Bruce Bégout   (© Aurélien Pic)
Bruce Bégout (© Aurélien Pic)

Bruce Bégout nous présente dans son « roman par fragments », L’Accumulation primitive de la noirceur, sa collection d’histoires variées cauchemardement post-gothiques. Un catalogue inquiétant de quotidiens augmentés, de dispositifs psychiques autonomes mis en place par les citadins pour contrer le « Dispositif » ou « nouvel ordre mondial », générateur d’anxiété, de confusion et d’angoisse. L’auteur soulève le voile de la folie humaine pour voir « l’architecture de [l’]obsession » de ses protagonistes. Le littérateur, préleveur de noirceur, graveur de l’insoluble exécute, en creux et en relief un « dessin nouveau fait de terreur et de douceur », presque « ésotérique » pour que l’on découvre le destin dérangeant de ses personnages pris au piège du « Système » mais « encore bien vivants, non entièrement soumis au Marché, à la Technique, au Spectacle »

L'Accumulation primitive de la noirceur
Janvier 2014

Selon Carl Gustave Jung, les rituels collectifs des sociétés primitives représentaient un moyen de s’adapter au monde en le maîtrisant par l’exécution et la répétition de cérémonies rituelles (circumambulation…). Chez Bruce Bégout, « la folie est l’unique voie de délivrance » pour maîtriser un univers devenu trop vaste, démesuré (dystopie urbaine caractérisée par la rationalisation et la déshumanisation des sociétés urbaines). La folie comme processus adaptatif. Le narrateur procède semblablement à un diagnosticien qui détermine l’état de la société d’après ses symptômes et son examen clinique ; cette folie qui s’empare de ses éléments humains avec l’exécution de rituels solitaires qui permet une adaptation à un monde devenu rationnel, prévisible et glacial. La folie comme génératrice de chaleur humaine, de confort intérieur pour remplir « la distance incompressible des corps ». L’égarement de l’esprit comme unique possibilité d’être au monde urbain et de s’arracher à la solitude et à l’ennui qui plombent la vie quotidienne dont nous ne savons plus sculpter l’énergie du possible.

Mémoire

« Mémorialiste de l’actuel », le philosophe questionne la modernité qui ne tient pas ses promesses en analysant ses pathologies. « À ses yeux, le capitalisme n’était pas un système économique qui, depuis deux siècles, avait prouvé son efficacité, mais un lent, profond et implacable enlaidissement du monde qui appauvrissait l’expérience de tout un chacun pour lui substituer une gangue ridicule de désirs mesquins et jamais satisfaits. » Nous nous sentons tout de suite concernés. N’est-ce pas ? Aucune caresse à attendre de sa plume féroce. Préparons-nous à ressentir quelques sérieuses secousses depuis notre capsule où nous voyageons en littérature.

Devise

« Idem velle, ac idem nolle » (« Les mêmes désirs et les mêmes répugnances », citation de Salluste). Telle est la devise des éditions Allia. Étonnamment cette phrase s’accorde à merveille avec la lecture de L’Accumulation primitive de la noirceur de Bruce Bégout. Nous nous apercevrons en effet que « La noirceur que nous lui reprochons n’est rien en comparaison de celle que nous contenons. » Il nous faudra accepter pleinement de se laisser séquestrer dans l’obscurité de la boîte crânienne de l’auteur (sorte de caisson à décompression agissant sur « la diminution progressive de l’irritabilité ») pour risquer une expérience inédite, vertigineuse, démente en immersion dans un décor « de béton et de tôle, de hangars peints, de volumes géométriques, sans crypte, sans cave, sans mystère » en s’aventurant parmi « les espaces [qui] n’informent plus que sur eux-mêmes, c’est pourquoi ils ont ce caractère sec, desséché, désertique, il ne disent plus quelque chose que sur eux-mêmes, ils disent toujours la même chose, ils ne signifient plus que leur insignifiance » (critique de l’aliénation d’Henri Lefebvre). Comme il nous guida à travers le « dispositif claustrophilique » mis en œuvre par « la nature, indifférente au sort humain » dans Le ParK, publié en 2010 aux mêmes éditions Allia, Bruce Bégout nous accompagne ici au cœur de lieux inhospitaliers qui témoignent d’« une indifférence criminelle envers le destin des hommes ». Il remet en permanence en question la fiabilité de notre monde avec un « cynisme badin », il est « un homme qui écrit en progressant et qui progresse en écrivant » (Augustin d’Hippone) en mettant en lumière les mouvements d’âmes esseulées et égarées dans leur noire destinée. Ces sortes d’âmes que nous avions déjà croisées dans Sphex, publié en 2009 aux éditions de l’Arbre vengeur. Nous crantons notre regard à ses visions éclairantes qu’il lance sur le papier ivoiré des superbes éditions Allia avec leurs livres souples à rabats aux couvertures marquantes. « Et c’est avec cette curiosité profonde que provoquent en nous les visions inhabituelles que [nous poursuivons notre] chemin » de lecture : « Le macabre était pour lui l’instrument majeur de la contestation. Il pensait que l’évocation continuelle de la mort amenuisait la vie convenable de ses contemporains. Il voulait épouvanter. Affoler. Défier le despotisme tranquille de la raison. » 

Notices

Et cela fonctionne parfaitement. Nous sommes désorientés. Nous avons l’horrible impression de marcher en espadrille au bord d’un lac de lave incandescente.

