Exposition Jacques Demy, du 10 avril au 4 août 2013
Exposition Jacques Demy, du 10 avril au 4 août 2013

A l’occasion de l’exposition Le monde enchanté de Jacques Demy organisée par la Cinémathèque française, Zone Critique a choisi d’évoquer Une chambre en ville, l’un des derniers films du réalisateur et sans doute le plus engagé.

1982

L’ancien pont transbordeur enjambe la Loire à Nantes. La générique d’ouverture défile sur une douce mélodie mêlant piano et cordes. Au-dessus de la structure aujourd’hui démantelée brille un grand soleil artificiel. Du jaune indolent il passe au rouge flamboyant. Dramatique symbolique. Premier signe annonciateur de la tragédie qui vaincra l’insouciance.

La trame d’Une chambre en ville,Jacques Demy la mûrit depuis les années cinquante. Pour raconter son histoire il envisage d’abord un roman, puis un opéra, avant d’opter pour ce qu’il sait faire de mieux : un film au cinéma. Le réalisateur doit affronter plusieurs obstacles pour finaliser sa création.Michel Legrand, son compositeur habituel, refuse de travailler avec lui sur le projet car le scénario lui déplaît ; il sera remplacé par un autre Michel,Colombier. Tandis que les producteurs tournent le dos à Demy, Catherine Deneuve et Gérard Depardieu le lâchent également : ils veulent chanter eux-même dans le film mais le réalisateur s’y oppose.

Une chambre en ville sera finalement projeté sur les écrans français en 1982. Adoubé par la critique, le long-métrage sera boudé par les spectateurs. Ce semi-échec blessera Jacques Demy, lui qui avait pour ambition de créer un « opéra populaire » accessible à tous. Son film sera progressivement redécouvert et apprécié par le public. Aujourd’hui encore, Une chambre en ville reste une œuvre à part dans le cinéma français, une œuvre engagée, aussi bien sur le fond que dans la forme.

La grève, personnage principal du récit

Jacques Demy utilise un événement réel pour tisser les fils de son histoire. L’intrigue se déroule à Nantes, en 1955, lors de la grande grève qui paralysa les chantiers navals. La colère des ouvriers ouvre et ferme Une chambre en ville grâce à deux scènes magistrales d’affrontement entre les CRS et les manifestants. Le mouvement social va ainsi conditionner tout le canevas du récit, tel un hommage de Jacques Demy aux travailleurs qui ont construit des bateaux dans sa ville natale. (Lire La vidéo)

Le réalisateur va greffer sur ce drame social une tragédie amoureuse. François Guilbaud (Richard Berry)vient d’être embauché aux chantiers navals. Il loge dans une chambre en ville, chez Mme Langlois (Danielle Darrieux), une ancienne aristocrate qui a épousé un bourgeois. François se lasse autant de la grève qui n’en finit pas que de sa petite-amie Violette (Fabienne Guyon), pourtant aimante et charmante. Le bel ouvrier va la délaisser pour vivre une passion avec Édith (Dominique Sanda), la fille mariée de Mme Langlois qui a épousé un homme jaloux et insipide (Edmond, joué par Michel Piccoli). A la bataille des ouvriers pour obtenir de meilleures conditions de travail se superpose le combat des héros amoureux qui veulent vivre leur bonheur en dépit des convenances sociales. Tout les ingrédients sont réunis pour un dénouement tragique.

Un film militant ?

« C’est l’histoire de gens qui défendent leur droit, qui défendent leur vie, leur amour, leur bonheur, et cela m’a paru un sujet intéressant. […] Mais je ne veux pas faire un film politique, cela ne m’intéresse pas, je n’y connais rien », déclare Jacques Demy dans un documentaire sur le tournage du film. Politique peut-être pas. Militant certainement. Même si elles ont une importance de poids dans le film, les revendications ouvrières ne sont jamais clairement exprimées. Demy estime sans doute que cela n’est pas nécessaire puisqu’il se place naturellement aux côtés des « petits », au sein du peuple dont il est issu, lui, le fils de garagiste. Ni revendications, ni slogans politiques, ni drapeaux de syndicats : les manifestations du films sont neutres. Les protestataires se bornent à « défendre leurs droits » et à traiter les CRS de « flicaille racaille ». Leur unique arme est un étendard bleu blanc rouge en tête de cortège qui répond à l’orgueilleux monument de la préfecture protégé par les forces de l’ordre. Comme si Jacques Demy voulait rappeler quel camp était le plus légitime à brandir le drapeau de la République française.

