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Emil Cioran

Zone Critique vous propose une lecture attentive d’un texte inédit de Cioran. Ecrit en 1941, le petit opuscule De la France est un éloge ironique d’un pays pétri de contradiction, le nôtre. L’occasion de découvrir une facette encore inexplorée de ce moraliste mal-aimé, celle d’un antimoderne. Servi par une rhétorique impeccable, ce court essai vous donnera de quoi rire et pleurer. Cioran, le misanthrope absolu, nous fait part de ses brillantes désillusions. 

Mai 2015
Mai 2015

‘’Quand on a trouvé le moyen de prendre la multitude par l’appât de la Liberté, elle suit en aveugle pourvu qu’elle en entende seulement le nom.’’ Bossuet

‘’Jamais, sans doute, dans aucune société, l’héroïsme ne fut aussi généralement cocufié par la nature humaine.’’ Léon Bloy

 ‘’La garantie de la liberté de chacun comportera inévitablement une servitude de tous.’’ Charles Maurras

 De la France, texte inédit de Cioran écrit en 1941, édité pour la première fois en 2009, est – enfin !- réédité aujourd’hui même aux éditions de l’Herne après plusieurs années de rupture de stock. Inédit, l’ouvrage l’est aussi en termes d’écriture, loin des traditionnelles – et désormais célèbres- aphorismes pessimistes qui ont fait la fortune du plus roumain des écrivains français.

Cioran écrit ce petit opuscule pendant la guerre alors qu’il vit depuis peu en France, après avoir fui la Roumanie. Ecrit charnière et particulier dans l’œuvre du moraliste, ouvrage entre deux cultures, entre deux langues, entre deux formes et deux tons, le texte tient à la fois de la déclaration d’amour, de l’aveu d’impuissance et de l’amère désillusion.

Rédiger en terrasse… des propos de bistrot ?…

Cioran, installé dans le quartier latin, est alors étudiant, il traduit Mallarmé à la terrasse des Deux Magots et préfère la compagnie des cafés parisiens à celle des bibliothèques universitaires où il est pourtant supposé terminer sa thèse de Licence sur Bergson. C’est donc au bistrot qu’il rencontre la France, ce sera naturellement en terrasse qu’il écrira son essai.

En effet, ce livre est bien un essai, j’ai donc la tristesse de vous annoncer que des idées risquent d’y circuler. On oublie d’ailleurs trop souvent le Cioran essayiste, celui de Transfiguration de la Roumanie, d’Essai sur la pensée réactionnaire ou encore d’Histoire et Utopie, ce Cioran qui s’intéresse plus aux grands malaises de la civilisation moderne qu’aux sentiments de vide individuels.

Contrairement aux formes courtes –apophtegmes, aphorismes ou paragraphes- qu’il affectionnera particulièrement plus tard (Syllogismes de l’amertume, De l’inconvénient d’être né), le texte présente ici une subtile fusion entre la verve de l’essai polémique, le style pamphlétaire et le phrasé du grand classicisme français. Construit tout en antithèses efficaces, en périodes ponctuées magnifiquement, en traits d’esprits fulgurants, l’ouvrage fait montre d’une remarquable justesse dans le choix des mots et bénéficie du fameux ‘’effet de freinage’’ qu’impose les grands modèles français à Cioran, lecteur assidu et obsessionnel des moralistes du XVIIe siècle.

Le texte tient à la fois de la déclaration d’amour, de l’aveu d’impuissance et de l’amère désillusion.

’” La polémique est-elle un genre littéraire ? Elle l’est bien sûr ! Je prendrai la politique, je la baptiserai littérature et elle le deviendra aussitôt. ’’ écrivait Mauriac. Chez Cioran, dès la première page le ton est donné : ‘’ Les français préfèrent un mensonge bien dit à une vérité mal formulée’’, ‘’ La culture est une comédie que nous prenons au sérieux’’. Véritable recueil de citations, dithyrambe gorgé d’anathèmes tranchés et péremptoires (‘’ L’opéra est une sinistre mascarade, un ronflement passionnel dépourvu d’ampleur et de profondeur ’’, ‘’ La démocratie ne procure plus aucun frisson, en tant qu’aspiration elle est fade et anachronique.’’), l’œuvre est parfois écrite au couteau.

L’équilibre d’écriture : le couteau et la plume !

Et pour cause, pour dévoiler la tartufferie du monde moderne, Cioran considère que le mot le plus juste est le mot le plus cru et qu’une vérité sans fard ne peut s’incarner que dans une maxime efficace ! Il construit ainsi une série d’oppositions, d’antithèses, d’antiphrases oratoires – et parfois artificielles- afin de créer des effets de sens, plus littéraires qu’intellectuels, qui tirent leur force polémique de la confrontation brutale de systèmes de valeurs opposés. L’efficacité de son discours polémique naît de cet art du raccourci et un vrai plaisir de lecture est pris à cette ironie dévastatrice, à ces attaques en règle des idoles haut placées ; pur plaisir transgressif et jubilatoire face au déchaînement verbal de ses victorieuses railleries.

