La Garcome, Jean-Gabriel Domergue, 1925
La Garconne, Jean-Gabriel Domergue, 1925

Zone Critique vous souhaite une merveilleuse nouvelle année, placée sous le signe de la littérature, encore de la littérature, et toujours de la littérature ! Et surtout ce soir, avant de sortir, n’oubliez pas votre parapluie ! 

« Je t’ai onze jours aimée :

L’amour, n’est-ce pas fumée ? »

Paul-Jean Toulet, Contrerimes, 1979

Ce n’est que le lendemain matin, au sortir d’une éthylique nuit entre ses draps safran que Casimir s’en rendit définitivement compte : il avait, la veille au soir, oublié son parapluie chez Florence.

Plus exactement, au moment de sortir de la soirée qu’elle avait donné, il avait comme inconsciemment omit de le récupérer, alors même qu’il savait parfaitement où celui-ci se situait. Sur la couverture d’un grand lit parfumé, près de la chevelure paille et fleurie d’une fille qui dormait la, et dont il ne discernait dans l’ombre fluette que le profil vespéral et comateux.

Un peu plus tôt en effet, une certaine Isabelle, honteusement sensuelle en son imperméable gris, par l’échancrure duquel on voyait naître l’esquisse d’un buste lactescent, avait émis l’idée selon laquelle la taille d’un parapluie était, chez l’homme, inversement proportionnelle à celle de son membre viril.

Il s’était donc décidé, se rendait-il compte, à ne pas récupérer son parapluie hier soir, comme pour effacer le souvenir du fâcheux dont il conservait l’intolérable secret.

Casimir louait un studio lumineux près de l’avenue Mozart. Evidemment, l’un de ses grands bonheurs consistait à lire du Paul Gadenne, sur le petit banc qui faisait face à l’Eglise d’Auteuil, par un soleil d’hiver trouble, cependant que les rayons venaient à rouler jusqu’aux pages comme rouillées de son exemplaire de L’invitation chez les Stirl.

Mais ce matin-là, manquait à son Moka l’arôme de la ville portuaire du même nom ; quelque chose, en d’autres termes, le préoccupait soudain.

Ce parapluie lui avait coûté une certaine somme ; certes il y avait en lui quelque chose de féminin, un je-ne-sais-quoi de presque trop délicat, l’acajou clair de son manche sans doute, ou peut-être les précieux petits pois blancs qui pigmentaient sa toile grise, mais enfin, c’était un beau parapluie.

Il se décida donc à l’aller récupérer.

Il ne connaissait guère trop Florence, assez cependant pour savoir qu’elle aimait à jouer du piano, avec un penchant prononcé pour la sonate L33 de Scarlatti, et qu’elle venait de souffler sa 25ème bougie  la nuit dernière.

Il s’était retrouvé chez elle par un concours de circonstances, et, certain d’avoir fait pâle effet lors de leur dernière entrevue, manqua défaillir lorsque les ronronnements cristallins de sa voix vinrent à rebondir, par l’intermédiaire de son combiné, jusqu’en ses oreilles fascinées :

 – Bonjour Florence, c’est moi.

– Ah c’est donc vous. Mais qui êtes-vous donc ?

– J’étais chez vous hier soir. Nous nous sommes entretenus de Scarlatti, et ma chemise à rayures bleue Tiffany vous a laissé interdite. Je crois avoir essayé de vous embrasser, mais votre gifle m’en a définitivement empêché.

– Oh, oui, ça me revient ! Quel plaisir de vous avoir au bout du fil. Qu’avez-vous donc? Etes-vous déjà amoureux ? Si vite ? Ne serait-il pas préférable de se voir pour quelques temps comme de simples amis ? Ce serait délicieux. Que diriez-vous d’un brunch demain matin chez Bon? C’est près de chez vous, et leur tartare de saumon vous ferez presque croire que Dieu existe.

– C’eût été un plaisir, mais j’ai pour principe de n’accepter de Brunch que ceux de l’Hôtel Eugénie.

-Votre vie est-elle si effroyable ? Voudriez-vous également venir récupérer votre parapluie ?

– Seulement si ne vous vient pas l’idée d’en faire usage.

– Passez Avenue de Suffren sur les coups de 15 heures. Rachetez-vous une conduite et n’arrivez pas les mains vides. Adieu.