A l’échelle de l’intrigue, Une chambre en ville bouscule également les bonnes mœurs et l’ordre établi

A l’échelle de l’intrigue, Une chambre en ville bouscule également les bonnes mœurs et l’ordre établi. Édith, la fille de la bourgeoisie, est condamnée à se prostituer puisque son mari Edmond refuse de lui donner de l’argent. Mais elle assume fièrement cet acte synonyme d’émancipation pour fuir un mari radin et possessif. Libre dans son corps et dans sa tête, Édith revendique ses choix audacieux et n’hésite pas à commettre un adultère avec François puisque c’est lui qu’elle aime réellement.

Comme dans nombre de ses films, Jacques Demy tente donc de faire triompher l’amour malgré l’ambiance sociale morose. « Comme les mots paraissent vides pour exprimer des sentiments si forts. […] Mon amour, ma vie commence avec toi. Ce bonheur, c’est à toi que je le dois », déclame Édith perdue dans les bras de François. En plus de vivre une passion adultérine, les deux amants doivent braver le fossé qui sépare leurs conditions sociales.

La lutte des classes

Dans l’appartement de Mme Langlois, Jacques Demy fait en effet habilement cohabiter trois classes sociales que tout oppose. La noblesse aristocrate tout d’abord, puisque Mme Langlois était auparavant baronne de Neville. A son grand regret, elle a perdu sa particule « et [ses] illusions » en épousant le colonel Langlois.

La propriétaire appartient donc désormais à la bourgeoisie, tout comme sa fille et son défunt mari. Mais elle abhorre les bourgeois qui « pourrissent avec leurs biens. Ils croupissent dans le confort de leurs habitudes. Mais moi je vous jure qu’ils ne m’auront pas. » On peut imaginer que Jacques Demy partage le ressentiment de Mme Langlois envers les bourgeois, simples exploitants du travail manuel des ouvriers mais qui ne disposent pas de la distinction des aristocrates.

Enfin, François Guilbaud le métallurgiste incarne le monde ouvrier, doublé d’un héritage rural puisqu’il est fils de paysans. Mme Langlois doit donc partager son toit avec cet homme issu de la classe populaire. Elle le méprise autant qu’elle l’admire. La baronne reproche à ce « paysan plein d’audace » de claquer les portes et d’utiliser un drôle de langage. Mais elle est fascinée par la solidarité et le courage de ces ouvriers : « Vous et les vôtres, vous vous battez pour quelque chose. » Phrase symptomatique du « malheur » de ces classes dominantes qui ont tout ce qu’elles désirent mais qui sont incapables de profiter de leur bonheur.

François refuse l’amitié offerte par Mme Langlois : « Votre amitié, je n’en ai rien à foutre. » Mais il n’hésitera pas longtemps face aux charmes d’Édith. S’engage alors un nouveau combat entre la fille et la mère qui ne comprend pas cet amour improbable, et qui supporte mal ce qu’elle voit comme une nouvelle déchéance sociale pour sa famille.

Tout en chanson

Enfin, on ne peut commenter Une chambre en ville sans évoquer sa forme d’une originalité folle

Enfin, on ne peut commenter Une chambre en ville sans évoquer sa forme d’une originalité folle. Jacques Demy reproduit l’expérience desParapluies de Cherbourg en mettant en scène un film entièrement chanté. Bien loin de Catherine Deneuve cuisinant soncake d’amour dans Peau d’Âne, ou des forains animant la place publique dansLes Demoiselles de Rochefort, ici chaque instant de la vie quotidienne se joue en musique. Même les plus réfractaires au genre de la comédie musicale ne pourront retenir un sourire quand la bourgeoise Mme Langlois demande en chantant à Guilbaud : « Voulez-vous un verre de Grosplant?» Tous les acteurs principaux ont été doublés, sauf Danielle Darrieux et Fabienne Guyon. Sur le tournage, la musique était diffusée pendant les scènes. L’illusion est parfaite. La chanson et la musique mettent en exergue la dimension lyrique et tragique du film. Elles soutiennent de manière émouvante les luttes dans lesquelles sont engagés les personnages.

S’il n’a pas obtenu le succès escompté, Jacques Demy a eu le mérite de faire un film osé, dont le degré d’originalité et d’inventivité n’a été que peu reproduit depuis 31 ans. Un film osé où, avec les manifestants, il a crié son désir « d’espoir de bonheur et de paix. »

  • Une chambre en ville, de Jacques Demy, 1982.
  • ExpositionLe monde enchanté de Jacques Demyà la Cinémathèque de Paris, jusqu’au 4 août 2013.
François et Edith

Lola Cloutour