EH 5738P  Ernest Hemingway, Paris, circa 1924. Photograph in the Ernest Hemingway Photograph Collection, John Fitzgerald Kennedy Library, Boston.
Depuis les attentats du 13 novembre dernier, les ventes de Paris est une fête, récit autobiographique des années de jeunesse d’Hemingway dans le Paris des années folles, ont explosé. Pourquoi faut-il lire et relire ce chef-d’oeuvre ? 

2012 (1964)
2012 (1964)

Il y a des genèses de romans qui peuvent être dignes de l’écriture qui les suit. Qui l’échafaudent et la déploient. Qui semblent parfaitement s’insérer dans le tissu narratif qu’elles déclenchent. Celle de Paris est une fête en est. L’anecdote mythique veut qu’en novembre 1956 le Hemingway biographique se trouve à Paris, cerné peu à peu par la mort (son écriture survit tout de même à quatre mariages, trois guerres, deux accidents d’avion d’affilée, dans la brousse africaine, et un prix Nobel). Saisi de mémoire miraculeuse il cherche une malle entreposée à l’hôtel Ritz trente ans auparavant. Il la trouve et l’ouvre. De cette boîte de pandore heureuse s’échappent des cahiers, des fragments, des coupures de journaux “et les remises de sa mémoire et de son cœur, même si l’on a trafiqué la première, et si le second n’est plus” (p.330). Ce qui sort de la valise est une brise fraîche et jeune d’un autre temps, fleurissant à souhait dans l’écriture des dernières années de l’écrivain. De 1956 à 1961, Hemingway relira et retravaillera ces bouts de jeunesse à l’apparition merveilleuse. Jusqu’au jour où se levant il ne réussit plus à écrire, à chasser, ni à faire l’amour, et se tue avec son fusil préféré. Le roman prendra comme forme une transposition de cette fable à tous ces niveaux : ses thèmes, sa narration, son style, sont une constante mise en place de trouées de gaîté d’antan s’ouvrant dans l’étoffe de la débâcle générale.

De ce labeur re-découvrant sortent les vignettes parisiennes, série de courts tableaux sur ses années de jeunesse, s’enchaînant les uns aux autres par des subtiles ouvertures thématiques. À la mort de l’auteur, ce jeu orchestré de fragments fut intitulé A moveable feast, une fête mobile, une fête déplaçable. Le titre anglais fut choisi dans une remarque annexe et il n’est pas sûr que l’auteur l’ait souhaité. Cependant, tout comme l’anecdote génétique, il donne la structure de l’œuvre, la façon dont elle esquisse son sens : l’écriture se fait un reverdir du temps, elle dégage une fête qui apparait à souhait dans l’acte même d’écrire.

Tout le roman met en place une armature constante pour produire cette fête qui se déplace et traverse les années, faisant essaimer par trouées la ferveur gaie des années ou Hemingway devient lui-même en devenant écrivain.

La mort et la fête

Chaque texte produit sa cartographie, les coordonnées permettant de le parcourir ; dans A moveable feast deux pôles affleurent dès le premier chapitre, abscisse et ordonnée du cheminement de l’écriture : la mort, et la fête. Dès l’ouverture du roman au sein d’un bon café sur la place Saint Michel l’œuvre nous plonge dans un monde bas, médiocre, crasseux, et avant tout social : les sociétés complotent sourdement et sans répit pour s’immiscer dans les profondeurs, les joies, le travail bon, les amours bien faits par des amants libres et leurs délices vifs. Elles insistent dans leur rouleau compresseur affadissant, prenant d’assaut même ce qui semble le plus invulnérable : la solitude saine de l’écrivain, l’alliance des amants, la bienveillance des amis, le goût du temps, les délices simples des sensations. Tels sont les deux pôles du paradigme de cette écriture, les deux rails qui mènent le récit dans son apparente sobriété: la mort rôdant, et la fête vivante qui s’en dérobe grâce à un combat sans cesse renouvelé, discipliné, l’écriture. C’est dans cette dualité que Hemingway inscrit son travail, sous la forme d’une hygiène de vie (ou de l’écriture, termes interchangeables au sein de cette œuvre) permettant de battre la médiocrité assiégeante de la mort, afin de susciter l’impression fraîche et gaie de la fête.

Tels sont les deux pôles du paradigme de cette écriture, les deux rails qui mènent le récit dans son apparente sobriété: la mort rôdant, et la fête vivante qui s’en dérobe grâce à un combat sans cesse renouvelé, discipliné, l’écriture

Les moyens techniques de la narration sont solidaires de ce combat sous-jacent. Ainsi, pour dire l’insidieuse violence constante d’un monde adonné à la bêtise, Hemingway use de son art acerbe du portrait. Le mot d’ordre est l’efficacité, le “faire agir les personnages au lieu de les décrire”, la méfiance vis-à-vis des adjectifs et de certaines gens.

