Nouveau volet de notre série “Que vaut vraiment ?”, qui entend établir une analyse littéraire rigoureuse des grandes figures du panthéon médiatique d’aujourd’hui. Après notamment Éric Emmanuel Schmitt, Michel Houellebecq, Frédéric Beigbeder et Amélie Nothomb, retour aujourd’hui sur l’auteur d’American Psycho et de Moins que Zéro, Bret Easton Ellis. 

« En arrivant chez Pastels, je suis au bord des larmes, il est évident que nous ne pourrons pas avoir de table. Mais pourtant nous en obtenons une, une bonne, et une vague de soulagement me submerge. »

Des héros marqués par leur superficialité, qui hésitent entre se suicider, regarder MTV ou prendre un valium. Des jeunes qui errent, d’une dérive à l’autre, entre les illusions du sexe et celles de la drogue. Des mannequins qui ne vivent que pour consommer en attendant de devenir à leur tour, des objets de consommation. Bienvenue dans l’univers de Bret Easton Ellis. Un univers artificiel et sans âme, où une génération déambule parmi ses manques, les impasses de ses désirs et ses crises existentielles.

A 51 ans, Bret Easton Ellis en est désormais à son septième ouvrage : six romans et un recueil de nouvelles dont ses plus importants American Psycho (1991), Glamorama (1998) et Lunar Park (2005) ont été écoulés à des millions d’exemplaires chacun. Un auteur qui n’a cessé de tendre à la société occidentale et à l’homme qui l’habite, un miroir dans lequel se reflètent ses démons quotidiens : obsession de la beauté, du sexe et de la jeunesse. Mais un écrivain que l’on décrit aussi volontiers comme « misogyne », « sadique », « cynique », « amoral », doté d’un style que l’on qualifie de creux, sans profondeur, toujours obsédé par les mêmes thèmes et dont l’écriture fait uniquement la part belle à la violence gratuite, au sexe et à l’argent. Alors qu’en-est-il ? Bret Easton Ellis a-t-il quelque chose à nous dire ? Où se situe Bret Easton Ellis dans le paysage de la littérature contemporaine ? En bref, que vaut Bret Easton Ellis ?

Ecrivain précoce, Bret Easton Ellis a connu le succès très tôt à l’âge de 21 ans avec Moins que Zéro (1985) son premier roman, où se déploie un style minimaliste froid et distancié, sa marque de fabrique que l’on retrouvera tout au long de son œuvre. De sorte que, dès ses premiers romans, Ellis dépeint sans concession aucune, un monde qui se désagrège : gosses riches et désœuvrés, adultes absents et concupiscents, sexe, violence, drogue… Il devient rapidement le symbole d’une génération qui crie son désenchantement d’une époque marquée par le mercantilisme et l’industrie du divertissement. Un monde voué aux pulsions d’une société de consommation, où des parents affamés et frustrés vivent comme leurs enfants et parfois finissent par les dévorer.

De l’ennui à la violence

« Les gens ont peur de se perdre sur les autoroutes de Los Angeles ».

C’est sur cette phrase que s’ouvre Moins que zéro. Celle-ci dépeint l’une des obsessions qui constituent l’une des lignes directrices de l’œuvre d’Ellis. « Les gens ont peur de se perde sur les autoroutes de Los Angeles ». Les gens ont peur de se perdre. Les gens ont peur. En effet, la peur est l’un des thèmes récurrents chez Ellis. Ses personnages sont hantés par celle-ci : la peur de ne pas trouver un sens à leur existence, la peur de devenir des êtres insensibles, sans buts. La peur aussi, de devenir comme leurs parents. Mais le fait est qu’ils sont déjà comme eux : égoïstes, obnubilés par leurs images, par la jeunesse, par des corps de plus en plus jeunes.

