Philippe Jaccottet
Philippe Jaccottet

Zone Critique est heureux de vous annoncer le renouvellement de son partenariat avec le magazine La Cause Littéraire pour l’année à venir. Chaque mois Zone Critique hébergera deux articles de La Cause Littéraire. Retour aujourd’hui sur l’entrée en Pléiade du poète Philippe Jaccottet. 

Février 2014
Février 2014

La poésie et la prose de Jaccottet s’enquièrent du don avec quoi se confond la vie, lorsque les yeux sont désembués.

Ce don, ce peut être un arbre, simplement.

« Le don, inattendu, d’un arbre éclairé par le soleil bas de la fin de l’automne ; comme quand une bougie est allumée dans une chambre qui s’assombrit » (Ce peu de bruits).

Et pour que ce don soit, pour que cela soit sur la page, dans sa saveur originelle, pour que la page soit ce qui accueille, nulle didactique, jamais. Les mots sont tout juste ce qui effleure. Les pages de Jaccottet sont constituées de « paroles cédées au vent, dorées elles aussi par la lumière du soir. Même si les a écrites une main tavelée ».

Le don, ce peuvent être aussi des violettes « au ras du sol ». Don infime, certes. « “[C]e n’était que cela”, “rien de plus” ; une sorte d’aumône, mais sans condescendance, une sorte d’offrande, mais hors rituel et sans pathétique ». Face à ces violettes, Jaccottet écrit : « Je ne me suis pas agenouillé, ce jour-là, dans un geste de révérence, une attitude de prière ; simplement, et sans même que j’en reçoive le parfum, qui d’autres fois m’avait fait franchir tant d’années. C’est comme si, un instant de ce printemps-là, j’avais été changé : empêché de mourir ».

Le langage, dans sa délicatesse qui est de l’acide tombant goûte à goûte sur la plaque dorée du convenu, est, mis en forme suivant le doucement informe de la poésie contemporaine, ce qui est là pour « désembuer, désencombrer, par pure amitié, au mieux : par amour. Cela se peut encore, quelquefois. À défaut de rien comprendre, et de pouvoir plus ».

À défaut de plus, les « paroles écrites » sont là pour la lumière. Pour celle « de novembre, […] celle qui fait le moins d’ombre et qu’on franchit sans hésiter, d’un bond de l’œil ».

Mais ce n’est pas sans péril. En effet, les phrases et les vers se frayent difficilement un chemin jusqu’àla lumière du jour, comme il est notifié dans La Semaison : « On ne peut pas écrire tous les jours, à heures régulières, comme le paysan laboure un champ ou comme le clerc feuillette et annote ses minutes. On est plutôt pris entre deux dégoûts, celui d’écrire ce que l’on écrit (de ne pas le faire mieux, autrement) et celui de ne plus rien faire du tout, qui est pire. À moins de changer de métier, ce qui est vraisemblablement utopique. Les paroles devraient donc se frayer un chemin entre ces deux insatisfactions, dans un étroit espace où elles trouvent peu d’aliment, peu de feu. Alors que l’air et l’espace autour de nous séparent si largement les choses les unes des autres, et peuvent si aisément être franchis ».

Si l’échec est inéluctablement la porte qu’ouvre le poète, voulant, par l’écriture, changer de pièce, s’avançant, s’avançant, les mots deviennent chargés d’un poids qui n’est pas celui de la cendre lorsqu’ils ne se veulent plus seulement passerelles vers les choses mais instrument (singulier) du rêve, magnifiques résidus de la pensée qui s’invente et se réinvente sans autre logique que celle du rêve.

« D’images en images glisse avec bonheur la pensée qui est pareille à un rêve ; elles sont en effet comme des portes qu’on ouvre l’une après l’autre, découvrant de nouveaux logis, mettant en communication des foyers qui paraissent incompatibles ; un esprit soucieux d’honnêteté en tirerait-il tant de joie si elles étaient absolument dépourvues de fondement réel ? Ne faut-il pas penser plutôt que, même sans être jamais vérifiables, elles nous portent vers ce qu’il peut y avoir autour de nous ou en nous de vérité cachée ; ou même qu’elles rebâtissent à chaque fois, dans l’esprit du songeur, des clartés toujours nouvelles et toujours à refaire ?

Qu’un poète soit un arbre couvert de paroles plus ou moins parfumées n’est pas une image très juste, puisque ses paroles changent et que nul ne peut les prévoir ; il est vrai cependant qu’un jour il semble s’écrouler comme l’arbre, et pourrir. Mais non sans avoir tout essayé pour que ce qui tombe alors ne soit plus qu’un vêtement superflu, l’uniforme de son office terrestre, et que tout ne se réduise pas à ce dépouillement » (La Promenade sous les arbres).

Le langage découvrant un espace intérieur, lorsqu’il se meut suivant le rythme ou plus exactement suivant l’arythmie du rêve, comme est découvert un paysage dérisoire mais subtil lorsque la main de l’ombre, pourtant bienveillante, le quitte…, il est alors possible de tendre l’oreille. Et peut – du fait de notre écoute enfin acquise – résonner, douce et lente, la musique : celle de la poésie ; celle que la nature tient protégée entre ses bras, sans jamais serrer, jamais.

« Écouté hier les Motets de Bach, admirables, puis le Quintette pour piano et vents de Mozart, non moins admirable, autrement. Toutes ces “preuves” auxquelles je pense à cause d’un nouvel entretien à préparer à propos de mon dernier livre ; ces choses qui sont aussi du réel et qui interdisent le désespoir ; qu’il faut absolument redire, donc, comme il faut dire ce que l’on a pu toucher et voir dans la montagne : l’aile de l’eau. Choses pour redresser l’échine » (La Semaison).

L’édition Pléiade des œuvres de Jaccottet, érudite mais jamais « bavarde » dans ses notes, jamais pesante dans ses explications brillamment précises, est idéale, et fera date.

C’est le magnifique écrin d’une fumée de paroles : fumée de cristal fondu, afin que longtemps nous habitent ces vers empruntés – comme carré de soie pour un peu se vêtir – à Pensées sous les nuages :

« Je suis comme quelqu’un qui creuse dans la brume

à la recherche de ce qui échappe à la brume

pour avoir entendu un peu plus loin des pas

et des paroles entre des passants échangées… »

  • Philippe Jaccottet, Œuvres, préface de Fabio Pusterla, édition établie par José-Flore Tappy, avec Hervé Ferrage, Doris Jakubec…,  La Pléiade Gallimard, février 2014, LXXXIII-1626 pages, 59 €.
  • L’article original

Matthieu Gosztola

Note

Ce volume de la Pléiade réunit les opus suivants :

  • L’effraieet autres poésies
  • Observations anciennes
  • La promenade sous les arbres
  • L’ignorant
  • L’obscurité
  • Éléments d’un songe
  • La semaison, carnets 1954-1967
  • Airs
  • Leçons
  • Paysages avec figures absentes
  • Chants d’en bas
  • À travers un verger
  • À la lumière d’hiver
  • La semaison, carnets 1968-1979
  • Les cormorans
  • Beauregard
  • Pensées sous les nuages
  • Cahier de verdure
  • Libretto
  • Après beaucoup d’années
  • La semaison, carnets, 1980-1994
  • La semaison, carnets, 1995-1998
  • Et, néanmoins
  • Nuages
  • Le bol du pèlerin
  • À partir du mot Russie
  • Truinas, le 21 avril 2001
  • Ce peu de bruits
  • Couleur de terre.