Zelda Fitzgerald ? “Elle partage ses secrets comme un faucon partagerait quelque chose avec un homme. Mais les faucons ne partagent pas. Scott n’écrivit plus rien de bon jusqu’au moment où il sut qu’elle était folle.” Gertrude Stein ? “Elle parlait sans cesse, et surtout des gens et des lieux. Ou mieux encore : elle se mit à ressembler à un empereur romain ; et tant mieux pour ceux qui aiment les femmes qui ressemblent à des empereurs romains.” Les personnages sont des colonnes subites érigées dans le paysage dérivant du brio de la narration active. Leurs portraits laissent entrevoir ces années folles, sans la moindre concession idéalisante, sans que la nostalgie n’ait prise sur le nerf tendu de l’écriutre. En un ou deux traits, la médiocrité mesquine s’exhale de l’ébauché; le monde est démasqué dans sa saoulerie, sa puanteur jaunissante, machinant pour réduire les bonheurs clandestins, s’évertuant à les dissoudre dans son flot de temps vieillisseur et banalisant.

Ce sont les « riches et le poisson pilote » venant piétiner les vies heureuses, la cabale ourdie contre les artistes, les bienheureux, les secrets. La voix narrative le dit mieux que quiconque : « deux êtres qui s’aiment, qui sont heureux et gais et font du bon travail, séparément ou ensemble, attirent les autres aussi immanquablement qu’un phare puissant va attirer la nuit les oiseaux migrateurs. Si ces deux êtres étaient aussi solidement construits que le phare, les dégâts, en dehors des oiseaux, seraient restreints. Ceux qui, grâce à leur bonheur et à leur réussite, attirent les autres ont en général peu d’expérience, mais ils apprennent assez vite à ne pas se laisser envahir et à prendre la tangente.» Ou alors : « c’étaient toujours les gens qui mettaient des bornes au bonheur, sauf ceux, très rares, qui étaient aussi bienfaisants que le printemps lui-même ». Le monde leur en veut, à ces exceptions. Elles ont des visages : Ezra Pound (le poète, la bienveillance), Joyce entrevu (le maître, digne), les anciens soldats devenus garçons de café par l’outrage du temps, Pascin (« on dit que les germes de nos actions futures sont en nous, mais je crois que pour ceux qui plaisantent dans la vie, les germes sont enfouis dans un meilleur terreau, sous une couche plus épaisse d’engrais »)…

Rayonnement du dialogue

Oui. Parce que ce roman raconte avant tout l’histoire d’une dérobade féerique hors de ces affres, celle du bonheur des élus. Celle-ci passe évidemment par le croquis dépeignant l’Autre indispensable, cette Hadley à peine décrite, mais incessamment présente. C’est elle qui est la pierre de touche. Non pas seulement par sa présence narrative en tant que personnage, mais par l’ensemble de l’élocution du roman. Dès le premier chapitre celle-ci se pose : le narrateur, assis dans un café, voit une belle femme entrer, et de la narration à la première personne point le « tu » : « et même si je ne dois plus jamais te revoir […] tu m’appartiens et tout Paris m’appartient, et j’appartiens à ce cahier et à ce crayon ». C’est que dans ce livre la forme dans laquelle le sens, le bonheur, surgissent, la forme dans laquelle la fête se déploie hors de la nostalgie et de la mort, est le dialogue. Le narrateur le dit, et il faut peut-être écouter le Hemingway vivant dire cette phrase: « je ne tentai pas non plus d’expliquer à nouveau ce que je tentais de faire en matière de dialogues », et c’est dans ce mystère non élucidé que tient une des clés de l’œuvre. La présence de ce « tu » est iridescente dans l’œuvre, elle ouvre subrepticement tous les passages de dialogue, caché ou pas. Elle crée les seuils, les fenêtres vers la gaité, la joie qui ne part pas, la santé et la fête. Ce « tu » fantasmé correspond à Hadley dans la narration, mais il tient toute l’énonciation y compris quand le personnage n’est plus là dans la scène racontée. C’est la deuxième personne à laquelle le narrateur dit « tu te rappelles » de façon incantatoire, et qui répond « Oui Tatie, je me rappelle absolument tout ». C’est dans l’interrogation proférée vers Hadley, dans le désir d’une réponse de cette voix fantasmée, que l’œuvre s’écrit. Le roman est de la sorte une lettre d’amour constante où la vie troue les voiles de la mort par percées. Et c’est dans sa réponse que tiennent les codes de l’œuvre, en particulier dans « Quelle chance », cette chance qui est à la fois le moteur poétique du roman et sa visée. Au sein d’un roman qui tente de dire la survivance intacte d’un paradis, la voix de Hadley est en quelque sorte la partie la plus paradisiaque.

