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Alors que la scène philosophique et médiatique est aujourd’hui envahie par des rhéteurs plus ou moins brillants, Alain Badiou réussit à rendre audible son discours à travers de courts ouvrages accessibles à tous. Que ce soit dans Métaphysique du bonheur réel, A la recherche du réel perdu ou dans son Entretien platonicien, il parvient à réhabiliter certains concepts philosophiques, trop souvent délaissés.

Il a fallu trancher et choisir trois livres parmi les publications récentes de Badiou dont il est devenu presque impossible de soutenir le rythme : se suivent les retranscriptions de conférences, les éditions de séminaires, dialogues, entretiens, éloges, livres d’interventions sur l’actualité ou même la réédition de ses écrits politiques de jeunesse pourtant frappés du sceau (aujourd’hui) infâme du maoïsme. Pour certains, cette profusion éditoriale témoignerait d’une démission par rapport au travail philosophique et d’un abandon de la patiente temporalité qu’il exige. En réalité c’est précisément l’inverse qui est à l’œuvre : la maturité et la solidité à laquelle est parvenue sa philosophie lui permet de mobiliser sa pensée « sur tous les fronts » (théâtre, cinéma, mathématique, politique, etc), partout où il estime qu’elle est interpellée. Cela lui permet aussi, sans se compromettre, de distribuer sa pensée sur un autre registre que celui des lourds traités spéculatifs, celui, déjà pratiqué par les grecs, de l’exotérique (accessible aux non-initiés). Exotérisme et « interventionnisme », voilà les deux qualités que recèlent les livres dont il sera question ici et dont seul Badiou, aujourd’hui, démontre qu’elles sont des qualités proprement philosophiques.

Philosophie, la révolte logique.

C’est par la philosophie qu’il faut de toute évidence commencer. Bien que Badiou se soit toujours exercé à multiplier les autres activités intellectuelles (comme romancier, dramaturge, essayiste, polémiste) avec parfois un certain succès, il est difficile de ne pas voir en lui une figure archétypale de philosophe : “Une ultime figure comme celle de Platon ou Hegel marche ici parmi nous” annonce son ami et disciple erratique, Slavoj Zizek. Comme Platon ou Hegel, Badiou inaugure la réflexion philosophique à partir du problème, toujours incertain, de la définition de la philosophie ou plus radicalement, de sa simple possibilité.

La philosophie se trouve dans un monde qui lui est constitutivement hostile

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L’existence de la philosophie ne va pas de soi, en effet, d’autant plus qu’elle se trouve, à l’heure actuelle, dans un monde, nous dit-il dans Métaphysique du Bonheur Réel, qui lui est constitutivement hostile : on peut aisément comprendre qu’une formation sociale comme la nôtre, qui fonctionne sous la  « loi d’airain » de la recherche du profit, s’accommode mal d’une libre production non-utilitaire du savoir. Dans les faits, cela se traduit par une accentuation de la précarité des institutions qui font vivre la philosophie, qu’ils s’agissent des départements universitaires, des libraires ou des maisons d’édition, indépendantes ou non. La philosophie a choisi depuis longtemps de s’accommoder de cette crise permanente jusqu’à parfois en faire son objet privilégié (la fameuse « fin de la philosophie » avec laquelle il semblerait, en vérité, qu’on n’en finisse jamais). Dans une « radicale simplification » qu’il reconnaît et qui risque de crisper certains, Badiou se permet de tracer un vaste portrait de la philosophie contemporaine à l’aune de cette idée ; la philosophie aurait cédé sur son désir premier et se serait adaptée à la défaite que lui a infligée le monde moderne capitaliste. Trois courants majeurs se disputent, selon lui, le champ contemporain de la philosophie : l’herméneutique phénoménologique dont le coup d’envoi théorique est signé Husserl puis Heidegger, la philosophie analytique qui a émergé avec l’intégration progressive au sein des universités anglo-américaines du projet de quelques positivistes viennois (Wittgenstein, Carnap) et le courant postmoderne, activé en France (Lyotard, Derrida) mais ayant connu un retentissement considérable dans les départements de littérature américains (et rarement ceux de philosophie). Ces trois options théoriques peuvent être comprises comme trois modalités d’un même renoncement en tant qu’elles convergent vers deux axiomes principaux :

  • « la métaphysique de la vérité est devenue impossible »
  • « le langage est le lieu crucial de la pensée »

