Amélie Nothomb ©Baltel-Sipa
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Premier article de notre série “Que vaut vraiment ?” consacré aujourd’hui à Amélie Nothomb : Zone Critique se propose de revenir sur quelques écrivains controversés, adulés par certains et haïs par d’autres, afin de retracer la généalogie de leurs œuvres et d’en déterminer les fils directeurs. Amélie Nothomb inaugure cette série et nous donne ainsi l’occasion de revenir sur son dernier roman, Pétronille

aout 2014
aout 2014

Avec une régularité à faire pâlir d’envie plus d’un éditeur, Amélie Nothomb publie un roman chaque année. La fin du mois d’août voit ainsi paraître le nouveau cru de cette auteure belge depuis 1992. Il va sans dire qu’un rythme aussi soutenu de publications ne lui vaut pas que des louanges et que cette manie en agace plus d’un. Ce modus operandi amuse surtout la plupart de ses lecteurs qui s’interrogent sur la saveur du dernier Amélie Nothomb, comme on pourrait se poser la question à propos du beaujolais nouveau. Néanmoins, il faut tout de même avoir à l’esprit qu’Amélie Nothomb écrit plus de trois titres par an et choisit sciemment de n’en publier qu’un seul, les autres étant relégués au fond d’un tiroir. De plus, si Amélie Nothomb défraie autant la chronique, c’est qu’elle exploite des thèmes étonnants, souvent cruels avec une plume légère qui détonne.  Pour reprendre la comparaison viticole, rêverait-t-elle de sancerre ou de pinot, une vigne de champagne ne pourra donner que du champagne.

Champagne

La mise en relation n’est pas anodine : Amélie Nothomb est une inconditionnelle du champagne. Elle nous l’affirme une nouvelle fois dans son dernier roman, Pétronille : « Le champagne élève l’âme vers ce que dut être la condition de gentilhomme à l’époque où ce beau mot avait du sens. Il rend gracieux, à la fois léger et profond, désintéressé, il exalte l’amour et confère de l’élégance à la perte de celui-ci. » Que ce soit dans Barbe Bleue ou Le fait du prince, les flûtes givrées accompagnent toujours les personnages pétillants de ses dernières publications. Le champagne incarne une légèreté, il provoque un état de béatitude et plonge son consommateur dans une euphorie illusoire. D’où cette phrase extraite du Fait du prince : « Il y a un instant, entre la quinzième et seizième gorgée de champagne, où tout homme est un aristocrate. » Ce roman décrit le champagne comme un nectar plongeant son consommateur dans une douce amnésie. Cette boisson n’est pas sans rappeler la fleur de Lotus, très prisée des compagnons d’Ulysse pour sa faculté à endormir la mémoire. Dans Barbe Bleue, le champagne possède des caractéristiques métaphysiques. On ne peut même plus parler d’alliage d’or et de cristal à son propos, il devient or et cristal. Ce conte de fée revisité souligne la force des symboles et réussit l’exploit de sublimer la traditionnelle mythologie du champagne. Ce liquide divinisé dans Pétronille n’est pourtant pas mentionné dans les premiers textes de Nothomb. Bien  que les trois récits aient pour objet de manière quasiment exclusive le champagne, Amélie Nothomb s’amuse aussi de son exact opposé .

Ce roman décrit le champagne comme un nectar plongeant son consommateur dans une douce amnésie.

Nous pouvons en effet le deviner en creux dès son premier texte, Hygiène de l’assassin, à travers la boisson favorite de Prétextat Tach, l’alexandra. Ce cocktail peut être considéré comme étant antinomique du champagne : il est aussi lourd que le champagne est léger, aussi gras que celui-ci est aérien. L’or liquide semble apparaître par contraste avec la bouillie blanchâtre de l’alexandra. La recette, aménagée par Prétextat, est la suivante : «Une belle dose de crème de cacao, puis de cognac. Enfin, un tiers de lait concentré sucré agrémenté d’une noix de beurre fondue. » Si le champagne est propice à l’indolence, l’alexandra tonifie et fait éructer son consommateur. Amélie Nothomb est au cœur de cette double tendance ; sa manière d’écrire endort la méfiance de son lecteur, le berce dans les affres de l’insouciance tandis que son récit, toujours plus cruel se poursuit.

