Au salon de la rue des Moulins, Toulouse-Lautrec, 1894
Au salon de la rue des Moulins, Henri de Toulouse-Lautrec, 1894

Alors que le débat sur la pénalisation des clients de prostituées bat son plein, Zone Critique a décidé de se pencher aujourd’hui sur la représentation des “filles” dans la poésie et la peinture. Petit tour d’horizon subjectif des “putains de papier” et de pinceau du XIXème siècle, de Baudelaire à Henri de Toulouse-Lautrec en passant par Edgar Degas. 

« O muse de mon cœur, amante des palais »  L’adresse à la muse, à celle qui inspire le poète, est pour le moins travestie dans La muse vénale où Baudelaire n’hésite pas à prendre pour modèle une prostituée. Cependant, la mélopée mélancolique de ses vers (« et ton rire trempée de pleurs qu’on ne voit pas ») invite le lecteur à épouser la condition de ces femmes de réconfort. Il relève ainsi les travailleuses de la nuit en mettant au grand jour leur salaire dérisoire et leur misère extrême. Ce portrait sur le vif est pourtant aussi touchant que troublant. Baudelaire par ses images évocatrices, magnifie la douleur des femmes dévoyées.

Danseuses de french cancan

En cette fin du XIXème siècle, à Paris, les maisons closes sont nombreuses et le peintre montmartrois ne peut échapper à l’attrait de ces femmes.

Henri de Toulouse-Lautrec évoque dans ses dessins les mêmes visions. En cette fin du XIXème siècle, à Paris, les maisons closes sont nombreuses et le peintre montmartrois ne peut échapper à l’attrait de ces femmes. A la fois acteur et spectateur, rien n’échappe à son regard ni à son crayon. Progressivement, il s’immisce dans le quotidien des prostituées et rentrent en relation avec certaines. En 1892, la patronne d’une maison closes rue des Moulins lui commande une série de décors pour son salon d’attente. L’occasion rêvée pour Lautrec de réaliser le portrait de chaque pensionnaire. Son approche est toujours respectueuse des modèles. Il ne les juge pas mais cherche simplement à traduire sur la toile ou sur le papier ce qu’il voit. Des filles miséreuses au sourire triste évoluant dans le faux luxe des salons. Dans sa peinture, ni provocation, ni voyeurisme. On l’accuse de choisir des sujets honteux, ignobles. Et pourtant, ses danseuses de french cancan et ses prostituées sont infiniment moins perverses que les divinités déshabillées encensées par l’art officiel. Il se pose en observateur et n’hésite donc pas à habiter pendant plusieurs mois parmi elles, les regardant vivre à l’instar d’un Zola préparant une étude sur un sujet. Il y a quelque chose de paradoxal dans la force créatrice de ce nabot alcoolique et contrefait. En effet, qui pourrait imaginer une chose pareille ? Il redonne une humanité à ces femmes oubliées. Il se fait le secrétaire d’une  intimité et d’une atmosphère confinée. C’est le témoin d’un monde étranger au sein d’un monde commun. Il esquisse un tableau vivant de ce bordel -on peut penser à l’une de ses toiles où l’on aperçoit en premier plan une femme en bleue tenant sa jambe, sensuellement Au salon de la rue des Moulins-. Sa peinture se fait sociale et embrasse le commun de ces putains. Jamais les femmes ne sont représentées avec leurs clients et l’érotisme est absent de ses toiles. Pourtant, il parvient à transmettre au spectateur une impression d’humilité face à ces femmes qui nous échappe, écrasées par un sombre hasard. Le peintre arrive à saisir la souffrance intime des prostituées et à l’immortaliser, comme pour dire à son public, « Souvenez-vous ». Elles sont là.

A l’inverse de Toulouse Lautrec,  il n’hésite pas à représenter le client, souvent un bourgeois ayant fait son affaire, déjà rhabillé et prêt à filer

Féminité recluse

Le même regard est proposé par Edgar Degas qui  s’intéresse aussi à ce corps qu’on ne veut pas voir, ce corps proscrit, associé aux plaisirs charnels que notre bonne conscience occulte. Le peintre a dessiné de nombreuses esquisses durant ses séjours dans des maisons closes. Il grossit les chairs, il les amollit et les visages restent toujours dans ce flou qui pourrait faire de ces femmes tout un chacun. Sur ces croquis, qui n’ont pas été dévoilés de son vivant mais remis à l’honneur par le musée d’Orsay durant l’exposition Degas et le nu, il fait transparaître la féminité recluse de ces femmes exploitées. A l’inverse de Toulouse Lautrec,  il n’hésite pas à représenter le client, souvent un bourgeois ayant fait son affaire, déjà rhabillé et prêt à filer. Cependant, les deux peintres se rejoignent dans leur travail d’observation. Tout comme Toulouse-Lautrec, Degas se fait observateur, mais lui se fait voyeur et s’introduit dans leur quotidien. Que voit-il ? L’attente du client, la solitude et le commun dégoût des hommes les considérant sans tendresse aucune mais aussi la camaraderie et une forme de candeur naïve. La prostituée devient touchante, presque pathétique et le regard de Degas invite à la compassion. Il destitue la profession érotique pour réhabiliter la femme qui se cache derrière. Une fille de douleur.

Pierre Poligone

Edgar Degas, Fête à la patronne (1877)
Fête à la patronne, Edgar Degas, 1877