Lilyane Beauquel
Lilyane Beauquel

Zone Critique revient sur le dernier livre de Lilyane Beauquel, En remontant vers le Nord, qui nous plonge dans l’atmosphère d’un pays nordique de la fin du XIXème siècle, entre nature magnifique, et luttes claniques : un roman au goût d’inachevé. 

Octobre 2014
Janvier 2014

Le roman aurait pu s’intituler Naissance d’un tunnel — vous savez, pour faire comme l’inoubliable Naissance d’un pont de Maylis de Kerangal. Un titre au demeurant parfait s’il ne s’était agi que de conter le percement d’un tunnel à travers une montagne austère, située dans quelque contrée sévère d’un quelconque pays hyperboréen.

Mais il s’agit avant tout de Sven Landsen, le narrateur, un jeune ingénieur en charge du projet. Écrasé par le poids des traditions et l’absence de perspectives d’une vie terminée avant que d’avoir commencé, Sven laisse derrière lui pays, père, mère et frères, et part à la conquête de mondes nouveaux. Dix ans plus tard, le voici de retour parmi les siens, chargé de construire un tunnel là-bas, dans les terres esseulées du Nord, les terres natales de son père, que ce dernier a lui-même fui, et que son propre père a fui avant lui — quoique seulement en esprit.

Refaisant en sens inverse le chemin de ses pères, Sven, d’abord enthousiaste, se trouve vite confronté, au grand dam de ses espoirs, à une nature magnifique quoique féroce, et à un village déchiré par des haines et des luttes de clans aux origines troubles, que Zia (la grand-mère finissante), Vieux-Bec (l’oncle infortuné), Edensen (le cousin solitaire), Yash (le cousin-jumeau) et la belle Silke, l’aideront à peu à peu démêler.

Dieu, la famille et le nécessaire labeur des hommes

Dans cette microsociété autarcique, brutale et arriérée, le clan des Zir s’est érigé en gardien de l’ordre et de la morale. La fantaisie, la nouveauté et la vanité sont réprouvées comme péché et punies comme crime. Seul est admis l’utilitaire, le « pareil, le continué et le répété » : Dieu, la famille et le nécessaire labeur des hommes. « Ils appartiennent à des mythologies dressées contre ce que j’avais atteint : les environnements, les chantiers aboutis, les édifices achevés, le béton et les rumeurs des villes. »

Le clan des Landsen (celui de Sven) cristallise contre lui l’essentiel des ressentiments. Ces hommes trop grands, trop beaux, qui ravissent toutes les femmes, ont une coupable tendance à l’exubérance, s’obstinent à être artistes et, par-dessus le marché, possèdent une curieuse singularité anatomique : des oreilles aux reflets de pierres précieuses, les « oreilles-bijoux ».

Dans cet univers tissé de secrets, de rumeurs et de superstitions fort peu chrétiennes, nulle surprise que les Landsen soient soupçonnés, par leur manque de retenue (ou par l’opération de vagues pouvoirs occultes dont l’« oreille-bijou » serait l’irréfutable témoignage), d’attirer ponctuellement sur le village le malheur et la désolation.

 On voudrait s’en débarrasser, de ces Landsen, mais ils sont si doués qu’ils se sont rendus indispensables à la communauté : « Depuis longtemps, on n’aimait pas les talents des Landsen, mais au bout du compte, parce qu’il ne faut rien laisser se perdre, on leur confiait des tâches d’adresse. Ils en sont devenus un peu moins pauvres. »

Toutefois, les cieux se montrent souvent incléments avec la vallée. Alors, la violence latente qui gouverne cette société se mue en actes, et les Landsen au premier chef, les Minuscules et les autres clans paient le tribut du sang aux mains des tout-puissants Zir.

C’est dans ce brouhaha de rancunes larvées et de sentiments réprimés que débarque Sven, des rêves de retour aux sources plein la tête, son projet de tunnel sous le bras. Ce tunnel qui, d’abord vecteur d’espoirs et de changements heureux, est vu ensuite, avec l’accumulation des accidents et des décès, comme une source de ruine, un fléau mortel. Là encore, comme une évidence, « les Oreilles-Bijoux sont accusés de ces évènements, pour les avoir attirés par leur arrogance. Ils ont trop tiré sur la corde entre le ciel et la vallée. »

Sven trouvera-t-il là ce qu’il cherche de lui-même ? Mènera-t-il à bien la construction de son ouvrage ? Parviendra-t-il, en connectant la vallée de ses pères au vaste monde, à contrarier son évidente déliquescence et à la faire entrer dans une ère nouvelle, comme le lui prédit Vieux-Bec ? Parviendra-t-il au cœur de tous ces tourments à faire vivre son amour naissant pour la belle Silke ?