Chacune à leur manière, elles ont, en effet, déclaré la guerre à la métaphysique en vue de remplacer la question classique de la vérité par celle, moins univoque, moins totalisante, du sens. L’opérateur essentiel de ce glissement a effectivement été le langage ou encore la parole (pour l’herméneutique) et le discours (pour la déconstruction postmoderne). Impossible pour nous ici, de discuter la pertinence de cette grande synthèse ou grande réduction de plus d’un siècle de philosophie mais il est plus intéressant de voir comment Badiou, positivement, s’en démarque. S’il maltraite de cette manière la philosophie telle qu’elle existe majoritairement, c’est relativement, bien entendu, à une idée normative de la philosophie qui lui est propre. Cette idée pourrait s’énoncer ainsi : la philosophie a un certain rapport à la vérité et ce rapport doit être celui d’un désir de révolution dans la pensée. Depuis Platon, que Badiou salue en maître dans son Entretien Platonicien, la philosophie naît en se dressant contre le monde régi par la dictature (parfois démocratique) des opinions établies. Là où elle se démarque d’une vaine agitation critique, c’est qu’elle se donne les moyens de s’y opposer rigoureusement par un usage réglé de la rationalité : reprenant le célèbre mot de Rimbaud, il la définit d’abord comme « révolte logique ». Cette rigueur se traduit, à son tour, par la recherche d’un terme à partir duquel les opinions ne peuvent que s’effondrer : un point fixe, un point d’arrêt inconditionnel que l’on peut appeler Idée, Vérité, Universel ou autre chose encore, tant que s’y achève la circulation infinie du sens et l’hétérogénéité des discours et des langages. Plus simplement, on peut dire : la philosophie doit être, de façon invariante, la révolte contre le relativisme du monde ordinaire et l’invalidation rationnelle de ses avatars théoriques.

La philosophie naît en se dressant contre le monde régi par la dictature des opinions établies

Un tel programme fera dire à certains qu’il n’y a là que la pure et simple restauration de la vieille métaphysique : une légitimation intellectuelle du dogmatisme ou encore une hypostase du discours philosophique comme science pure pouvant elle seule décréter ce qui relève ou non de la vérité. Badiou défend, au contraire, l’idée, et c’est ici qu’apparaît sa vraie originalité, que la philosophie n’a nullement le pouvoir de produire par elle-même des vérités. Celles-ci ont lieu, loin du philosophe et de sa table de travail, dans le monde et au sein de l’histoire de tous. Radicalement décentrée par rapport à son objet propre, la métaphysique tombe de haut mais continue à exister comme ce qui doit rendre pensables les processus de vérités qui lui sont contemporains. Plus poétiquement, Badiou dit qu’elle est « une maquerelle des vérités ».

La vérité et l’événement

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Nous n’avons pour l’instant qu’une définition négative de ce que peut être une vérité : elle est tout sauf un effet du discours, elle doit advenir ailleurs qu’au sein du langage. C’est donc parmi les choses elles-mêmes qu’il faut la chercher, dans cet extérieur au langage qu’est le monde. Nous savons pourtant que le monde tel qu’il va est soumis à une légalité fondamentalement hostile à la vérité. Il fait tout pour déclarer qu’elle est morte et fait valoir la multiplicité des opinions de chacun, la pluralité des désirs, la singularité des calculs et des aspirations ; plus banalement des modes de consommation et de satisfaction. Badiou parle d’un « morcellement de l’humanité en groupes ou minorités identitaires » qui fait que chacun se doit de penser : « les idées ça ne compte pas, ce qui compte, c’est de s’éclater ou de conquérir un pouvoir ». Relevant du monde lui-même et pourtant déclarée impossible en son sein, la vérité doit alors se comprendre comme rupture dans le cours ordinaire et standardisé du monde tel qu’il se perpétue et se dit. Pour Badiou, le concept qui exprime au mieux cette exception contradictoire (intérieure et extérieure à la fois) est celui d’événement. On peut donc dire maintenant : la vérité existe comme événement, c’est à dire comme quelque chose qui « se produit localement dans un monde et qui pourtant ne peut être déduit des lois de ce même monde ». Il faut ajouter que la vérité n’arrive pas de façon anonyme ou strictement objective mais arrive bien à quelqu’un : elle est événement pour un individu ou un collectif d’individus qu’elle affecte et transforme. L’individu post-événementiel devient, dans le jargon philosophique, un Sujet, c’est à dire quelqu’un qui est capable d’excéder sa simple perpétuation et la banale reproduction des lois du monde dans leur ensemble. En tant qu’individus, nous existons dans une complicité profonde avec l’état de ce qui est, ses structures et ses impératifs : nous ne connaissons la plupart du temps que le renvoi égoïste à nous-mêmes qui caractérise la satisfaction, mode d’être principal de notre contemporain. La satisfaction est la plate recherche d’une « place dans le monde » à travers la consommation des biens, des discours et des identités qui circulent.

“Débarrassez-vous de vos maigres satisfactions et ayez le courage d’un bonheur vrai !”