Véritable recueil de citations, dithyrambe gorgé d’anathèmes tranchés et péremptoires

De la France : le titre sonne pourtant comme un traité de l’époque classique et sur certains aspects n’en est pas si éloigné. Les multiples réflexions littéraires sur ‘’l’esprit français’’ et le classicisme, cette vision de la France comme patrie du style, du souci formel, du bon goût, nation des arts élégants et négligés, brillant d’une superficialité maîtrisée, que Cioran oppose au sublime monumental anglais ou à la pesante métaphysique allemande – toutes deux brutalement ramenées aux ‘’barbaries des profondeurs’’-  forment un écho tardif à nos traités sur la langue et les caractères territoriaux (pensons à Rivarol !).

L’œuvre est ainsi émaillée de considérations multiples sur Du Bellay, Baudelaire, Shakespeare, Pascal, Bach, Novalis, Van Gogh, et les génies nationaux, à travers de nombreux paragraphes qui rappellent Nietzsche et ses saillies jouissives contre l’Allemagne et surtout l’Angleterre.

Cioran se situe ici à la jonction de deux traditions : en ce qui concerne les idées, on peut identifier une nette filiation antimoderne dans ses thèses, ses thèmes et sa vision carnavalesque et crépusculaire du monde (n’a-t-il pas écrit un essai sur Joseph de Maistre ?). Néanmoins, le sentiment de nostalgie qu’il explore n’est-il pas, des Regrets de Du Bellay aux Confessions d’un enfant du siècle de Musset, en passant par les remords du Grand Siècle chez Voltaire, le sentiment le plus littéraire qui soit ?  L’écrivain n’est-il pas celui qui dit, avec Roland Barthes : ‘’Etre d’avant-garde c’est savoir ce qui est mort, être d’arrière garde c’est l’aimer encore’’ ? Au fond, la nostalgie est, peut-être, l’apanage le plus constant du littérateur.

L’éternelle décadence

Cioran s’élève donc contre le credo moderne du Progrès, ‘’paganisme des imbéciles’’ selon Baudelaire, conteste l’eudémonisme hérité des Lumières et pose le constat de la crise de l’Etat occidental, de la culture moderne et de son désert spirituel. Dans des accès fiévreux de fascination adolescente et facile pour les grands hommes, ce nostalgique des gloires passées assiste hébété à la déperdition des enthousiasmes collectifs et à la ruée des peuples vers un consumérisme généralisé qui parle plus le globish ou le chinois que la langue de Dante, de Goethe ou de Molière. On retrouve dans cette peinture de la décadence, dans cette fresque apocalyptique de la fin de l’Histoire comme catalogue d’âges d’or et recueil des épopées de la vieille Europe des traits spengleriens, des couleurs bernanosiennes.

Etre d’avant-garde c’est savoir ce qui est mort, être d’arrière garde c’est l’aimer encore

Cioran croque dans ses formules une existence nouvelle, éperdue de bonheur et de sécurité, qui a remplacé une vie où il s’agissait à chaque instant de vivre ou de mourir et traque dans ses phrases l’avènement de ce que Péguy désignait comme ‘’le monde de ceux qui ne croient plus à rien, qui ne se dévouent à rien, qui ne se sacrifient à rien. Le monde de ceux qui n’ont pas de mystique. Et qui s’en vantent’’.

Méprisant le banal et le routinier, Cioran refuse un idéalisme menteur qui dissimule sous une morale universelle des égoïsmes confortables et pense comme Georges Bataille qu’il faut ‘’refuser l’ennui et vivre seulement de ce qui fascine’’. Le mot d’ordre est simple : plutôt l’horrible que l’amorphe, tout sauf une époque sans épique.

Doctrinalement, nous sommes entre Sorel, Kojève et les non-conformistes des années trente. Cependant, il faut l’avouer, Cioran est un philosophe pour littéraires, une caricature de Nietzsche, on le lit par goût des formules bien tournées, par amour des moralistes et non pour sa pensée.

Néanmoins l’auteur nous parle de démographie, de nation, de gastronomie, de sexualité, de culture, sans nous livrer un traité de philosophie rigoureux ou un ouvrage d’analyse politique mais un essai hybride à mi-chemin entre l’élégie et le pamphlet, la causerie littéraire et les considérationsinactuelles. Le lecteur se trouve pris dans une réflexion – parfois proche de la litanie-  sur la décadence, la mort des croyances collectives, le troc moderne de l’éveil de l’individu contre le grand sommeil des nations, le culte du confort comme symptôme de la décrépitude générale, laissant libre court à des diatribes désabusées contre la ‘’mythologie rationaliste’’, le scepticisme quotidien, la ‘’retransformation des mythes en concepts’’, le matérialisme qui fait que ‘’ la France n’a plus de destin car elle n’a plus d’idée à défendre’’.

