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Philippe Adrien ouvre sa saison du théâtre de la Tempête avec une de ses propres mises en scène, une adaptation par Simon Stephens du roman à succès de Mark Haddon, Le bizarre incident du chien pendant la nuit. Ce best-seller nous présente le monde vu par les yeux d’un autiste savant – l’on comprend aisément ce qui a pu intéresser Philippe Adrien dans cette gageure. Quoi de plus séduisant en effet pour un metteur en scène, explorateur de l’âme humaine dans sa complexité et démiurge de nouveaux univers, que de s’approprier la vision du monde de celui qui ne penserait pas « comme nous » ?

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Christopher Boone connaît par cœur la liste de toutes les préfectures et des nombres premiers jusqu’à 9973. Il retient exactement tout ce qu’on lui dit, ne ment jamais, est un génie des mathématiques. A part une diction lente et précautionneuse, on pourrait croire qu’il est tout à fait normal. Et d’une certaine façon, il l’est : il voit juste les choses sous un angle différent, et ne comprend pas pourquoi le monde n’a pas la clarté du théorème de Pythagore – dans lequel il n’y a pas de mystère caché, pas de sous-entendu, pas de métaphore. Et surtout, pas de chien tué à coup de fourche dans le jardin de la voisine. Cet événement incompréhensible, point de départ de l’intrigue, doit être résolu : mais en menant son enquête à la Sherlock Holmes, Christopher avance sur le terrain miné des relations entre adultes et des secrets de famille, et ce qu’il découvre le pousse à quitter l’univers bien clos et rassurant qui l’avait protégé jusque là pour le tumulte du dehors.

Vivre l’autisme de l’intérieur

Le champ est ouvert pour une expérimentation visuelle, sonore et émotionnelle radicalement nouvelle, et Philippe Adrien s’en saisit avec intelligence ; mais contrairement à sa note d’intention, sans éviter l’écueil redoutable du pathos qui ne manque pas d’accompagner les représentations de la maladie. La pièce était pourtant très bien partie : la première moitié installe en effet le petit monde bien ordonné de Christopher, matérialisé par deux murs blancs de chaque côté de la scène qui encadrent un gazon vert, si rassurant, si « normal » que c’en est ironique. Christopher se déplace de façon très chorégraphiée, comme s’il y avait un trajet à faire d’une chose à une autre, qui doit toujours être respecté : si l’on brise les codes, qui sait ce qui peut arriver ?

La représentation de l’autisme donne lieu à une expérimentation visuelle, sonore et émotionnelle radicalement nouvelle

Les objets et les acteurs apparaissent nettement dessinés dans leurs petits carrés de lumière, en couleurs vives, comme des petites figurines de jeu. Mais lorsque Christopher décide de quitter sa maison où il se sent en danger pour rejoindre sa mère à Londres, il affronte alors le dehors, avec tout ce que cette notion comporte de danger, d’inconnu, de mouvement aussi – toutes choses terrifiantes pour un autiste qui a peur de la foule, du contact, et qui n’est jamais allé plus loin que le bout de sa rue. La partie centrale est à mon sens la plus réussie : alors que Christopher quitte sa maison, les murs lentement s’écartent et se mettent à bouger, à se repositionner dans tous les sens et à briser l’espace que le jeune garçon avait appris à maîtriser. La scène cauchemardesque dans le métro bondé de Londres à l’heure de pointe est très réussie, plutôt traumatisante, et le travail visuel et chorégraphique de Philippe Adrien fonctionne à plein : projections vidéo, sons, corps ballotés par les transports, et l’angoisse croissante de Christopher dans le ventre de ce monstre. Malgré tout, on pourrait reprocher à la création sonore et lumineuse une trop grande timidité dans l’exploration de la crise d’autisme, qui pourrait encore gagner en intensité dramatique. C’est aussi après cette séquence que la mise en scène perd en puissance d’évocation : les quelques scènes chez la mère de Christopher sont très hachées, maladroitement coupées par des noirs intempestifs, et toute l’angoisse accumulée lors de la fuite du jeune autiste se dissout dans plusieurs séquences larmoyantes qui sonnent faux. Dommage pour le travail efficace et stylisé de Philippe Adrien dans la première partie.