Le premier conseil que lui avait donné sa mère était en effet de n’aller pas frapper à la porte de quelques accortes demoiselles sans un bouquet de Gardénias. Mais c’était en une autre vie. Il était depuis devenu quelque chose de l’ordre du chroniqueur littéraire, et ses articles lui permettaient à tout le moins de financer sa collection de vestes en tweed vert marécage, et ses Brunch annuels en l’Hôtel Eugénie.

Lorsqu’il sortit de chez lui pour se rendre chez Florence, la pluie se mit à tomber de plus belle, et c’est trempé de la tête aux pieds qu’il arriva à destination, puisque précisément, il n’avait plus de parapluie.

Elle l’accueillit vêtue seulement d’un bandana et de quelques gouttes d’Eau Sauvage.

Il flottait dans son deux-pièces comme une rumeur de désordre, et l’on voyait partout des tasses en porcelaine ébréchées, des bouteilles de Saumur vides et avachies.

Habillée d’un sweet à capuche et d’un jogging anthracite, assortie d’une pelle et d’un balai, elle était la comme une rose blanche sur un champ de ruine.

– Oh ! Ces gardénias trempées sont d’un magnifique, elles ont décidément la couleur du désarroi, autant que votre veste en tweed. Si ça ne vous ennuie pas, je vous appellerai désormais Monsieur Spleen.

– Ce sera pour moi un bonheur. Nul besoin de préciser que je marquerai cette journée d’une croix rouge dans mon journal.

Elle insista pour qu’il reste, tant et si bien qu’il resta. Lorsqu’il prit congé enfin, après avoir plus qu’abusé de son thé noir aux arômes de muguet, le crépuscule avait passé, et le ciel d’opale faisait un immense vide flottant, une lumière translucide et froide, une lancée vers l’inconnu, une jetée.

Elle lui demanda enfin s’il était libre le samedi suivant, car elle donnait de nouveau une petite soirée :

– Vous pourrez venir accompagnée d’une femme, mais à la seule condition qu’elle ne porte pas une robe en flanelle lie de vin, sur des collants de laine beiges, car je compte m’habiller ainsi.

– Vous ne me laissez guère le choix que d’arriver seul. A la semaine prochaine donc.

– Au revoir Monsieur Spleen.

Les jours passèrent aussi vite qu’une Aston Martin un matin d’hiver au Bois de Boulogne, et la dite soirée arriva. Casimir sortit sa plus belle veste en tweed vert marécage.

La robe flanelle de Florence s’accordait si joliment à sa longue chevelure d’ébène, qu’elle dut gifler un autre garçon qui se montra trop entreprenant en sa compagnie.

Cependant pas une fois elle n’adressa la parole à Casimir, et tout juste l’avait-elle distraitement salué lors de son arrivée.

Assommé par un double Martini, il se décida enfin, sur les coups d’une heure et demi du matin, à prendre le dernier métro, mais, lors de partir, omit une seconde fois de récupérer son parapluie, qui gisait toujours sur le même lit couleur d’orangeade, à côté de la même chevelure paille et fleurie.

Le lendemain, il appela Florence, qui l’enjoignit à venir en costume récupérer son tom-pouce sur les coups de 15 heures.

Lorsqu’elle lui ouvrit la porte, elle était vêtue de manière exactement aussi sensuelle et désordonnée que la semaine précédente, à ceci près qu’elle n’avait cette fois-là plus de bandana:

– Cher vieux, votre trois-pièces désenchanté vous donne des faux-airs de Gatsby. Vous devriez vous gominer les cheveux d’un peu de désastre pour que la ressemblance soit plus criante encore.

– Si seulement vous consentiez à devenir ma Daisy.

– C’est impossible. Je suis lesbienne.

– Je n’en crois rien.

– Vous avez peut-être raison. Voulez-vous goûter mon thé à l’écorce de mandarine ? Il est connu pour guérir des brûlures et de l’amitié.

Une nouvelle fois, ils restèrent à bavarder de choses et d’autres si longtemps que lorsqu’enfin il partit, quelques étoiles scintillaient déjà dans le ciel noir.

