Jacques Chardonne

Peut-on encore lire Jacques Chardonne ? La question mérite d’être posée. Pour le lire, il faudrait déjà le connaître. Or, force est de constater que Chardonne a déserté les rayons de nos bibliothèques. Celui qui fut le chef de file des Hussards ne rencontre guère de succès et se trouve souvent réduit à ses opinions politiques malencontreuses. L’un de nos chroniqueurs a choisi de déterrer son corps glorieux afin de tenter une réhabilitation de son œuvre.

9782246180135
1953

Je suis ennemi de tout romantisme,  l’autre monde n’est pas dans un chimérique au-delà ; il est au cœur des choses. On ne sera jamais, pour commencer, assez réaliste. L’humble vérité d’abord ; creuser le puits, l’eau viendra.” Jacques Chardonne

Il ne faut pas écrire comme les enfants pleurent et crient, pour se faire remarquer.’’ Jacques Chardonne

J’ai rencontré Jacques Chardonne pour la première fois dans une librairie bourguignonne. Il y a quelques années, des échos assez vagues  m’étaient parvenus au sujet de ce romancier un peu oublié et sulfureux. Je n’en savais pas plus alors.  Je m’adressais donc en entrant au boutiquier en lui demandant s’il possédait un de ses ouvrages. Sa réponse me surprit : « Lire Chardonne à votre âge ?! C’est d’une tristesse ! Vieillot, ennuyeux… Faites honneur à votre jeunesse ! Prenez-moi un Kerouac, Camus, … ou bien Duras, mais Chardonne… !  Vraiment ! ».   La vue, l’avis et l’habit de ce zouave dogmatique et débraillé m’avaient décidé net. J’étais résolu à lire Chardonne. J’achetais Le ciel dans la fenêtre, dans lequel je pus lire cette phrase qui me marqua : “Je ne suis pas doué pour ce genre d’espérance. On déplace les pions ; la partie est toujours perdue d’avance. Il suffit de croire qu’elle était nécessaire”. Ce n’était pas si mal pour un vieux con.

Un romancier délicieusement démodé

Jacques Chardonne (1884-1968) est un romancier délicieusement démodé. Quelques choix politiques douteux, une hostilité générale envers les avant-gardes, un air provincial, mi paysan, mi noble et un goût un peu étroit de la qualité, lui ont valu de tomber dans l’oubli et d’être généralement considéré comme le grand oncle un peu « réac », trop sérieux et passablement emmerdant de la grande famille littéraire de l’entre-deux guerres.

De son vrai nom Jacques Boutelleau, issu d’une grande famille de la bourgeoisie protestante du Sud-ouest, de cette caste d’industriels profondément ancrée dans les traditions du conservatisme libéral, Chardonne grandit entre l’importante manufacture de porcelaine maternelle et la prestigieuse maison de cognac de son père (écrivain occasionnel lui-même et ami proche du romancier Pierre Loti). Apres des études de Sciences politiques, le jeune homme devient successivement secrétaire, éditeur puis codirecteur des éditions  PV. Stock où il travaille notamment avec Apollinaire et commence à écrire ses premiers romans, dont L’Epithalame, son premier succès critique, qui rate de peu le prix Goncourt 1921.

Le grand style

De la race très française des néoclassiques conservateurs à cheval sur le grand style et arborant partout un dédain et une correction aristocratiques, sorte de Montherlant lisible, Chardonne écrit une phrase nette et sèche, sans ornements baroques, bravades gratuites ou métaphores abusives. Une sentence sobre et exigeante, qui se tient droite, tout en égrenant subtilement derrière elle un arrière-goût de sous-entendu et de désenchantement. “Pas de mots superflus. Ils n’ajoutent rien, ils affaiblissent’’, tel était le conseil du maître à l’un de ses jeunes cadets d’après-guerre.

Chardonne est un bon bordeaux vieilli en cave et bien charpenté, souvent grave, parfois âpre, toujours profond. Malheureusement pour eux, les amateurs exclusifs de cocktails et autres sucreries fluorescentes (Boris Vian), de pesant houblon calorique (Dostoïevski), de champagne brut (Paul Morand) ou de vodka frappée (Henry Miller) ne s’y retrouveront pas… La saveur sûrement, la subtilité, peut-être, leur échappera… Quant à la confrérie des irréductibles buveurs d’eau plate, en bouteille venue des montagnes (Robbe-Grillet) ou du robinet (Houellebecq), appréciant autant le relief des monts qui les désaltèrent que le manque de relief des textes dont ils se nourrissent, ceux-là, non plus n’apprécieront pas pleinement, je pense, la cuvée Chardonne et son arôme réduit à l’essentiel.

Les romans de l’anachorète de la Frette ressemblent, comme disait Proust à propos de Saint Simon, à ” de belles choses qui ne se font plus (…) et qui contiennent  de  belles formes de langage abolies gardant  le souvenir d’usage ou de façon de sentir qui n’existent plus”. Ils sont les “traces persistantes d’un passé à quoi rien de présent ne ressemble”.

Le mécontemporain

Et en effet, l’inactualité de Chardonne apparaît dès les premières lignes : son style subtil, son ton de moraliste à la française et le psychologisme de ces romans amoureux n’enfreignent aucunes règles. Chardonne est désespérément concis, construit, mesuré et bourgeois.  Il n’est ni fruité, ni piquant, ni audacieux, pas même révolutionnaire. Loin de la figure iconique du poète moderne, Chardonne n’est pas l’homme urbain, l’instable, le déréglé. Il est résolument d’un autre siècle. Il peut donc légitimement apparaître comme un peu terne au lecteur moderne assoiffé de ruptures franches et abruti par cent années d’avant-gardes criardes et de transgressions systématiques.