Cela conduit Ellis à représenter un monde dans lequel aucune empathie n’est possible et où les personnages entrent dans une gradation de l’horreur pour pouvoir éprouver ne serait-ce qu’une vague illusion de sensation. Les sentiments ayant, pour leur part, depuis longtemps disparus. A l’image de ce dialogue entre deux personnages de « Moins que zéro » :

“- Pourquoi ? Je demande à Rip / – Quoi ? – Pourquoi, Rip ?” Rip semble troublé “Pourquoi ça ? Tu veux dire c’qui se passe dans la chambre ?” J’essaie d’acquiescer. – “Pourquoi ? On a le droit de se marrer, non ? – Bon Dieu, Rip, elle a onze ans. – Douze, rectifie Rip. – Ouais, douze, je dis en pensant à ça quelques secondes. – Hé, me regarde pas comme si j’étais un vieux vicelard ou un pervers sexuel. C’est pas mon genre. – C’est… Je ne réussis pas à continuer. – C’est quoi ? Veut savoir Rip. – C’est… J’crois pas qu’on ait le droit. – Le droit ? Quand on veut quelque chose, on a le droit de le prendre. Quand on veut faire quelque chose, on a le droit de le faire.” Je m’adosse au mur. J’entends Spin gémir dans la chambre, et puis le bruit mat d’une claque, peut-être une gifle. “Mais tu n’as besoin de rien. Tu as déjà tout”, je lui dis. Rip me regarde, “Non. J’ai pas tout. – Quoi ? – Non. J’ai pas tout. – Après un silence, je lui demande “Et merde Rip, quess que t’a pas ? – J’ai pas quelque chose à perdre.”

Bret Easton Ellis décrit ainsi l’homme comme un prédateur violent, guidé par ses pulsions, avide de puissance et de sang. Des personnages dont les seules jouissances sont de répandre des viscères et de faire mal à autrui puisqu’ils ne peuvent plus se contenter de faire couler leur sperme. La jeunesse dépeinte par Ellis, parce qu’elle possède tout et qu’elle a toutes les libertés, crève d’ennui.

Chacun de ses personnages cherche alors à étouffer ce sentiment de peur en allant de plus en plus profondément dans la bestialité. Ils ne sont plus déçus : ils boivent ; ils ne sont plus désespérés : ils prennent du Valium ; ils ne sont plus furieux : ils violent des petites filles ; ils n’ont plus honte : ils tapinent. Les romans de Ellis décrivent ainsi des fuites en avant de morts-vivants dont le seul objectif est de pervertir et de faire souffrir d’autres d’individus pour éprouver un semblant de vie.

De la bête à l’indifférent

« Tu as senti le tremblement de terre ce matin ? – Non. J’ai rien senti. Silence. Je croyais que t’aurais peut-être senti quelque chose. » (p. 156)

Que ce soit dans American Psycho, Glamorama ou Moins que Zéro, Bret Easton Ellis présente avec neutralité, sans émotion aucune et sans jugement, une société marquée par l’artificiel, l’indifférence et le détachement. Ses personnages sont marqués par leur manque de consistance. Alors en réponse, ils donnent l’impression de se divertir : ils mélangent alcool, Valium, Témesta, cocaïne et séances de torture dans des villas aseptisées autour de piscines et de buffets sans chaleur ni couleurs. Ils sont obsédés par l’envie de vivre, d’être, mais la surconsommation dans laquelle ils s’inscrivent à fait d’eux des mannequins H&M, figés dans des postures et une logique d’avoir, de laquelle ils ne peuvent se départir.

Cela a également pour conséquence que ses personnages, malgré le fait d’être des amis de toujours, apparaissent comme des inconnus les uns pour les autres, et ne font que vivre un ennui partagé, comme on peut le voir dans cet extrait tiré de Moins que zéro :

Samedi en fin de soirée nous sommes tous chez Kim. Il n’y a pas grande chose à faire, sinon boire des gin-tonic et de la vodka avec beaucoup de jus de citron et regarder des vieux films sur le Betamax. Je fixe sans arrêt le portrait de la mère de Kim, suspendu au-dessus du bar dans le salon au plafond élevé. Il ne se passe rien ce soir.”

Cette absence de sens, cette inconsistance se retrouvent aux côtés de la peur et de la violence comme l’un des autres fils rouges de l’œuvre d’Ellis. Ainsi, Clay, Victor ou même Patrick Bateman, les personnages principaux de Moins que Zéro, Glamorama et American Psycho, baladent leur désespoir et leur résignation aux détours de phrases banales, de conversations ennuyeuses et de détails sans intérêts. Cette indifférence de la part de ces personnages, s’inscrit dans le désir de ces derniers de voir se produire un cataclysme pour qu’enfin le rideau tombe sur une pièce de théâtre constituée de pantins impuissants et obnubilés par une quête de la superficialité, qu’ils assimilent à la vie.