Ils se revirent lors d’une nouvelle soirée le samedi suivant. Mais, encore une fois, elle ne lui adressa quasiment pas la parole, et il omit avant de partir de récupérer son parapluie, qu’il alla chercher chez elle le lendemain sur les coups de 15 heures.

Cette scène se répéta curieusement tout l’hiver, cependant qu’un étonnant détail ne manqua pas d’alerter la vigilance toute grandissante de Casimir: Florence l’accueillait chaque dimanche exactement dans la même tenue, à ceci près qu’elle semblait chaque dimanche se dénuder d’un vêtement nouveau.

A tel point que, lorsqu’arriva la fin du solstice, elle n’était guère plus vêtue que d’un soutien-gorge et d’une culotte de satin noir. Par la fenêtre du salon, on voyait les trottoirs tout recouverts d’une molle poudreuse dont l’éclat semblait comme faire écho à la blancheur mate des courbes alanguies de Florence.

Quant après avoir bu le thé aux arômes de muguet, il demanda à se retirer en compagnie de son parapluie, elle le retint soudain:

– Casimir, n’oubliez-vous rien ?

– Je suis d’un distrait, s’excusa-t-il.

Alors il la prit par la taille, respira sa chevelure d’ébène, embrassa ses lèvres de jais, la transporta jusqu’aux lit couleur d’orangeade, et connut enfin, en sa compagnie, ce plaisir que les anges se préservent.

Son corps avait ce soir-là l’odeur et la couleur de l’écorce de mandarine.

Lorsqu’il rentra jusque chez lui dans la nuit, il remarqua que la neige sur les trottoirs était sur le point de définitivement fondre ; et la ville entière semblait épouser les formes élastiques de Florence.

Il s’étonna cependant de ne pas recevoir de ses nouvelles dans les jours qui suivirent, ni même d’invitations pour l’une de ses prochaines soirées.

Bientôt il n’y tînt plus et se décida de l’appeler. Elle décrocha au cours de la troisième sonnerie. On entendait, depuis le combiné, le vague-à-l’ âme assourdi des premières notes de la sonate L33.

– Hello Casimir

– Bonjour Florence. Parlez-moi je vous en supplie, je suis sûr le point de brûler ma collection de veste en tweed, et j’ai passé ma semaine à apprendre par cœur la traduction de Gatsby par Jacques Tournier, mais rien n’y fait. Ne nous voyons-nous plus ?

– Vous auriez mieux fait de vous prendre de passion pour Scarlatti, mais vous manquez sans doute d’esprit d’à propos. Vous savez, le printemps arrive, et j’entends déjà quelques merles s’aimer. Vous n’aurez plus besoin de votre parapluie.

– Certaines pluies d’avril ne pardonnent pas.

– Pas cette année, j’ai consulté mon agenda. Adieu Monsieur Spleen.

– Adieu Florence.

Lorsqu’il raccrocha, Casimir hésita à lui écrire une lettre noyée de larmes, pencha pour un roman, renonça finalement.

C’est vrai que l’air semblait plus doux. On glissait doucement vers l’équinoxe. Les retraités de la rue d’Auteuil, cela se voyait, marchaient plus sûrement par les petits trottoirs, vers leurs poissonniers de prédilection.

Casimir ne reçut aucune nouvelles de Florence. Il entreprit de faire son deuil, alors qu’un vernal soleil commença de crépiter lentement par les rues du XVIème arrondissement.

Comme l’avait prédit Florence, il n’y eût pas une seule pluie en avril.

Lorsque François l’appela pour lui dire que l’une de ses amies, Floriane, organisait une réception le samedi qui arrivait, Casimir était plongé dans la traduction de Gatsby par Victor Liona.

On lui dit qu’il restait de la place pour une personne, à condition qu’elle portât le nom d’un roman de d’Ormesson, et que, bien sûr, elle soit dévastée par un chagrin d’amour. Il pensa alors qu’accepter l’invitation de son ami lui ferait le plus grand bien.

19 heures venaient d’être sonné. Des gerbes rousses incendiaient l’Avenue Mozart. Lorsqu’il fut sur le point de descendre les escaliers de son immeuble pour rejoindre la soirée qui l’attendait, il s’immobilisa soudain, chercha à tâtons un objet dans les poches de son manteau, ne le trouva pas, revînt finalement sur ses pas: Casimir était sur le point d’oublier ses lunettes de soleil.