Avec La soeur, Pascal Herlem tente de mettre des mots sur une expérience traumatisante : la lobotomie de sa soeur. Mais dès les premières pages, et malgré un fil conducteur difficile à suivre, sa mère se révèle être le véritable objet de ce livre. Un récit aux allures de carnet de notes : intime et déconstruit.

Mars 2015

Pascal Herlem est le dernier né d’une fratrie de trois enfants. Avant lui, un grand frère, et une grande soeur, de deux ans son aînée. Avant lui, une histoire, qu’il aura longtemps du mal à comprendre.
Lorsque Françoise Herlem voit le jour en 1938, elle fait d’abord la joie de ses parents, et surtout de sa mère. Dans la famille, les filles se doivent d’être supérieures aux garçons. Comme toutes les femmes de sa lignée, Françoise doit suivre le modèle de sa mère, et surtout celui de son arrière-grand-mère Mathilde, épouse tyrannique censée être à l’origine de toute cette histoire (nous y reviendrons).

A peine âgée de dix mois, la petite tyrannise à son tour sa famille. En plus d’avoir un caractère extrêmement dur, elle fait des convulsions. Françoise convulse assez régulièrement pour épuiser ses parents physiquement et moralement. Tant et si bien que sa mère est persuadée qu’elle est épileptique. Hypothèse qui arrange tout le monde surtout la mère, Lucienne, qui cherche à prouver qu’il ne s’agit certainement pas d’un problème d’éducation mais d’une défaillance neurologique.

Cette Françoise n’est pas comme les autres enfants : elle ne se soumet pas. Ses parents décident de refaire un enfant, un normal si possible cette fois-ci. C’est dans ces circonstances que naît Pascal Herlem. Lorsqu’il arrive dans le foyer familial, Françoise est déjà partie, isolée du bébé que portait sa mère à qui elle «voulait du mal».
Placée dans un couvent de douze à quatorze ans, la soeur n’existe pas à la maison. Sa chambre est toujours là, meublée, mais elle ne vit que dans le silence qu’elle représente. Personne ne parle de Françoise, ni les parents, ni les deux garçons qui ne savent d’ailleurs pas bien ce qui se passe. Pourtant, leur mère continue de mener un combat de fond pour persuader le monde entier que sa fille est malade. Les médecins ne repèrent aucun signe d’épilepsie : peu importe, Lucienne n’aime pas qu’on lui résiste et fera céder le corps médical. A quatorze ans, Françoise est lobotomisée.

Le carcan maternel jusque dans le texte

Après l’opération, elle vivra plus que jamais sous le joug de sa mère. Domination qui s’exerce jusque dans le récit de l’auteur, car si l’ouvrage s’appelle La soeur, il s’agit bien en réalité d’une tentative de compréhension de la mère. Françoise apparaît presque comme un prétexte, un point d’entrée vers Lucienne Herlem, véritable centre de gravité du livre.
On ressent davantage l’incompréhension et l’horreur qu’éprouve l’auteur à l’égard de sa mère, que les sentiments qu’il éprouve pour sa soeur. Il s’agit d’ailleurs bien de ressentis car l’auteur suggère à peine ses émotions.
Même en écrivant sur sa mère, sa plume reste modérée, allant de constatation en constatation, avec un ton artificiellement neutre et désabusé.
Le texte oscille entre culpabilité (c’est parce que sa mère était enceinte de lui que Françoise a quitté la maison), compassion et désarmement devant cette soeur qu’il n’a jamais vraiment comprise.

Françoise est fermée à toute autre relation en dehors de celle qu’elle entretient avec sa mère. Sorte de syndrome de Stockholm maternel. Elle est la marionnette de sa mère qui la place d’un couvent à un autre, puis dans un asile à Limoges et qui lui fournit la totalité de ses vêtements. L’auteur insiste d’ailleurs plusieurs fois sur le fait qu’il a souvent eu l’impression de voir la même personne en deux exemplaires, un plus défraîchi que l’autre. Une fois adulte, Françoise ne convulse que lorsqu’elle est avec sa mère. Une nouvelle manière pour Lucienne de prouver qu’elle est unique pour sa fille.
C’est ainsi que Pascal Herlem décrit le portrait d’une mère qui a su utiliser sa fille, même lobotomisée, pour rester sur son piédestal. Elle ira même jusqu’à créer une association pour aider les enfants déficients, en collaboration avec une Comtesse qui a elle aussi un enfant atteint de «débilité moyenne». Lucienne en sera la présidente plusieurs années de suite.

