Herman Bang (1857 - 1912
Herman Bang (1857 – 1912)

Il est l’heure de se plonger et peut-être de se replonger (pour les plus avertis d’entre nous) dans les oeuvres de l’auteur danois Herman Bang (1857-1912) une année après la reparution de celles-ci aux éditions Phébus. C’est sur Ida Brandt (titre original Ludvigsbakke) que nous nous arrêtons ici, roman psychologique et étrangement grisant qui enseigne un type de lecture tout particulier. Livre surprenant parce que nous nous prenons à l’aimer sans savoir réellement pourquoi, livre qui fait résonner l’âme sans en avoir l’air, livre bourdonnant de silence, livre dont on peut dire enfin, qu’il est une mise en pratique d’écoute d’une société d’âmes muettes et parlantes à la fois.

2013
10 janvier 2013

Ida Brandt c’est l’histoire d’une jeune femme, de son quotidien d’infirmière dans un asile et de celui de la multitude de personnages qui gravitent autour d’elle depuis l’enfance, l’histoire d’une société danoise de la fin du XIXème siècle dont l’incessante et banale parole se fait le reflet d’angoisses tacites. Ida est une marginale, timide et rêveuse, naïve parfois jusqu’à l’agacement du lecteur. Représentante d’un monde naissant de femmes indépendantes financièrement, elle restera pourtant esclave d’une destinée malheureuse et médiocre rythmée par la perte d’un père, la soumission au joug maternel froid et autoritaire, l’amour déçu et l’incapacité à se trouver une place dans une communauté qui la rejète. Bang écrit le psychologisme féminin, l’angoisse, le chagrin et le regret dans le souvenir sans jamais rien déclamer. Le texte est fait de silence et de langueur que seule une lecture volontaire et appropriée peut faire parler.

Pour une lecture du silence

L’épigraphe que choisit Jens Christian Grøndahl pour sa très belle préface qui est aussi un hommage à l’auteur, est une parole de Robert Bresson qui semble dire toute la vérité de l’écriture si spéciale de Bang et devient dès lors un indice de lecture significatif : « Respecter la nature d’homme sans la vouloir plus palpable qu’elle n’est.» La mise en parole de la tristesse n’a en effet rien d’élégiaque, rien d’affirmatif, de grossi. La psychologie apparaît dans une sorte de mouvement vaporeux et aléatoire, dans un chant feutré de paroles quotidiennes et banales, d’évènements dans reliefs a priori. La lecture de Ida Brandt n’a rien d’un  grand plongeon , soudain et brusque. Pas de palpitation soudaine du cœur à prévoir mais plutôt une acclimatation, un accord de ce cœur de lecteur à tous ceux qui battent avec lenteur et silence. Il faut savoir se couler dans le texte et faire un avec la platitude apparente du récit, parce que Bang en voulant « exprimer par les mots la douleur de ceux qui ne se plaignent jamais » ne nous promet jamais qu’il les fera crier. Comme le souligne Grøndhal, Ida Brandt n’est pas un clameur plaintive et embellie du malêtre des âmes, Bang-narrateur s’arrête comme « une ombre au seuil de la conscience de ses personnages » et il semblerait que s’il s’arrête c’est pour mieux nous laisser passer. À nous d’entendre le bruissement de l’âme enfouie sous les mots.

Bang, l’impressionniste des âmes tristes

Monet disait de Herman Bang qu’il était « le premier écrivain impressionniste » et Ida Brandt, par la peinture toute particulière de la subjectivité au contact du monde nous en donne un très bel exemple. Tout se feutre, s’estompe et s’intensifie à la fois. Couleurs, sonorités et consciences se perçoivent par touches, du bout des sens. L’environnement se laisse contempler dans toutes ses déclinaisons de luminosité à travers le point de vue hypersensible d’une Ida laissant toujours échapper un « C’est beau. » qui à son tour se colore des nuances mélancoliques de son âme. L’Eden du Jutland (Danemark) natal dont Bang lui même est originaire, se construit par bribes et par touches dans la très grande ellipse temporelle, à travers les lettres et les chansons, les souvenirs ressassés toujours, et par la contamination de l’intérieur ménager par les objets de l’enfance cachés dans des tiroirs toujours prêts à s’ouvrir.  Les êtres eux-même sont autant de touches picturales et sonores d’un monde entre ville et campagne, sans cesse à la recherche d’un « endroit pour être bien », pour vivre tant bien que mal. Les scènes de genre apparaissent à travers des peintures où la parole s’agglutine et abonde selon les mouvements de la conscience entre banalité quotidienne, anecdotes et commérages, inquiétudes quotidiennes qui cachent les désirs inassouvis et les angoisses bourgeoises qui ne peuvent eux, jamais se dire: « Le pire était qu’elle avait besoin de parler (…) alors que justement je considère que si l’on n’a pas envie de savoir quelque chose, on ne le sait pas. Mais Aline voulait à tout prix se confesser ». 

L’environnement se laisse contempler dans toutes ses déclinaisons de luminosité à travers le point de vue hypersensible d’Ida

L’impressionnisme de l’image se répercute dans l’écriture des sons. Ida en revient toujours au silence et partout où elle passe, le bruit n’est plus qu’un chuchotement, bourdonnement extérieur qu’elle n’entend qu’à travers les murs et les portes closes – fermées par des clés dont le seul cliquetis brutal et aigu résonne encore. Ida est comme une bulle à travers laquelle nous écoutons un monde vivant mais assourdi, une rumeur feutrée qui influe sur l’évasion vers l’extérieur de ses propres sentiments : tout est chanson qui se tarit dans le silence. Ida ne nous surprend qu’une seule fois à la fin du roman et c’est « comme si tout à coup elle se réveillait » avant de retomber dans le glacial mutisme d’un cœur qui souffre sans bruit.

Une lecture particulière à aborder avec patience et précaution, une lecture pour sonder des cœurs sans en vouloir jamais tirer plus que ce qu’ils nous disent, une belle lecture parce qu’elle nous agrafe l’âme sans nous prévenir, doucement, silencieusement.

  • Ida Brandt, Herman Bang,Éditions Phébus 2013, traduction de Elena Balzamo et préface de Jen Christian Grøondhal, 319 pages, 22euros.

Clara Lerousseau