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Samuel Beckett

Zone Critique revient aujourd’hui sur le deuxième des quatre tomes des Lettres de Samuel Beckett, paru ce mois de novembre. De 1941 à 1956, des années de guerre à l’écriture des premières oeuvres en français (Molloy, Malone meurt, L’innommable, En attendant Godot), retour sur “Les années Godot”. 

Novembre 2015
Novembre 2015

Samuel Beckett a choisi pour l’édition anglaise de sa correspondance (dont le deuxième tome paraît en français en cet automne 2015) de ne retenir que les textes inhérents à son œuvre et donc à l’exclusion de sa vie. Mais en dépit de cette volonté de chasser l’intime il s’y répand. Il devient même une énorme goutte d’un liquide forcément « quelconque » (mais passionnant) eu égard à l’œuvre du créateur. Les lettres permettent de comprendre comment un certain vide existentiel se manifeste et comment l’œuvre devient le moyen de survivre à un mal  profond, à l’émiettement de soi-même.

C’est pourquoi à lire ses lettres se perçoit comment Beckett – non sans humour – éprouve son corps comme ceux des héros qu’il est en train d’animer (ceux entre autres d’En attendant Godot). Il ne les envisage pas distinctement et psychologiquement mais d’une manière diffuse, impalpable. Leur masse est modelée par la volonté du « je » dont l’espace est plus ou moins « formeless » (informe). Le tout écrit Beckett au sein d’une de ses lettres « dans l’espoir de me faire un sommeil d’épuisé. Et avec d’autant de satisfaction que le mouvement à lui seul constitue une espèce d’anesthésie ». Il permet en outre – du moins à l’époque de ces missives – au discours de se poursuivre.

Dans des lettres – que l’auteur nomme parfois des « dégueulades » – comme dans les œuvres qu’elles jouxtent, le je est donc une pâte bien friable, bien molle. Il  ne s’arrête pas et continue  inlassablement sa route (comme Beckett lui-même) ou attend de la prendre ou de la continuer (comme ses personnages). Par ce je en loque – et qui sera bientôt aphone puis aphasique – la question de l’écriture est posée. Elle devient  celle de la chanson de geste  deécrit l’auteur selon un barbarisme dont il a le secret –« désantrhropomorphisation » des créateurs comme de leurs personnages et de la redéfinition poétique du rapport langage-monde.

Parfois Beckett éprouve l’impression que ses mots crèvent au ras de sa peau, parfois que les gestes de ses héros se poursuivent à l’intérieur de sa poitrine. Ce qu’il « allonge » dans ses missives, il le roule en ses œuvres. La recherche d’un battement  rythmique et l’enchevêtrement des voix renvoient aux miasmes physiques et affectifs tout en se libérant «  des vieilles typifications et simplifications des moralités » dont selon lui la littérature anglaise est infectée« par l’élevage sélectifs des vices et des vertus ».

L’écriture chez l’Irlandais trace un corps dont la géographie anatomique est éparpillée et décousue. La forme cède sous le battement incessant de la parole dans un va-et-vient entre le corps, le rythme, la voix et le texte. Leur ferment représente « cette négation de la vie » qui, précise Beckett « a commencé par des symptômes physiques terrifiants (…) j’ai pris conscience de quelque chose de morbide en moi-même ». L’auteur la conçoit longtemps comme « inexprimable ». Mais après une mise en réserve pour une « possible formulation future »,  les Années Godot ouvrent la possibilité « de rendre tolérable le métier de rester vivant »

Dans certaines de ces lettres surgit une proximité avec la notion de « Corps sans Organes » que Deleuze et Guattari ont développé à partir d’Artaud. Cette configuration est  bien présente chez Beckett : elle met en question la fonction représentationnelle du signe dans la réalité. Et cela allait influencer en profondeur non seulement le théâtre mais la fiction et l’écriture contemporaine qui soudain pouvait grâce à Beckett et comme il l’écrit « se passer des fleurs de la parole ».

Avec En attendant Godot (comme les romans qui la précèdent) ce processus de “défloration” se met en marche par le vrai théâtre de la cruauté. Il « suit son cours » (Fin de Partie) selon la mise en scène d’une machine à produire le réel symbolique. Elle est plus puissante que celle de la « Colonie Pénitentiaire » de Kafka. Surgit non un néant originel, pas plus que le reste d’une totalité perdue mais la vision « post-war » de l’être. Et si la guerre et ses apocalypses n’ont même pas laissé à la culture l’usage de la parole, Beckett a su la reprendre de manière géniale selon un angle que nul n’avait essayé. Elle devient un plaisir pour l’œil « même les paupières fermées » et pour l’oreille une musique. En effet selon le créateur de Molloy « les mots ne la dégrade jamais en en réduisant la valeur à une simple anecdote ».

Beckett fut – et ses lettres l’illustrent – capable de saisir le rapport subtil entre le signe gravé dans le corps et la voix sortie d’une face.

Beckett fut – et ses lettres l’illustrent – capable de saisir le rapport subtil entre le signe gravé dans le corps et la voix sortie d’une face. Ou si l’on préfère entre la marque et le masque là où l’ancienne mimesis est radicalement déconstruite par des « errants ». La dissipation de leur corps implique directement la dissolution du langage dans le monde. C’est par eux qu’allait surgir la possibilité donnée au langage poétique de modifier le monde. Quant au démembrement du corps – à travers divers types de clochards célestes – il  ne provoque aucune douleur, non seulement à cause de la réduction de la subjectivité, mais aussi parce qu’il va de pair avec la jouissance de la subversion du langage.

Elle émancipe le texte et l’individu. L’un et l’autre ne sont plus soumis aux idéologies politiques et poétiques de l’époque. Pour résumer et à titre de symbole, on dira qu’il n’y pas plus éloigné d’un Sartre que Beckett. Et ce dernier aurait pu écrire à propos du premier ce qu’il écrivait au sujet d’un auteur anglais de seconde zone  « Le ridicule dans le style et la pensée est si énorme que je me demande s’il écrit sérieusement ou en parodie ». Mais ne tirons pas que les ambulances : les pétards mouillés de Sartre se sont assourdis. Quant à la littérature de conflagration – plus panique qu’absurde – de Beckett, elle ne cesse d’alimenter les esthétiques contemporaines.

  • Les Années Godot, Lettres 2 (1941 – 1956), Samuel Beckett, Gallimard, 768 p., 54 euros, novembre 2015