L’incarnation

Le plus grand écueil de l’adaptation de ce roman est ainsi bien le ton qui est donné à l’ensemble de l’histoire. Comment, en effet, parler de l’autisme sans s’enfoncer dans une pitié condescendante et misérabiliste ? Philippe Adrien s’en sort plutôt bien, en réalité, si ce n’est quelques maladresses qui alourdissent le ton général. Il faut mentionner le jeu très subtil de Pierre Lefebvre dans le rôle de Christopher : tout en adoptant un ton lent et sérieux, et la démarche un peu gauche et heurtée des autistes qui fait penser au travail de Dustin Hoffman pour le film Rain Man, l’acteur évite les stéréotypes, le cabotinage, le jeu de faux grand enfant. Sébastien Bravard, dans le rôle du père de l’autiste, étonne et émeut aussi par son jeu très contenu et intense de père fatigué mais aimant au-delà de tout.

Phillipe Adrien s’en sort plutôt bien malgré quelques maladresses

Dans ce cadre, le jeu de la mère de Christopher interprétée par Nathalie Vairac apparaît en désaccord total avec les choix de la mise en scène : la lecture de sa longue lettre d’explication sur un ton mélodramatique donne le ton à une seconde partie à mon sens moins réussie, et dissipe l’atmosphère intéressante établie auparavant. Christopher n’a pas besoin de compassion, il a besoin qu’on lui parle sérieusement comme à un enfant à qui il faut tout expliquer, et qui craint toujours qu’on se moque de lui. Le choix de Philippe Adrien est sans doute de montrer la rupture entre les deux univers : celui du monde de Christopher, où tout le monde a appris comment lui parler – son père, son institutrice, les voisins – et celui de sa mère, déchue de son rôle de mère, qui ne sait que le traiter par la supplication et la pitié. Mais cette attitude sonne trop mal dans l’économie générale de la pièce pour fonctionner vraiment, et le propos se dilue dans une sentimentalité forcée qui rappelle presque les mauvais doublages de films américains.

L’enfant qui a peur

Ce qui reste de la pièce pourtant, longtemps après avoir quitté les espaces de rêve de la Cartoucherie, demeure tout de même l’impression grisante d’avoir plongé dans la tête de Christopher, littéralement, d’avoir vu par ses yeux un monde qui nous paraît alors tout aussi absurde. Le parti pris rythmé, chorégraphié, ironique de la première partie nous fait ressentir à quel point l’univers des mathématiques peut être rassurant pour un jeune homme effrayé par les mystères et le manque de logique, et l’angoisse de Christopher face au monde devient beaucoup plus universelle que l’on pourrait le croire au premier abord : enfant projeté hors de son monde familier fait de petites routines quotidiennes, il se retrouve dans « l’étrange », ce qui n’est pas compréhensible et limité par des murs blancs, ce dont on ne sait pas si cela va nous faire du mal ou non. Son angoisse n’est plus seulement celle de l’autisme, mais celle de tout enfant confronté au monde des adultes où les gens se trahissent, cessent de s’aimer, se mentent, se font du mal. En ce sens, Philippe Adrien signe un travail plutôt touchant.

Malgré les quelques écarts à sa ligne anti-pathétique incarnée par le sérieux de Christopher, et les nombreuses références à l’auto-référentialité du texte – dis donc, Christopher, et si ton histoire devenait une pièce de théâtre ? – qui en deviennent un peu fatigantes, on ressort de la Tempête avec dans les yeux l’image de la danse finale de notre héros au milieu des formules mathématiques, triomphant, libre dans son petit monde imaginaire logique et lumineux. Et c’est peut-être tout ce qui compte.

Le bizarre incident du chien pendant la nuit, d’après le roman de Mark Haddon, adaptation Simon Stephens, mise en scène de Philippe Adrien à la Tempête, jusqu’au 18 octobre.