Une narration étriquée pour un roman au goût d’inachevé

Un synopsis aussi séduisant que celui-ci pourrait laisser présager un récit épique et enlevé (comme sait en composer Jean-Christophe Rufin, par exemple, tout en les gardant agréables et accessibles). Ce n’est pas cependant pas le genre de la maison Beauquel.

Tous ceux qui ont tenu entre leurs mains son précédent et premier roman, savent ce que son écriture a de sombre et de cryptique. Après tout, rien de mal à cela : en amour comme en littérature, certains se donnent facilement ; d’autres se montrent plus exigeants. Nul doute que Lilyane Beauquel appartient à la deuxième catégorie.

Seulement, lorsque l’exigence vire à la faroucherie comme cela semble être le cas ici, il est fort possible de se retrouver sans aucun amour du tout. (Honteuse analogie, certes.)

La phrase austère, le lyricisme terre-à-terre qui fonctionnaient à merveille dans Avant le silence des forêts peinent ici à donner corps et réalité à des personnages aux personnalités imprécises, aux motivations floues, évoluant dans un espace géographique qu’il n’y avait absolument aucune nécessité narrative à ne pas précisément définir.

On a de toute façon la faiblesse de penser qu’une histoire telle que celle-ci mérite davantage une ample fresque romanesque que ces évocations elliptiques, et un brin étiques.

On a de toute façon la faiblesse de penser qu’une histoire telle que celle-ci mérite davantage une ample fresque romanesque que ces évocations elliptiques, et un brin étiques. Le roman en vient à manquer de poésie — ce qui est ironique dans la mesure où il est tout entier une tentative poétique. Alors, cela sonne parfois faux et emprunté, comme lorsque Vieux-Bec raconte à Sven l’histoire de ces deux Landsen enterrés vivants par des Zir : « Imagines-tu, Sven, ce que c’est, dans un carré de deux mètres, de remplir de poussière sa bouche et de chercher l’air auquel on a droit quand on a vingt ans ? L’agitation du haut sapin n’y peut rien, le bout de chaussure percé de l’un des assassins non plus, et encore moins la cloche du village qui sonne une heure sans gravité… » Rien que ça.

L’intrigue elle-même progresse à pas de loup —  lenteur incongrue pour un roman de 200 pages et quelques, dont chaque paragraphe fait rarement plus de trois phrases —, puis se propulse en avant sans raisons apparentes. On a donc logiquement l’impression d’un enchaînement artificiel d’évènements auxquels on reste cruellement étranger. Et quelquefois de vilains ratés de narration, comme lorsque le père de Sven revient à son tour dans la vallée, pour apporter sa réponse orale à une lettre dont on a jamais su l’existence.

L’éditeur de ce livre le présente comme un conte ; c’est peut-être notre erreur d’avoir cherché à le lire comme un roman. Peut-être le Nord mentionné dans le titre n’est-il pas une destination. Peut-être s’agit-il de dire comment une société détraquée est censée retrouver le Nord.

Peut-être que cette histoire, ces personnages, n’existent que pour servir une opinion morale : la suprématie du progrès, du grand mouvement en avant et de l’iconoclastie (symbolisés par Sven et Yash) sur le conservatisme et la réaction (symbolisés par le patriarche Zir, Kristal). En gros, la supériorité de valeurs supposées de gauche sur des valeurs supposées de droite — et accessoirement, une critique moraliste des indécis (symbolisés par l’oncle Asger).

Inutile de préciser qui gagne à la fin.

Un livre que nous apprécions pour son exigence et sa haute tenue littéraire à une époque où ces concepts deviennent de plus en plus vains, mais dont la narration étriquée laisse comme un goût d’inachevé, d’à peine commencé.

  • En remontant vers le nord, Lilyane Beauquel, Gallimard, 240 pages,  18 euros, janvier 2014.