Et cela fonctionne parfaitement. Nous sommes désorientés. Nous avons l’horrible impression de marcher en espadrille au bord d’un lac de lave incandescente. Onpense immédiatement aux Notices de Baudelaire à propos d’Edgar Poe : « Dans [ses] livres (…), le style est serré, “concaténé” ; la mauvaise volonté du lecteur ou sa paresse ne pourront pas passer à travers les mailles de ce réseau tressé par la logique. Toutes les idées, comme des flèches obéissantes, volent au même but. »  Osons la transposition « Les personnages de [Bégout], ou plutôt le personnage de [Bégout], l’homme aux facultés suraiguës, l’homme aux nerfs relâchés, l’homme dont la volonté ardente et patiente jette un défi aux difficultés, celui dont le regard est tendu avec la roideur d’une épée sur des objets qui grandissent à mesure qu’il les regarde, — c’est [Bégout] lui-même. » Comprenons grâce à la relecture des Notices l’intention de l’auteur de L’Accumulation primitive de la noirceur : l’exagération esthétique, la volonté stylistique et critique de nous présenter un personnage polymorphe qui nous entraîne dans « ses excursions mentales » en plongeant dans le vortex de la mélancolie, revêtant « le voile noir » de l’illusoire réalité, explorant l’Outre-noir à la manière de la peinture mono-pigmentaire de Soulages, « Une peinture de matérialité sourde et violente, et, tout à la fois, d’« immatière » changeante et vibrante qui ne cesse de se transformer selon l’angle par lequel on l’aborde. » Françoise Jaunin, entretiens avec le peintre.

Vertiges

L’écrivain Bruce Bégout met en scène les vertiges de l’anéantissement et du désenchantement pour nous démontrer que « seule l’exagération est vraie » (Dialectique de la raison, Adorno & Horkheimer) Arrêtons-nous un instant de marcher, mal chaussé, au bord de notre lac de lave intérieur et asseyons-nous pour l’admirer. Respirons profondément ses gaz viciés et lisons un long extrait succulent pour aiguiser lentement notre compréhension admirative : « L’ÉNIGME est la suivante : pour quelle raison nous laisse-t-on croire à notre spontanéité alors qu’on (le même On) cherche par tous les moyens à la remplacer par l’automatisme ? Dans un monde où le pouvoir se déguise en créatures innocentes, l’exagération est l’unique moyen de le figurer sous son véritable aspect. Face à cette invisibilité qui nous assujettit, elle révèle la face hideuse du coupable en le grimant. Seul l’excès provocateur sauve les apparences. Car si la démesure actuelle se maquille comme banalité inoffensive, l’exagération, qui n’est pas dupe, lui restitue alors son caractère monstrueux. Or, en ce temps où les loups se font passer pour des agneaux, c’est à l’imagination même qu’est confiée la tâche de représenter ce qui enchaîne les hommes dans un corset si fin qu’il en épouse leur corps et leur laisse croire à son inexistence. Dans ces conditions l’exagération soustrait la domination à sa propre soustraction, dans laquelle elle prolifère et se fortifie, et l’exhibe sans chichis comme brutalité. Elle contrecarre ainsi son absence supposée. On nomme provocation cette façon de jeter sans prévenir sur le devant de la scène son-régisseur-caché-et-coercitif. Cette venue soudaine à la vue de ce qui cherchait à y échapper ne peut qu’être violente et sans nuance. L’exagération surgit là où l’infigurable domine. »

Perte de soi

Enivrons-nous avec les émanations toxiques qui s’élèvent au-dessus des textes de L’Accumulation primitive de la noirceur et nous asphyxient jusqu’à ce que nous lâchions prise, que nous coïncidions avec la lave littéraire, que nous fassions l’expérience de la viscosité. Préférons ne pas adhérer à la réalité sèche, durcie, coupante que le « Dispositif » nous impose, cette réalité que nous ne parvenons plus à halluciner sans le secours des écrivains tels que Bruce Bégout. Décidons que notre « être-là » persiste en osmose avec ce que nous créons. Profitons des bienfaits de l’alchimie de son verbe pour quitter notre « caisson mono-sensoriel » que nous occupons au sein de ce « cosmos prodigieux de l’ordre économique moderne » imaginé par Max Weber.

Achevons notre approche de l’aura bégoutienne qui nous imprègne définitivement en nous transformant. Gardons en mémoire que « les voies de l’aliénation sont impénétrables » ; prenons conscience de notre singularité après avoir rencontré une telle singularité que la création pure, inattendue et livresque de l’inspirant Bruce Bégout. Abandonnons-nous à la vibration originale qu’il introduit dans la littérature mais restons attentifs aux propos de Claude Louis-Combet (recueillis par Benoît Legemble pour LMDA, mars 2014) : « Je crois qu’il n’y a pas de place pour l’innocence en territoire d’humanité. La création appartient à l’ordre du mal. Les gnostiques la disaient œuvre d’un génie obscène et délirant ».

  • Bruce Bégout, L’Accumulation primitive de la noirceur, Éditions Allia, janvier 2014, 256 pages, 15 €
  • Bruce Bégout, Le ParK, Éditions Allia, avril 2010, 160 pages, 6,20 €
  • Bruce Bégout, Sphex, Éditions de L’Arbre vengeur, avril 2009, 264 pages, 15 €
  • Conférence : Philippe Petit reçoit Bruce Bégout, 7ème Festival Philosophia, Saint-Émilion, mai 2013, « Les nouveaux chemins de la connaissance », « Le quotidien, esclavage des temps moderne ? »
  • Chro Magazine, Bruce Bégout et Laurent Graff, « Lieux communs », propos recueillis par Julien Bécourt, avril-mai 2014, 5,95 €
  • Éclairages, n°1, Nouvelles écritures, création contemporaine, Bruce Bégout, « L’Art de création. De l’imitation à l’expression », avril-septembre 2014

Estelle Ogier