Cioran est un philosophe pour littéraires, une caricature de Nietzsche

Contre l’intellectualisme et son abîme de doutes, Cioran en appelle alors à la vitalité des mythes et des symboles unificateurs poussant à l’action et au dépassement de soi. L’existence, conçue comme absurde, doit être mise en sens, mise en système, en ordre, à travers des grands récits et des combats, par la civilisation, qui rend ainsi la vie déchiffrable, lisible et donc supportable et les hommes religieux, c’est à dire reliés, au sens étymologique, entre eux et à la nation. A la ‘’France de l’Apéro’’ brocardée par Drieu la Rochelle dans Mesures de la France, répondent en écho les ‘’français du bistrot’’ peint par Cioran. Le pamphlétaire solitaire déplore le manque de prophètes, la pénurie de héros aux antipodes desquels il situe les ‘’français moyens, les petits bourgeois : types honteux de circulation courante (…) qui forment un troupeau humain dégradé haletant après le bonheur’’. L’ouvrage dissémine au passage des prédictions d’une triste justesse : ‘’L’avenir spirituel du continent sera composé d’un mélange d’universalisme et de scepticisme’’.

L’Essai terrassant

Ce livre à idées a un public prédéfini, un lecteur-type. Il est fait pour ceux qui se laissent prendre avec plaisir aux pièges de la nostalgie et des rêveries stendhaliennes, aux fantasmes d’armées en marche et de cathédrales rutilantes et silencieuses. Ceux qui vivent leur passéisme comme une maladie poétique et préfèrent les chimères aigres-douces de l’amertume et des ruines aux illusions de l’espérance et à la bonne conscience de l’idéologie du progrès.

Ce livre est fait pour ceux qui pensent que l’Ordre a informé nos plus belles révoltes, et que certaines censures nous rendaient libre. Ce livre a été écrit pour la foule anonyme et honteuse des puceaux de la grandeur, de ces jeunes hommes mal vieillis, mi Del Dongo, mi Don Quichotte, qui se sentent dépérir de trop de raison dans des démocraties libérales et tièdes -théâtres bourgeois du compromis- sans autre projet qu’un idéal matériel d’accroissement infini du bonheur, qui laisse si peu de place à l’Homme et en donne tant à l’individu.

C’est à ces êtres cloîtrés dans la radicalité, si française, de leurs espérances, le vertige de leurs ambitions et le romantisme infantile de leurs idéaux que s’adresse l’ouvrage, à ces êtres qui préfèrent un mensonge bien dit à une vérité mal formulée, à ces lecteurs plus orientés par le tempérament que par la politique, plus idéalistes qu’idéologues. Ils se reconnaîtront.

Ce livre a été écrit pour la foule anonyme et honteuse des puceaux de la grandeur

L’essai nous interroge donc sur cette époque, notre époque : celle d’un capitalisme triomphant qui segmente, sépare, isole les hommes en eux-mêmes, taylorise les rapports humains, atomise les fraternités, cette époque de crise d’ historicité, de triomphe de l’immédiateté, de divinisation du matériel, de consensus  pour magasine et de petite littérature de prix et de chapelle, jetable et mercantiliste, que dénoncent certains de nos contemporains, au premier rang desquels le regretté Pierre Barberis.

Un essai n’est pas fait pour plaire à tous et le présent ouvrage est clivant, il agacera sûrement -tel est son rôle-  il inquiétera, désorientera  peut-être, mais ne vous laissera pas indifférent.

Cette œuvre où Cioran pleure amèrement la grande aventure avortée de la France tire un trait sur notre modernité, pose un point final à notre grandeur et constitue, dans l’énergie de son désespoir, une dernière danse du pendu. L’ouvrage de cet antimoderne superlatif doit donc se lire comme une oraison funèbre, comme l’éloge d’une France morte claironnant avec verve les mots de Paul Valery : ‘’Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles’’.

Millet, Finkielkraut et Houellebecq devraient adorer ! Murray, qu’on ne cesse de ressusciter à tord et à travers, s’y reconnaîtrait sans peine.

La décadence se vend bien ces temps-ci…

B.E  Swebach – Retraite de Russie, 1838

’Donnez-nous des grands hommes et de grandes choses. Chaque héros nourrit dix grands artistes’’  Pierre Drieu la Rochelle.

  • De la France, Emil Cioran, L’Herne, 9 euros 50, mai 2015.