« Fellini Satyricon », 1969.
Fellini Satyricon, 1969.

Délaissé par le monde de l’édition depuis 1958, date de l’édition de Pierre Grimal dans la Pléiade, le lecteur de romans antiques, tant grecs que latins, peut aujourd’hui trouver aux éditions des Belles Lettres matière à réjouissance : dans un volume massif qui fera date, sept des plus beaux romans des premiers siècles de notre ère sont réédités, dans une traduction nouvelle, fluide et moderne.

« Va, va restituer tous les honteux larcins

Que réclament sur toi les Grecs et les Latins. »

(Molière, Les Femmes savantes, acte III, scène 5)

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Aux heures sombres annuelles où la quantité, avide d’huiles inessentielles, se rue à l’auge d’une rentrée dite littéraire, où nulle sortie ne l’est plus, et baffre la galimafrée dite romanesque coscriptée toute par les milles têtes de l’hydre Térature contemporaine ; aux heures obscures de telle insoutenable curée, se dresse soudain hardiment à l’horizon un monument, exhaussé là, au milieu des grouillantes fripouilles, par les éditions des Belles Lettres, dont le nom seul vaut pour vocation. L’ouvrage est tant imposant que, par bonheur, dans son ombre vaste s’indistinctent les larves livresques informes produites à partir d’elles-mêmes, dans le gargouillement immuable d’un spongieux phénomène de gigantesque génération spontanée : les exécrables romans en tocs s’effacent devant les admirables romans antiques.

Une nouvelle querelle des Anciens et des Modernes

Le volume des Romans grecs & latins est un pavé salutaire jeté dans la mare monstrum des abominables fluences abdominales dites romanesques par impuissance analogique qui, toutes aqueuses, forment annuellement mare et cage, où s’estompent petit-à-petit, emprisonnés, tous les Münchhausen qui s’y osent aventurer mais inappétent ensuite à s’en extraire, en se tirant par les cheveux, qu’ils préfèrent alors couper en quatre afin que de rendre, par sophismes interposés, habitable leur bourbier. Sept merveilles du monde antique sont donc dans cet ouvrage réunies, épars entre le Ier et le IVe siècle de notre ère, et pourtant semblent infiniment proches de notre sensibilité littéraire, lors que d’autres romans, à peine éclos, sonnent déjà comme leur propre écho lointain, sempiternelle répétition des mêmes bavardages de toutes la nymphe la plus prolixe. Quand d’autres, muscades évanescentes, passent en un instant, Pétrone demeure, Apulée persiste, Héliodore subsiste. Et l’on découvre d’autres éternités dans Chariton, Xénophon d’Éphèse, Achille Tatius et Longus, dont les raveliens eux-mêmes ignorent en général jusqu’à l’existence. Nous les avons tous énumérés : que l’on juge de l’opportunité d’un tel volume, où se trouvent réunis Callirhoé, Les Éphésiaques, l’incontournable Satiricon de Pétrone, Leucippé et Clitophon, les merveilleuses Métamorphoses d’Apulée, Daphnis et Chloé, et enfin Les Ethiopiques, dont la scène d’ouverture, dévoilant le postlude auroral d’un mystérieux et sanguinaire combat, n’a rien à envier aux premières pages de Salammbô, que d’aucuns trouvent réussies.

Ces sept chefs-d’œuvre resurgissant hors de leur tombeau marmoréen, vêtus des neufs atours d’une traduction originale, ne peuvent ni ne doivent être ignorés des lecteurs modernes