Surface et profondeur de l’écriture

« Plus tu es sublime, plus tu es lucide »

Enfin, un autre élément déterminant chez Bret Easton Ellis est son écriture même. En effet, l’ensemble de ses livres est marqué par le quasi-monopole qu’exerce tout ce qui a trait au superficiel et à l’artificiel au détriment de ce qui peut évoquer la profondeur. Cette préférence de l’apparence est affirmée comme credo de manière tout à fait claire dans American Psycho et Glamorama. En effet, dans Glamorama, le chapitre 7 de la première partie, l’un des plus longs du roman, est ainsi marqué par l’apparition récurrente d’une chanson du groupe U2 « we’ll slide down the surface of things ».

Cette domination du superficiel s’observe à plusieurs niveaux et contribue à renforcer l’atmosphère de détachement et de flottement qui peuple les romans de Bret Easton Ellis. En premier lieu, ce primat se manifeste par la domination du dialogue sur toute forme d’introspection. Dans tous les livres de Ellis, le lecteur est placé dans une situation intermédiaire où il suit les personnages et leurs pensées tout en n’ayant pas accès à leurs questionnements et au pourquoi de leurs actions. Le lecteur demeure ainsi à la surface des personnages, sans jamais pouvoir pénétrer leur for intérieur. Cela a pour conséquence que l’on ne sait pas grand-chose sur les personnages qui jamais ne se livrent ou ne sont livrés. On ne sait jamais d’où ils viennent, où ils vont, ce qu’ils font et au final on a des difficultés à savoir véritablement ce qu’ils sont.

Cette omniprésence de la surface et du superficiel se manifeste de manière spectaculaire dans l’analyse vestimentaire qui est faite par Patrick Bateman tout au long « d’American Psycho » :

« Arrive Reed Thompson, costume croisé écossais en laine à quatre boutons, chemise rayée en coton et cravate de soie — Armani —, chaussettes Interwoven en coton bleu, légèrement fatiguées, et Ferragamo à bouts renforcés, exactement semblables aux miennes. (…) Bientôt, arrive Todd Broderick, costume rayé croisé à six boutons, chemise de popeline rayée et cravate de soie — Polo —, et pochette en lin ostentatoire, Polo également, j’en suis pratiquement certain. »

De sorte qu’American Psycho apparaît rapidement comme une liste de marques : marques de vêtements, de cosmétiques, d’équipement hi-fi et de chaîne stéréo. Ce procédé se retrouve à l’identique dans Glamorama mais cette fois pour décrire le physique et la carrière des personnages. En outre, ce monopole du superficiel se manifeste également de manière éclatante par la foison de détails et la minutie avec laquelle sont décrites les scènes de sexe et de violence qui parsèment Glamorama et American Psycho. A l’instar de cette scène de Glamorama décrivant le crash d’un Boeing 747 :

« Des trois diplômés de Camdem qui se trouvent à bord du 747 (Amanda Taylor, 86 ; Stephanie Meyers, 87 et Susan Goldman, 86), Amanda est tuée la première par une poutrelle qui travers le plafond, son fils tendant les bras vers elle au moment où il est emporté dans l’air, les bras en croix tandis que le compartiment à bagages vient s’écraser miséricordieusement contre sa tête, le tuant instantanément. Susan Goldman, qui a un cancer du col de l’utérus, est en partie soulagée alors qu’elle se prépare, mais elle change d’avis à l’instant où elle est aspergée de Kérosène en flammes ».

Progressivement, dans chaque roman, les identités se brouillent, et l’on ne finit par ne plus savoir qui est qui

Cette domination de la surface a pour conséquence certains effets volontairement insidieux. Progressivement, dans chaque roman, les identités se brouillent, et l’on ne finit par ne plus savoir qui est qui. Ce brouillage s’explique d’abord par le fait que l’ensemble des personnages se ressemble, comme le montrent bien les descriptions de femmes, toutes identiques et répondant à l’archétype de la blonde siliconée et BCBG. Ensuite, parce que les personnages finissent par se fondre dans le ballet de costumes pour American Psycho, dans le ballet de lieux pour Glamorama, et dans le ballet de noms pour Moins que Zéro. On passe son temps à croire les reconnaître pour s’apercevoir qu’en réalité on se trompe, les personnages apparaissant comme une foule de silhouettes interchangeables.