L’expérience de la digestion comme principe romanesque

Au-delà du champagne et de l’alexandra, l’un des leitmotive des livres d’Amélie Nothomb est l’alimentation et sa conséquence naturelle, la digestion. Celle-ci est d’ailleurs présente de manière éponyme dans l’une de ses autobiographies, Métaphysique des tubes, où l’auteur a métaphorisé son enfance comme une expérience digestive. Sans vouloir recourir à une comparaison indélicate, certains de ses adversaires y verraient aussi une métaphore de son calendrier de publication : Nothomb se nourrit abondamment d’expériences qu’elle digère ensuite pendant quelques mois avant de les expulser sous forme de romans. De même, l’un de ses personnages les plus effrayants reste Bernadette Bernardin, l’une des protagonistes des Catilinaires qui est présentée ainsi : «Il s’agissait d’une masse de chair qui portait une robe, ou plutôt que l’on avait enrobée dans un tissu. Il fallait se rendre à l’évidence : comme il n’y avait rien d’autre avec le docteur, il fallait en conclure que cette protubérance s’appelait Bernadette Bernardin. Bernadette ne possédait pas de nez ; de vagues trous lui tenaient lieu de narines. De minces fentes situées plus haut comprenaient des globes oculaires : peut-être des yeux dont rien ne permettait d’affirmer qu’ils voyaient. Je me demandais si cet orifice avait la faculté de produire des sons. »

1999
1999

Avec une écriture viscérale, Amélie Nothomb met son lecteur face à des angoisses primaires comme la faim et le froid, auxquelles tout corps répugne naturellement. Certaines angoisses plus métaphysiques se retrouvent parfois aussi dans son œuvre, comme le dégoût ou la confrontation avec le père.Amélie Nothomb condense ce principe dans Métaphysique des tubes avec cette formule « Notre unique spécificité individuelle réside en ceci : dis-moi ce qui te dégoûte, je te dirais qui tu es. »Ainsi, dans son unique pièce de théâtre, Les combustibles, les protagonistes sont confrontés à un état de siège provoqué par une guerre dont le lecteur ne connaît pas les tenants et aboutissants. Dans un huis clos oppressant, les personnages se trouvent peu à peu démunis du masque de la civilisation qui disparait lorsqu’arrivent les spectres de la faim et du froid. Enfin, son roman le plus cruel, sorte de fable contemporaine sur le pouvoir de la télévision, Acide sulfurique, exploite aussi cette veine. Amélie Nothomb reprend sans vergogne la littérature concentrationnaire pour en tirer un récit-assassin sur les dérives de la téléréalité. Et la cible de ce conte moderne se trouve être le spectateur qui regarde, impassible, l’horreur absolue. «Vint le moment où la souffrance des autres ne leur suffit plus : il leur en fallut le spectacle. » Ce livre exerce une fascination un peu perverse. En effet, si le lecteur prend goût à ce roman sulfureux, c’est justement en raison de la mise en scène d’une cruauté absolue. Elle attire ses lecteurs et dénonce ensuite l’artifice par lequel elle les a attirés. C’est à la fois brillant et racoleur.

Une esthétique de l’embarras

Ses romans se déploient à partir de situations embarrassantes et étouffantes, ce qui crée un contraste avec son style, tantôt cynique et léger, tantôt sombre et sadique. Certains de ses romans pourraient s’apparenter à des contes de fées désenchantés comme Mercure. Dans ce roman, une jeune héroïne se retrouve cloîtrée en compagnie d’un vieux monsieur avec l’interdiction formelle de contempler son reflet. Cette intrigue lui permet de développer un sujet étonnant, le romantisme morbide. La jeune fille, privée de son identité, est à la merci de son ravisseur qui nourrit pour elle un amour aussi vain qu’absolu. Ce livre comporte néanmoins une particularité qui mérite d’être signalée : il propose une fin alternative. Ce choix lui permet d’assouvir jusqu’au bout cette passion pour une forme de perversité jubilatoire. L’écriture sert de masque, et camoufle avec habilité deux dénouements cinglants. «Quand Françoise découvrit le visage de la jeune fille, elle ressentit un choc d’une violence extrême. Fidèle aux instructions qu’elle avait reçues, elle n’en laissa rien paraître. »La divergence entre la cruauté du récit et la légèreté de l’écriture provoque chez le lecteur stupeur et tremblement.

Le parti pris de nommer ses héros de papiers avec des patronymes exotiques entre dans cette logique. Amélie Nothomb est, en effet, connue pour son excentricité. Ainsi, ses personnages portent des noms invraisemblables comme Astrolabe, Blanche Saturnine, Pannonique, Plectrude… Le choix du prénom est néanmoins essentiel : il détermine le caractère du personnage. Par exemple, Saturnine est taciturne – en référence à Saturne, le dieu mélancolique – Plectrude se sert de son prénom comme d’un bouclier, Blanche est immaculée. Ainsi, le tueur à gage dans Journal d’Hirondelle commence à se faire appeler Urbain, à la fois pour se fondre dans la ville, mais aussi en référence au pape qui a ordonné la première croisade. Puis, lorsqu’il décide de changer de profession, il prend Innocent pour prénom. Le prénom atypique permet à ses personnages de se distinguer de la masse et d’affirmer par un artifice presque grossier leurs caractères exceptionnels. Ainsi, dans Acide sulfurique, le dévoilement du prénom de l’héroïne achève de la diviniser «La force de frappe du prénom Pannonique sauva la vie de MDA 802 et révéla à la kapo l’existence du sacré. » Avec une malice assumée, Amélie Nothomb emploie systématiquement des aptonymes et joue sur une grande symbolique des prénoms. Cette caractéristique est peut être sa plus grande force et sa plus grande faiblesse. A la longue, ce qui était une richesse et une marque de raffinement est devenu une marque de fabrique un peu galvaudée.

