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Constantin Mateescu

Roumanie – 1983, Constantin Mateescu publiait Anonim flamand aux éditions Editura Eminescu. En 2014, l’ouvrage est traduit pour la première fois en français par Mariana Cojan Negulescu et publié aux éditions Le Soupirail sous le titre L’Anonyme flamand. Un roman atemporel, empreint d’art, de musique et de cinéma, à la narration complexe où l’omniprésence des sens  nous étouffe, nous envoûte et nous berce.

2014
2014

Ion est professeur d’université, spécialiste reconnu des civilisations précolombiennes, admiré et craint par ses proches, solitaire  taciturne, imbuvable parfois.

Le roman le suit, le poursuit, se colle à sa peau pendant une journée, le jour de l’anniversaire de ses soixante ans.  Il déambule dans la ville, bouleversant son quotidien, ses rendez vous, ses cours. Il fuit dans un premier temps une surprise que ses collègues lui ont organisée pour l’occasion, puis, sans but précis, de page en page, de minute en minute, il va à la rencontre des siens, se déplaçant au volant de sa voiture l’esprit plein de pensées, de réflexions. « « Je devrais aller les voir » murmura-t-il.  « Ce sont mes enfants, tout compte fait… » ».

Ion, un personnage plein d’humanité.

La semaine dernière,  le professeur a fait un malaise dans sa salle de bain. Les médecins lui ont prescrit des comprimés et interdit l’alcool et le tabac. Ce malaise, il y pense avec le même effroi, la même intensité que lorsqu’il avait frôlé la mort lors d’une mission d’éclaireur pendant la guerre. Ces deux évènements le hantent et reviennent tout au long du roman en flash-back, à l’improviste, comme de véritables troubles de stress post-traumatiques.

Ion est dépeint par l’auteur dans toute sa complexité. Aussi, le lecteur est-il tenu au courant des moindres pensées, sensations qui traversent le corps et l’esprit du professeur.

Par exemple, l’envie physique de fumer ou bien celle de s’échapper dans quelques volutes bleues. Ou bien, la distinction obsédante entre cigarettes nationales et étrangères plus difficile à trouver (et en particulier les Kent) : « Les cigarettes lui semblaient amères. Il devrait faire en sorte de se procurer des Kent ».

Ou cette obligation de prendre ses «deux cachets trois fois par jour, avant les repas », comprimés qui lui donnent la nausée et qu’il « prenait en pure perte».

Autre obsession, celle de boire de l’alcool, soit par goût soit par envie (parfois irrépressible) de soulager son esprit encombré, de s’enivrer. Le professeur rompt ainsi l’autre interdit levé par les médecins après le tabac, et ce avec un penchant prononcé pour le whisky.

D’autres sensations telles que la nausée et les migraines intermittentes, des détails comme les bonbons et l’ours en peluche pour Sanda (sa petite fille) ; l’image de la femme au pendentif en or rencontré chez Vasile ; sa ressemblance troublante avec Humphrey Bogart que tout le monde semble s’obstiner à faire remarquer ou appuyer, nourrissent le personnage, son caractère, et nous lient intimement à cet homme mal aimé, mal aimant, obsédé et obsédant.

Ion a eu une grande histoire d’amour avec Nora, peintre. Veuf, il est habité par son souvenir, par le souvenir de détails la concernant, par quelques discussions, quelques lieux de vacances ou de cure. Il s’étaient rencontrés à la Pinacothèque, elle regardait terrifiée « un tableau sombre représentant un jeune homme vêtu de noir, au visage terne, quasi mort, tenant à la main un crucifix et s’appuyant de l’autre contre le bois de la stalle. » Elle avait peint ensuite plusieurs copies de ce tableau et avant de mourir, Nora laissa une dernière note mystérieuse « anonyme flamand ». Ce jour là, Gelu, leur fils, qui a hérité de la toile, la rend à son père car sa femme ne supporte plus sa présence, prétendant que le personnage est vivant.

« Je vous la rends. Ce sera mon cadeau pour votre anniversaire. A une seule condition, quand même. Me dévoiler son secret. Car un secret existe, certainement, que vous êtes seul à connaître . Sinon, quel serait le sens de cette note cryptée de maman, « anonyme flamand » ? ».

Une narration complexe et riche.

Le roman entremêle le passé et le présent, le réel et le rêve, le souvenir et l’amnésie. Et cela, parfois dans un seul paragraphe, sans transition.

La multitudes de détails, de ressentis, ancre solidement le roman dans le présent, un présent de l’instant. Le personnage vit en même temps que le lecteur lit, presque du temps réel. Mais à ce présent, se mêlent quelques éclats de passé. Il y a le passé lointain comme les souvenirs de guerre et ceux de Nora, puis le passé plus récent comme le malaise ou d’autres événements des dernières semaines, des derniers jours, des dernières heures. Le lecteur partage même quelques souvenirs avec Ion, à la fin du roman, il repense à la tâche de Sanda qu’il a vue en rêve, rêve qui ouvre le roman. Le passé intervient sous la forme de pensées, de réflexions que le professeur se fait, ou bien de manière inopportune, à l’improviste, tout au long de son périple.