Cette confusion se trouve également lors des discussions, où l’on constate que les personnages ne se comprennent pas et ne comprennent en réalité rien à rien. Cela a pour conséquence de créer quelques moments d’absurde qui permettent de susciter le rire, particulièrement dans Glamorama où Victor, le personnage principal, s’apprête à ouvrir une discothèque branchée à New York :

– «Yoki Nakamuri a été choisi pour cet étage, dit Peyton.
– Ah ouais ? dis-je. Choisi par qui ?
– Choisi par, euh, moi, dit Peyton.
– Un silence. Regards appuyés sur Peyton et JD.
– Et qui est môa, bordel ? dis-je. Je ne sais pas qui est-ce putain de Môa, baby.
– 
Victor, s’il te plaît, dit Peyton. Je suis sûr que tu as vu tout ça avec Damien.
– 
Avec Damien, ben sûr, JD. Avec Damien, bien sûr, Peyton. Mais dites-moi simplement qui est Môa, baby. Parce que je suis, comment dire, largué.
– Môa, c’est Peyton, Victor, dit JD posément.
– Je suis Môa, dit Peyton en hochant la tête. Moi, hum, c’est du français. »

L’omniprésence de l’artificiel se constate enfin à travers la présence systématique et obsédante de la télévision. Patrick Bateman passe une grande partie de son temps devant l’écran : face aux programmes du « Patty Winters show » ou du « Late Night with Davide Letterman ». Les personnages de Moins que Zéro, de Glamorama, et de Zombies regardent de manière obsessionnelle MTV. La narration finit alors même par se confondre avec l’image captée par les personnages, et l’on entre ainsi dans une dynamique du zapping où les scènes se succèdent sans que le lecteur ne connaisse ni le début, ni la fin de celles-ci. Les romans d’Ellis finissent alors par former une succession d’épisodes dans lesquels on ne s’attarde aucunement sur les tenants et les aboutissants de la situation donnée. Le spectateur est propulsé dans une situation, la suit, puis celle-ci s’achève et une autre prend sa place. Les livres de Ellis ont ainsi la puissance de photos jetables. Ils saisissent les comportements dans l’instant, sans aller dans le détail, sans s’appesantir. Ils pointent les vertiges, les malaises et les nausées sans jamais en chercher les causes. On entre dans l’intimité des personnages d’Ellis, mais seulement de manière instantanée.

Les livres de Ellis ont ainsi la puissance de photos jetables. Ils saisissent les comportements dans l’instant, sans aller dans le détail, sans s’appesantir

Ce procédé a pour conséquence de donner l’impression que les personnages sont perdus, en flottement dans un monde d’ombres et de contours sans que rien ne soit réellement tangible. Cette impression de flottement et d’étrangeté est par ailleurs renforcée par des récurrences telles que la sensation de froid, ou l’odeur de shit qui accompagnent tout du long, le récit de Glamorama ou encore le slogan publicitaire « Disparaître ici » qui apparaît à de multiples reprises dans les déambulations de Clay, personnage principal de Moins que zéro. Ces récurrences, alliées au primat de la superficialité comme évoqué précédemment, ont pour effet de faire perdre pied au lecteur lui-même, et de placer ce dernier dans une position similaire à celle des personnages des romans d’Ellis. Le lecteur se retrouve alors également à partager ce sentiment de flottement et d’égarement au sein d’un monde dont il ne comprend plus la signification.

Manifeste contre l’obscénité de la “Société du Spectacle” et contre l’artificialité de la société de consommation, les romans de Bret Easton Ellis démontrent combien ce dernier est un écrivain sensible, dont l’imaginaire s’alimente des excès d’une époque qu’il juge corrompue. Loin d’être un auteur superficiel donnant dans la violence gratuite et le sexe à outrance, il est au contraire un moraliste affirmé, cherchant obstinément à faire prendre conscience à son lecteur du manque de sens de la société dans laquelle il vit, afin d’éviter que celui-ci ne finisse tout simplement par « disparaître ici ».

Bibliographie

  • Moins que zéro, France Loisirs, 1988
  • Les Lois de l’attraction, C. Bourgois, 1990
  • American Psycho, Salvy, 1992
  • Glamorama, Robert Laffont, 2000
  • Lunar Park, Robert Laffont, 2005