C’est que dans ce livre la forme dans laquelle le sens, le bonheur, surgissent, la forme dans laquelle la fête se déploie hors de la nostalgie et de la mort, est le dialogue

La merveille des dialogues réside dans leur rayonnement vers ce qui n’est plus eux. Vers les blancs qui les entourent. Vers les narrations qui les précèdent ou entraînent, ou celles qui les suivent et les entament. Il y a une résilience des dialogues, diffus mais présents constamment. Un scintillement de leur vie –toujours si peu démonstrative, si légère, si fraiche, si efficace–, sur le reste du texte. Le présent du temps que l’on vit, non révolu dans la nostalgie qui par moments imprègne le roman, la présence de la fête, qu’Hemingway fait renaître par trouées, par percées, fonctionne comme ces dialogues. Elle renaît, malgré l’acharnement de la mort, du temps, des gens, de la médiocrité. Elle naît dans le geste narratif de la voix qui tient le récit, et qui ressemble à celle de l’Hemingway biographique. La narration dit le temps qui file, le début qui s’enfuit vers la fin et vers la mort, l’inexorable oubli, la dégradation, la vieillesse. Mais le dialogue, poème s’il en est dans l’œuvre de Hemingway, y surgit, et s’y préserve, et s’y dissout caché. La fête n’est plus cloîtrée dans le passé, et ne se perd pas, mais scintille de façon présente, par bouffées.

Pour préserver la fête, pour ne pas la perdre, Hemingway élabore un vrai art poétique dont les mots d’ordre sont l’hygiène et la discipline, dans la vie et l’écriture, considérées comme exactement équivalentes : « il vous faut faire de l’exercice, fatiguer votre corps, et il vous est recommandé de faire l’amour à qui vous aimez. C’est même ce qu’il y a de meilleur. Mais ensuite, quand vous vous sentez vide, il vous faut lire afin de ne pas vous préoccuper jusqu’au moment où vous vous remettrez à écrire. […] M’arrêter alors qu’il y avait encore quelque chose au fond, pour laisser la source remplir le réservoir pendant la nuit ». Être de ces gens qui « sous les lampadaires soudain allumés, se pressaient vers le lieu où ils boiraient ensemble, dîneraient ensemble et feraient l’amour ». Les huïtres délicieuses, les vins juvéniles, les amis généreux, et l’écriture vive des « phrases vraies ». Et le travail, ce travail qui « guérit tout » : l’écriture. Etre une écriture semblable à ces gens qu’Hemingway aime et qui vivent dans Paris, ce Paris qui « était une très vieille ville  et nous étions jeunes et rien n’était simple, ni même la pauvreté, ni la richesse soudaine, ni le clair de lune, ni le bien, ni le mal, ni le souffle d’un être endormi à vos côtés dans le clair de lune ». L’autre geste de l’écriture de Paris est une fête est la fixation par un Hemingway vieillissant de son art poétique, en revisitant le temps où il est devenu Hemingway, en se puisant là où il s’est fait écrivain, là où il est fort et invaincu. C’est le pari d’une vie indissociable du fait d’écrire, une vie faite dans l’écriture et une écriture faite dans la vie. L’une en l’autre et l’une pour l’autre, sans cesse. Quand la joie et l’honneur partent à vau-l’eau, pour qui a vécu, pour qui écrit, la fête subsiste, irréprochable, inatteignable, et elle est la vie, l’amour, l’ivresse et la jeunesse vécue, non contemplée au loin dans la nostalgie.

Ce Paris n’est pas au sens strict un lieu. D’ailleurs beaucoup de ce qui est raconté advient hors de Paris. Il s’y passe l’Espagne, les montagnes autrichiennes, et cette place lointaine et vague où la voix racontant siège et se fait. Paris est une écriture complexe et fraîche, une allure qui en sourd, l’élan qui s’en dégage. Une compréhension du temps, de son fleurir, de sa béance alliée quand on sait le vivre. C’est le pari de l’Hemingway admirateur de toréros : la fête, la lumière miroitante défiant et tuant la mort bête et lourde. Le feu d’artifice qui dans sa trajectoire pétillante nie et déroute l’abîme de nuits médiocres qui tentent de l’engloutir, une vie active riche, complexe, de guerres, de femmes, de voyages, d’écriture et du Paris qui ne la quitte plus.

L’on peut lire Hemingway en attendant la vue d’une époque, son Paris des années folles et la LostGeneration qui s’y perd. Le Paris de Midnight in Paris. Il y a de ça. C’est d’ailleurs sans doute ce livre, grand parmi d’autres, qui construit cet imaginaire qui sera tant suivi. Mais ce qui palpite en Hemingway ce sont ses fenêtres, ouvertes sur une lutte qui n’est pas historique, mais mythique et poétique, et dans laquelle l’écriture s’esquisse. Ces jours-ci la violence nous a rappelés à la mort, à sa présence, au fait qu’elle rode bêtement et sans répit. Une dame à la télévision remarqua que les exemplaires de ce livre fleurissaient pour la conjurer. C’est exact. Mais ce n’est pas exact seulement en temps de guerres et d’attentats. Hemingway pourrait nous dire que tout temps, même le plus heureux, est un temps de guerre et de combat ; que la mort, ainsi que l’écriture qui y naît pour la contrer dans son festin mobile, sont des choses qui ne cessent d’avoir lieu. Relisons-le donc.

  • Paris est une fête, Ernest Hemingway, Folio, 256 pages, 8 euros, 2012 (1964)

Federico Calle Jorda