La complexité du personnage, la décortication de ses moindres gestes, pensées, états, rendent Ion réel, presque palpable. La présence de nombreuses indications de toucher, d’odeur, de goût, d’ouïe, de vue renforce, par cette omniprésence des sens,  le lien lecteur-personnages. Mais l’auteur, à cette narration réaliste, injecte dans le roman des passages oniriques. L’Anonyme flamand s’ouvre sur une scène de rêve, plus tard Ion s’assoupit et visite Nora. Ces passages de rêves ne relèvent pas du souvenir mais de l’imaginaire du professeur.

Constantin Mateescu joue avec la mémoire de son personnage. Certains souvenirs paraissent reconstitués ou bien elliptiques. Il arrive même que Ion ne se souvienne plus. Plusieurs de ses proches affirment qu’il battait son chien sans que celui-ci ne s’en souvienne. Son amnésie est telle qu’il refuse leurs accusations, la question n’étant pas tant la véracité de ces accusations mais plutôt le fait de reconnaître son trou de mémoire.

L’Anonyme flamand fait de nombreuses références aux autres Arts que sont le Cinéma et la Musique, comme pour rendre leur hommage mais tout en influant sur l’histoire, en donnant de la couleur au récit.

Le Cinéma est omniprésent. Tout d’abord avec la figure d’Humphrey Bogart avec lequel Ion partagerait quelques traits, une expression de « téméraire vaincu ». « Je peux vous sembler audacieuse, mais je suis frappée par votre ressemblance avec Humphrey Bogart. Vous a-t-on fait la remarque ? Vraiment, quelle ressemblance extraordinaire ! » lui dit une jeune femme dans une cafétéria. Quelques films avec l’acteur américain comme Casablanca ou La double vie du docteur Clitterhouse sont cités. Ensuite Sanda (la petite fille de Ion) évoque Jean Gabin dans Quais des Brumes puis plus tard, Ion se souvient d’un film vu avec Nora qui l’avait profondément troublée : La Minute de vérité avec Jean Gabin toujours. Quelques termes cinématographiques tels que « séquence » ou « stop cadre » se glissent aussi dans les descriptions d’actions ou de scénettes ce qui a pour effet de rendre les scènes visuelles, animées. Le lecteur « visualise ».

D’autre part, le texte propose de nombreuses références musicales. La musique est tantôt diégétique, passant à la radio, chez l’un, chez l’autre, tantôt dans la tête du professeur qui répète en boucle quelques mesures de Bach ou bien se souvient d’avoir assisté à une représentation de Brahms. On trouve des références à plusieurs fugues de Bach, à la 1ère Symphonie de Brahms, à Paganini, à Georges Enesco, et à de nombreux classiques de Jazz.

 Le secret du flamand.

Un secret existe bien autour de la toile du flamand. Le jeune homme est vivant. Quelques personnes l’ont vu bouger, aller et venir. Il est même apparu dans un rêve de Nora pour lui dévoiler son identité, pour briser son anonymat. Les personnes affirmant que le flamand est vivant présentent tous un point commun : la peur de la mort. Aussi le fils de Ion qui est un personnage solide et sans peurs, pense sa femme folle ou délirante.

Ion lui-même n’avait pas pris très au sérieux la confidence de Nora à propos de son rêve. Mais depuis sa chute dans la salle de bain, Ion craint la mort, la sent s’approcher inévitablement. C’est peut-être la raison pour laquelle il oublie ses comprimés et qu’il décide de rompre les interdictions de fumer ou de boire ce jour-là.

Ion est seul au volant de sa voiture, seul contre le monde entier, seul face à sa peur de la mort, seul face à son passé, ses traumatismes, face à Nora et son « anonyme flamand ».

Il est intéressant de noter que très tôt dans le roman, tandis qu’il feuillète ses notes sur les civilisations mortes, le professeur griffonne le mot futur sur la manchette d’une revue, puis en capitales LE FUTUR avant de le déchirer et de jeter le tout à la corbeille. Peut-être y a-t-il là un rejet de l’avenir, de ce qu’il y aura demain de la part du personnage, une explication hâtive de l’absence du futur dans les considérations de Ion.

L’Anonyme flamand est un livre délicieux, entêtant et envoûtant. L’écrivain nous livre en pagaille des émotions, des sensations, quelques scènes savoureuses, pleines d’humour, de rage étouffée ou de tendresse. On se prend d’affection pour Ion que personne ne semble aimer. Une jeune fille qu’il renverse en voiture – qui est plus ou moins le double de Nora – et qu’il raccompagne chez elle, lui lance avant de disparaître « Ô Seigneur ! J’étais pendant une heure dans une voiture en compagnie d’un monstre ! ». Ion est seul au volant de sa voiture, seul contre le monde entier, seul face à sa peur de la mort, seul face à son passé, ses traumatismes, face à Nora et son « anonyme flamand ».

  • L’anonyme flamand de Constantin Mateescu, traduit du roumain par Mariana Cojan NegulescuEditions Le Soupirail, 268 p., 23 €, 2014.

Vanya Chokrollahi