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Emmanuel Carrère

Zone Critique revient sur le dernier roman d’Emmanuel Carrère, Le Royaume, roman autobiographique et enquête sur les origines du christianisme. Un récit historique qui se confronte au mystère de la foi et qui interroge deux mille ans de certitudes chrétiennes. 

Le Royaume, août 2014
Août 2014

C’est une chose étrange, quand on y pense, que des gens normaux, intelligents, puissent croire à un truc aussi insensé que la religion chrétienne, un truc exactement du même genre que la mythologie grecque ou les contes de fée.” Tel est le parti pris d’Emmanuel Carrère, rendre compte de l’aspect ahurissant de la doctrine chrétienne. Aujourd’hui, cet héritage séculaire est au coeur de notre culture  tant par atavisme que par habitude et s’il arrive à quelques esprits chagrins de s’en prendre à l’institution catholique, ce n’est pas en raison de ses dogmes mais plutôt pour dénoncer l’empire terrestre de l’Église. Pour beaucoup, la foi n’est qu’un nom d’apparat, indigne d’être interrogée, le chrétien peut déserter la Messe et marier religieusement ses enfants. Pas pour Emmanuel Carrère.

Une enquête historique

Avec un style incisif, ironique, voire cynique, Carrère démonte tous les dogmes pour mieux les reconstruire et remettre toute chose dans son contexte historique. Ainsi, il embarque son lecteur sur les pas de l’apôtre Paul, premier pilier de la doctrine chrétienne. A travers ce prédicateur chauve, barbu et presque dément, on découvre l’histoire sinueuse et passionnante des origines du catholicisme. Le style documentaire d’Emmanuel Carrère rend compte avec précision des différentes étapes qui ont jalonné l’histoire chrétienne. Une douce ferveur émane de ses partis pris et son talent de conteur n’est pas sans rappeler celui d’Henri Guillemin. S’il choisit de croiser différentes sources historiques afin d’émettre les hypothèses les plus plausibles, il précise toujours lorsque le travail documentaire cède à la fiction. Le Royaume est aussi une façon pour Carrère de rendre hommage à certains de ses prédécesseurs. Ainsi, il s’inscrit dans le sillage d’Ernest Renan, l’un des premiers historiens à avoir proposé une approche historique du christianisme, notamment dans La vie de Jésus. De même, les nombreuses références à La guerre des juifs de Flavius Josèphe, l’un des premiers témoignages d’époque donne une coloration antiquisante au parcours de Saint-Paul. Le lecteur se voit ainsi plongé dans une fresque historique exaltante menée par un écrivain dont le style s’affûte et s’aiguise au fil des années. Les stratégies de diffusion mises en place par Paul de Tarse semblent ainsi avoir plus de conséquence que le message christique en lui-même. L’un des prodiges de cette enquête est justement de faire entendre la voix de Luc et de Paul bien plus que celle de Jésus. Ces débuts du christianisme sont mouvants. La religion n’est pas encore fixée par des dogmes et Carrère s’attache à reconstituer l’existence de ces pivots ecclésiastiques.

Les stratégies de diffusion mises en place par Paul de Tarse semblent ainsi avoir plus de conséquence que le message christique en lui-même

Une autobiographie entre enthousiasme et désespoir

Mais au-delà de l’aspect purement historique du récit, le lecteur découvre également la propre expérience de Carrère face au mystère eucharistique. Le parcours de ce dernier met en lumière sa quête historique et montre en quoi la puissance de la foi peut bouleverser le cours d’une vie. La première partie du livre nous dresse un portait de Carrère entre enthousiasme et désespoir. Il est saisi par Dieu, aspire à vivre sa foi et à vivre ces extases dont parlent tant les mystiques, mais dans le même mouvement, il est tiraillé par le doute. Ce récit qui s’articule sur le mode de la confession met en lumière l’ambivalence de la foi. Ainsi, Carrère ne masque pas l’orgueil flamboyant dont il fait preuve au début de sa conversion :  “Un athée croit que Dieu n’existe pas. Un croyant sait que Dieu existe. L’un a une opinion, l’autre un savoir” ni le découragement qui l’atteint après trois ans de pratique assidues  “Est-ce cela perdre la foi ? N’avoir même plus envie de prier pour la garder ? Ne pas voir dans cette désaffection qui s’installe jour après jour une épreuve à surmonter, mais au contraire un processus normal ? C’est maintenant, disent les mystiques, qu’il faudrait prier. Mais c’est maintenant aussi que les conseils des mystiques apparaissent comme du bourrage de crâne.”

Carrère illustre la puissance rhétorique de la casuistique, mise en place par l’Église catholique, pour renverser le doute et en faire l’un des signes de la foi. Ainsi, si les athées affirment que nous ne croyons en Dieu seulement pour pallier des angoisses, le croyant répondra que l’angoisse est le signe de la présence de Dieu. Le trouble qui envahit Carrère au moment d’effectuer la généalogie du christianisme est perceptible, celui-ci ne s’en cache pas et dans une posture rhétorique, confesse son impuissance avant d’entamer son projet. “Décidément, je bute. Et c’est toujours, depuis que j’ai formé le projet de ce livre, au même endroit que je bute. Tant qu’il s’agit de raconter les querelles de Paul et de Jacques comme celles de Trotsky et de Staline, ça va. De raconter le temps où je me suis cru chrétien, ça va encore mieux – pour parler de moi, on peut toujours me faire confiance. Mais dès qu’il faut en venir à l’Evangile, je reste coi. Parce qu’il y a trop d’imaginaire, trop de piété, trop de visages sans modèles dans la réalité ? Ou parce que, si je n’étais saisi, abordant ces parages, de crainte et de tremblement, ça ne vaudrait pas le coup ?”. La position de Carrère oscille entre deux pôles. Son témoignage constitue celui de tout homme et cherche à rendre compte de tout l’homme mais dans le même temps on découvre l’idiosyncrasie d’un individu en proie au doute et à l’orgueil.

Carrère illustre la puissance rhétorique de la casuistique qui renverse le doute pour en faire l’un des signes de la foi

Le Royaume, entre récit historique et autobiographie, déplace la frontière des genres littéraires. Cela permet d’aménager des pauses dans la narration et de comprendre la perspective à partir de laquelle Carrère choisit de s’exprimer. Ce procédé est d’ailleurs également utilisé dans Limonov où la vie palpitante de ce personnage historique est entrecoupée d’épisodes autobiographiques. Comme souvent dans ses livres, Carrère construit son roman construit autour d’un personnage historique, Saint-Paul, dont Carrère restitue l’existence individuelle tout en faisant de sa trajectoire un symbole du christianisme. Roman historique, essai théologique ou enquête des origines, Le Royaume constitue un genre littéraire à part entière.

  • Le Royaume, Emmanuel Carrère, P.O.L, 630 pages, 25 euros, août 2014