A sa mort, Françoise semble s’être libérée d’un carcan, ne serait-ce que vestimentaire. Mais l’auteur n’a pas vraiment le temps d’apprendre à découvrir sa soeur. Huit ans après la mort de sa mère, elle succombe d’un cancer de l’utérus duquel elle a été opérée quatre ans plus tôt. «Vous ne le saviez pas?», la voix de l’infirmière de la maison de retraite dans laquelle vivait Françoise met fin à l’illusion de liberté. Lucienne n’a jamais rien voulu révéler de ce qu’elle savait sur sa fille. Même morte, elle continue de montrer à son entourage que c’est elle qui décide. Désillusion aussi pour le lecteur, qui referme le livre sans avoir réellement su qui était Françoise. La promesse de la quatrième de couverture est celle de la «reconstitution» de sa vie. Mais ici, il s’agit d’une «reconstitution» stricto sensu.

Trop décousu, trop détaché

Les pages qui défilent sont comme autant de procès-verbaux qui s’ajoutent les uns aux autres, qui font état de ce qui s’est passé sans réelle explication, puisque c’est l’auteur qui semble être à la recherche de ces explications avec ce récit. Du coup, le lecteur est face à un texte haché, perturbé, ponctué de réflexions personnelles qui viennent tomber sur les pages. Lorsque l’auteur parle de l’asile dans lequel sa soeur arrive à Limoges, il écrit : «A la même époque, Simone de Beauvoir vient passer là une partie de ses vacances d’été chez sa tante, et Jean-Paul Sartre lui rend visite. Il descend à l’Hôtel de la Boule d’Or à cause du qu’en-dira-t-on. Qu’ont-ils à faire dans cette histoire, vraiment?» (page 41). On trouve également beaucoup de phrases dont le sujet est «la mère», quelques-unes, moins, dont le sujet est «ma mère». Idem pour «la soeur». Autant d’hameçons sur lesquels le lecteur s’accroche, alors qu’il doit déjà faire preuve de beaucoup de concentration pour suivre le fil de l’histoire. On a rapidement l’impression d’être entré dans le journal de bord, voire le journal intime de Pascal Herlem.

Les pages qui défilent ressemblent à des procès-verbaux, descriptifs, et sans réelle explication

Et rien ne s’arrange avec la troisième partie intitulée «Aux origines». A ce stade, la réalisation d’un arbre généalogique en parallèle est vivement conseillée. Au total, ce sont dix-sept personnages qui apparaissent successivement. Tous sont là pour tenter d’expliquer ce qui se passe dans la vie de l’auteur. Et visiblement, c’est de la faute de l’arrière-grand-mère, Mathilde. (Je vais essayer de ne m’attarder que sur son histoire). Mathilde faisait partie de la bourgeoisie de Roubaix lorsque son père fait faillite et se suicide. Elle est alors placée comme bonne chez la famille Lepers. Elle tombe amoureuse du fils, et elle finit par être enceinte de lui. Morte de honte, elle refuse de l’épouser pour ne pas déshonorer les parents du jeune homme, qui sont aussi ses patrons à elle. Mais problème, son amant est véritablement amoureux d’elle et il met fin à ses jours quand il se rend compte qu’elle le repousse. Pire des scénarii pour Mathilde, qui doit quitter la famille, enceinte de celui-qu’elle-aime-mais-qu’elle-a-repoussé-et-qui-s’est-donc-suicidé.

Elle finit par rencontrer Camille, honorable boucher, qui veut bien l’épouser et reconnaître l’enfant qu’elle porte. Naîtra Léon, gentiment appelé Léon-le-bâtard par ses frères et sœurs, qui connaîtra lui aussi une existence improbable. Il aura entre autres un fils, Lucien, qui mourra étouffé dans son berceau à dix-huit mois. Du coup, il décide de refaire un enfant avec sa femme : une fille, qu’ils appelleront Lucienne, pour ne jamais oublier. Et si vous avez bien suivi (j’avoue qu’il faut être bien concentré), Lucienne, c’est la mère de Françoise. La mère qui a fait lobotomiser sa fille.

Effectivement, avec de tels antécédents, difficile de mener une existence bien rangée. Mais la généalogie suffit-elle vraiment à expliquer la cruauté de cette mère? L’auteur croit-il réellement à ce qu’il écrit? Peut-être pas, mais ce qui apparaît plus évident, c’est que Pascal Herlem est à la recherche d’une réponse. Honorable initiative, certes, mais très déroutante, trop déroutante pour le lecteur. Le récit se pose sur le papier comme les observations d’un médecin spécialiste devant un cas intéressant. Intéressant aussi, Pascal Herlem est psychanalyste.
Beaucoup de passages excluent de fait le lecteur, qui ne trouve a priori aucune raison de prendre part à cette quête intense et personnelle. Dommage, car l’histoire est sans conteste touchante, mais elle ne parvient jamais vraiment à toucher.

  • La soeur, Pascal Herlem, L’arbalète/Gallimard, 128 pages, 13 euros 90.

Pauline Dufour