L’effet libérateur d’un événement, est d’abord que nous devenons, tout simplement, capables d’autre chose : à ce titre, la rencontre amoureuse est déjà un événement, puisqu’elle fait glisser de l’Un vers le Deux, du point de vue ordinaire de l’identité vers celui de la différence. Etre capable d’autre chose, c’est donc en première instance, être capable d’autre chose que soi-même : la vérité « se compose d’incorporations individuelles dans des ensembles plus vastes », elle est l’éclatement de toute entrave identitaire. C’est dans cette tension identité/différence qu’il faut comprendre, au-delà de l’amour, les événements de la politique, de la science et de l’art : des créations qui exigent un écart de soi à soi, une différence qui vient trouer l’identique, mais qu’on ne peut réduire à des pures différences en tant qu’elles exigent des identifications nouvelles. C’est en ce sens que la vérité demeure le lieu propre de l’universel : la vérité est ce qui, produit dans un monde déterminé et pour des sujets singuliers, vaut actuellement pour plusieurs autres mondes et d’autres sujets et virtuellement pour tous les mondes et tous les sujets.  A ce titre elle se signale par un affect de bonheur redéfini comme « victoire contre la finitude » ou « jouissance finie de l’infini » opposé à la satisfaction, condamné à la finitude irréductible de ses objets de consommation. Rien n’est donc plus difficile que le bonheur si celui-ci implique d’assumer la découverte en soi-même d’une capacité inédite et radicale : la vérité existant non pas une fois pour toutes mais se réalisant plutôt comme processus. Elle doit s’éprouver dans la fidélité heureuse mais difficile à l’événement en tant qu’il a simplement d’abord eu lieu : l’amour, on le sait, ne s’épuise nullement dans la rencontre mais se réalise souvent tumultueusement dans une longue construction à deux. A travers une exigence de vérité, c’est donc à une exigence de vraie vie que la Métaphysique du Bonheur Réel nous conduit : « Débarrassez-vous de vos maigres satisfactions et ayez le courage d’un bonheur vrai ! » nous dit en somme Badiou.

Ne pas se tromper de réel

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Vérité et bonheur d’un côté, illusions de la satisfaction de l’autre ; se dessine ici une opposition, toute platonicienne, entre le réel et le simulacre que met en scène plus conceptuellement A la recherche du réel perdu.  Il s’agit de prendre le contre-pied du discours dominant qui s’est accaparé du vocable de « réel » ; comment comprend-t-on le « réel » aujourd’hui sinon comme synonyme de contrainte, d’imposition, de déclaration d’impossibilité ? Le« réel », construit dans la bouche de nos politiciens et de nos journalistes, est celui des réalités économiques, de la loi du marché et de ses états d’humeur ou encore des règles d’or budgétaires. Notre « réel » est celui des lois qui régissent notre monde et organisent sa gestion mais il se pourrait, à la lumière d’une théorie de la vérité redéfinie comme événement, que le réel vrai (celui du « bonheur réel » et des exceptions créatrices) soit ailleurs et que relativement à lui, tout ce qui passe ordinairement pour « réel » soit de l’ordre du simulacre et du semblant.

La philosophie doit s’exercer à transmettre des choses que tout le monde se contente de déclarer impossible

Le réel doit être pensé comme ce qui se découvre dans l’arrachage, parfois douloureux, d’un masque et qui du même coup révèle ce masque comme masque : quel amoureux ne parlerait pas de sa vie pré-amoureuse comme d’un semblant de vie ? Quiconque ayant expérimenté le bonheur et l’infini qui l’accompagne ne perçoit-il pas la triste joie « des satisfactions égoïstes et identitaires » comme proprement irréelle ? Pour Badiou, politiquement cela veut dire œuvrer à la découverte du point de réel de notre monde capitaliste et ainsi lui arracher son masque démocratique : ce réel a un nom, auquel Badiou refuse de renoncer, « communisme », infini de la politique et impossible propre du capitalisme en son inégalité constitutive. Il faut donc « expérimenter sous l’Idée de communisme, des formes démocratiques différentes », déclarer que l’égalité est possible et en faire un principe d’action pour envisager de construire une démocratie réelle, c’est à dire radicalement hétérogène aux exigences du Capital. Tout comme le bonheur réel doit se distinguer absolument de la satisfaction.

C’est avec la corruption socratique que Badiou renoue, celle qui précisément déjoue et dénonce la petite corruption de nos vies ordinaires réglées sur la loi du marché. La philosophie s’affirme comme politique et comme pédagogie et s’exerce à transmettre des choses que tout le monde se contente de déclarer impossible.

  • Métaphysique du Bonheur Réel, Alain Badiou, PUF, 12 euros, Janvier 2015
  • A la recherche du réel perdu, Alain Badiou, Fayard, 5 euros, Février 2015
  • Entretien Platonicien, Alain Badiou avec Maria Kakogianni, 14 euros Ligne, Février 2015
  • Pour approfondir la réflexion, n’hésitez pas à assister aux séminaires d’Alain Badiou