Le prénom atypique permet à ses personnages de se distinguer de la masse et d’affirmer par un artifice presque grossier leurs caractères exceptionnels

Un ethos parfaitement mis en scène

Enfin, comment évoquer l’œuvre d’Amélie Nothomb sans parler d’elle-même ? Celle-ci est en effet particulièrement connue pour ses autobiographies. Ainsi, huit de ses romans peuvent s’apparenter à ce genre. Le premier, Le sabotage amoureux, nous plonge dans les errances de la Chine communiste à travers le regard d’une fillette de sept ans. Ses récits fantasques nous font prendre conscience de son hyperesthésie. Son œil perçant pointe des contradictions invisibles au premier abord. A mi-chemin entre la vérité et le mensonge, elle réactualise le Mentir-vrai d’Aragon. La manière dont elle se met en scène, que ce soit dans sa vie publique ou dans ses romans, n’est pas toujours acceptée. On lui reproche souvent ses excentricités parfois malvenues. Néanmoins, il est impossible de nier l’authenticité de son caractère. Stupeur et Tremblements, qui a été récompensé par l’Académie Française, est de cet acabit. Alors qu’on aurait pu s’attendre à un récit larmoyant et pathétique, à un véritable pamphlet contre le monde du travail japonais, Amélie Nothomb prend le parti d’en rire et développe avec talent son sens très poussé de l’autodérision. Ses récits autobiographiques sont conçus comme ses romans : ils traitent d’un épisode de  vie. Ces moments sont définis tant par leur temporalité que par leur contexte spécifique. Ainsi, si Stupeur et Tremblements est consacré à sa vie professionnelle japonaise, Ni d’Eve ni d’Adam traite de sa vie sentimentale tokyoïte. Paradoxalement, malgré leur grande liberté de ton, il émane une pudeur parfois déroutante de ces textes hors-normes. L’exemple le plus frappant se trouve dans Biographie de la faim, où elle fait revivre son enfance au lecteur à travers sa relation unique à la nourriture. La thématique du corps, de la digestion se trouve déjà dans ses préoccupations d’enfant. Nous y découvrons les angoisses et les craintes d’une petite fille, dont la maturité a été accélérée par de nombreux voyages. Dans un passage bouleversant, plein de retenue et pourtant vibrant d’émotion, elle confesse à son lecteur le viol qu’elle a subi au Pakistan. Son écriture pudique et sincère parvient à trouver les mots justes sans pour autant tomber dans le voyeurisme. « Un jour, comme j’étais dans l’eau depuis des heures, très loin du rivage, mes pieds furent attrapés par des mains nombreuses. Autour de moi, personne. Ce devait être les mains de la mer. Ma peur fut si grande que je n’eus plus de voix. Je me débattais avec l’énergie du désespoir mais les mains de la mer étaient fortes et en surnombre. Autour de moi, toujours personne. Les mains de la mer écartèrent mes jambes et entrèrent en moi. La douleur fut si intense que la voix me fut rendue. Je hurlai. »

A mi-chemin entre la vérité et le mensonge, elle réactualise le Mentir-vrai d’Aragon

1992
1992

Amélie Nothomb réinvente l’autofiction avec des récits étonnants tels que Une forme de vie, où nous suivons son quotidien et découvrons la passion qu’elle nourrit envers ses lecteurs. Ce roman autobiographique met en scène les relations épistolaires qu’elle entretient avec le public. Cependant, tout n’est pas parfaitement vraisemblable et il devient très vite impossible de faire la part entre l’imagination et la réalité. De même, Pétronille, l’héroïne éponyme de son dernier roman, bien que parfaitement vraisemblable, n’a pas d’existence propre. On peut supposer qu’elle s’est inspirée d’une de ses lectrices pour dresser le portrait de cette insolite acolyte de beuverie.

Les récits d’Amélie Nothomb sont donc à son image : insolites et provocateurs, brillants et pétillants. Ils ont la noirceur d’un conte cruel et la saveur acidulée du champagne. Il faut néanmoins prendre garde à l’ivresse et ne pas s’y perdre. Son vocabulaire incantatoire possède des qualités indéniables, mais peut également endormir ou rendre saoul le lecteur assoiffé d’un style plus académique, et doté de goûts littéraires précieux.

Bibliographie :

  • Pétronille, Albin Michel, 2014 
  • Journal d’Hirondelle, Albin Michel, 2006
  • Métaphysique des tubes, Albin Michel, 2000
  • Stupeurs et Tremblements, Albin Michel, 1999
  • Mercure, Albin Michel, 1998
  • Hygiène de l’assassin, Albin Michel, 1992

Pierre Poligone