Certains vont utiliser ce film pour justifier l’usage de la torture, tempête-t-elle. Lorsqu’on parle de torture, le débat national doit être basé sur des faits, et non sur l’histoire qui semble la plus excitante. »

Quoiqu’il en soit, Zero Dark Thirty reste une oeuvre impeccablement maîtrisée et remarquable pour sa force de suspense et l’atmosphère de tension qu’elle instaure.

Mathilde Goyeneche