Et pourtant Chardonne est un fin styliste au ton plein de tact, il sonde avec pudeur le cœur des désastres ordinaires dans de courts récits ciselés et aboutis. Les prétentions de l’auteur sont minces : délivrer çà et là quelques vérités éternelles sur l’humaine nature et écrire adagio d’infimes drames de l’intimité domestique. Bien avant les tropismes de Sarraute, les récits en sourdine de Chardonne savent la tragédie sans grandeur que peut être le quotidien du couple et restituent dans un classicisme sobre -et non pas plat- les menus drames qui se jouent dans l’envers du décor amoureux (Romanesques, Claire, Eva).

L’écriture chardonnienne conforte, imprègne

Je tiens à cet égard Chardonne pour l’un des plus profonds commentateurs littéraires du couple au XXème siècle. Ses romans d’avant-guerre sont, avec les Fragments d’un discours amoureux, Un Amour de Swann et Le Partage de midi, ce qu’on a écrit de plus juste sur l’état amoureux moderne.

Les œuvres de sa première période forment donc un corpus fait pour le plaisir. Peu de jouissances tourmentées  attendent le lecteur au tournant, l’écriture chardonnienne conforte, imprègne. L’œuvre est avant tout Romanesque, écrite par un homme qui préférait le Cardinal de Retz à Sartre, La Bruyère à Beauvoir et Tolstoï à André Breton et qui affirmait : “Je ne reproche aux communistes que le tort qu’ils feront au style français”. L’homme était de droite, certes, mais de celle qui pense et non de celle qui vote. Ontologiquement droitier par pessimisme et amour de la liberté, Chardonne propose une vision de l’Homme et non pas un programme politique.

Une résurrection difficile ?

Le  romancier d’après-guerre est résolument tombé dans la misanthropie. Et le ton de ses œuvres s’en ressent. Placé sur la liste noire du Comité National des Écrivains à la Libération pour un  livre idiotement germanophile et un voyage diplomatique à Weimar malvenu en 1941, l’auteur s’enferme dans son château de La Frette. Dans les années cinquante naissantes, il devient alors l’une des figures tutélaire d’un jeune groupe d’écrivains de droite très désinvoltes et épinglés par Bernard Frank dans les Temps Modernes : les Hussards.

Chardonne quitte alors peu à peu son statut de ‘’romancier du couple’’ et devient, sous l’impulsion de ses jeunes congénères (notamment Roger Nimier, avec qui il entretient une correspondance passionnante), un artisan solitaire, forgeron de mots d’esprits ramassés et de pensées fragmentaires contre son temps, frappantes par leurs justesse et leurs concision..

Il acère alors sa plume et la trempe dans le vitriol, tant dans sa correspondance quotidienne avec son ami Paul Morand, que dans ses nombreuses publications littéraires. Ses romans nouveaux deviennent des ouvrages hybrides mêlant souvenirs, narrations et sentences de moraliste sur les Hommes et le grand Style (Le Ciel dans la fenêtre, Propos comme ça, Lettres à Roger Nimier). Sorte de mélange entre le Flaubert styliste des Correspondances (auquel il voue d’ailleurs un vrai culte) et les moralistes du Grand Siècle, Chardonne affirme plus que jamais son classicisme.

Ce qui anime Chardonne c’est un esprit d’exigence, de  rigueur, bref un élitisme. Face à l’égalitarisme ambiant et à une société libertaire qu’il pressentait funeste, il aimait à citer Beethoven : “Joue toujours comme si un maître t’écoutait”.  L’écrivain charentais dans ses diatribes contre l’édition et la critique contemporaine a alors des échos de Sainte-Beuve dans sa croisade contre la Littérature industrielle. Tous deux se battaient contre les moulins à vent de leurs époques, vielle tradition Littéraire.

Inutile ? Certainement !

Mais existe-il quelque chose de plus beau que les causes perdues d’avances ?

Dans l’art de la formule aphoristique assassine comme dans le roman psychologique, ce qui séduit chez Chardonne, c’est sa limpidité, sa clairvoyance, et cette écriture transparente pourtant si musicale.

Seul bémol à l’encontre du romancier : ses toutes premières œuvres. L’Epithalame, Les Varais, Les Destinées sentimentales sont, il faut bien en convenir, d’épaisses sommes familiales, des fresques trop vastes et mal maitrisées, assez indigestes et difficilement lisibles aujourd’hui.

Seul bémol à l’encontre du romancier : ses toutes premières œuvres.

“Un homme bien passe inaperçu. On n’en parle jamais. La gloire, c’est pour les baladins.” écrivait le romancier dans sa correspondance. A cet égard Chardonne est assurément un homme de qualité : l’Université le boude,  les programmes scolaires l’oublient et les libraires le déconseillent vivement ! Quoique banni du petit monde des Lettres pour bien des raisons, il est temps de relire Chardonne, de le reprendre et de le méditer. Car le lire, c’est s’offrir le plaisir conjugué d’une langue pure et rigoureuse, d’une morale aristocratique et d’une pensée profonde des sentiments.

Mon boutiquier bourguignon n’avait manifestement pas décelé sous la fine pellicule de poussière dont le temps a recouvert l’œuvre le marbre et l’or du Classicisme.

Pierre Chardot