Sept chefs-d’œuvre resurgissant ainsi hors de leur tombeau marmoréen, vêtus des neufs atours d’une traduction originale, pour la première fois depuis l’édition de Grimal, en Pléiade, ne peuvent ni ne doivent être ignorés des lecteurs modernes, – ils leur seront salvateurs, et certainement libérateurs, car l’on y découvre un art du roman dont aucun graphopracte morave aux insoutenables légèretés ontologiques n’eût jamais idée. Insistons-y tant qu’il faudra : les Romans grecs & latins sont une précieuse procellaire, bouffée d’oxygène ; un air immense ouvre et referme ce livre, le vent s’y lève et nous rappelle qu’il faut tenter de vivre. L’on y respire l’air, les altitudes les plus vivifiantes, et l’on comprend sans peine les pâmoisons où de tels romans, grecs particulièrement, faisaient tomber Rabelais lui-même ; avant que Huysmans ne porte aux nues, pour sa part et par le truchement de Des Esseintes, les Métamorphoses d’Apulée et le Satiricon de Pétrone.

L’art du roman éternel

Admirons donc et apprenons surtout de ces glorieux ancêtres, puisque lors qu’il y a querelle, les Anciens, on le sait, finissent toujours par l’emporter. Mais qu’apprendre de si lointains ouvrages ? Ceci tout d’abord que le roman, les temps premiers de son existence, n’avait d’autres définitions que d’être sans nom : « Les Anciens pratiquaient des formes longues de fiction en prose ; simplement ils ne les nommaient pas « romans ». Plus exactement, ils ne les nommaient pas du tout. Les œuvres en question n’avaient aucune désignation d’ensemble ; elles n’étaient appuyées par aucun discours théorique, liées à aucun rituel ou contexte de performance », peut-on lire dans l’Introduction générale de Romain Brethe et Jean-Philippe Guez. Tout autre chose, donc, qu’un Philippe Muray, cherchant dans son Journal, jour après jour, l’adéquate définition du « roman », et toujours butant sur son agénésie romanesque, qui le maintint dans l’incapacité douloureuse à produire, sans harnachement théorique étriqué, la moindre fiction en prose que ce soit, jusques aux deux opera poussivement arrachés à son impuissance, Postérité et On ferme.

Aux époques matutinales de son existence, le roman n’était encore accablé de toutes les circonjacentes filandres théoriques où l’on veut aujourd’hui le stranguler afin d’en pouvoir sans doute mieux exploiter les facilités maintes, – impunément. À l’inverse, les grecs et les latins, accusés excessivement d’ignorer tout de l’art romanesque, au lieu de se demander interminablement ce que doit être un immortel roman, les grecs et les latins écrivirent d’immortels romans ; et n’en dirent pas plus, puisque pas même n’allèrent jusques à les dire « romans ». Aussi tenaient-ils, sans le savoir, la probable meilleure définition que tant aujourd’hui, en exorables pourpensers, s’échinent à ne pas découvrir. Disons-le avec Bernard de Cluny, en un latin infusé de modernité romanesque : Stat romanus pristinus nomine, nomina nuda tenemus (Le roman des origines n’existe plus que par son nom, nous n’en conservons que des mots vides). Le roman des origines n’était rien moins qu’un nom vide – tout au contraire, vide de noms ; tous les romans n’étaient alors que des histoires sans nom, et le roman un genre sine nomine. Et peut-être était-ce là, dans ce lieu innommable, que le roman se tenait pleinement en sa vérité, où l’on pouvait le voir excéder en chacune de ses neuves manifestations toute précédente tentative de définition, décevant comme Protée en chaque métamorphose les attentes archétypes que l’on plaçait en lui.

Ce pourquoi l’on peut affirmer sans trembler du taxon que le Satiricon peut être dit roman tout autant que les Illusions perdues, et l’Ulysse de Joyce.

Nomen est omen, disaient les latins : le nom est augure, présage, souhait peut-être. Alors le roman, sine nomine, serait sans présage possible, d’être sans nom ; il serait ce qui toujours s’extravase des espérances, douteuses souventefois, que l’on place en lui. Littéralement, il est un genre éternel, puisque sans avenir, tout entier constitué des diverses et singulières présences de chaque œuvre. Par excellence, l’œuvre romanesque est celle qui vient en présence, et qui vient au présent : non pas, sans doute, sans passé, mais toujours sans prévisible avenir. Aussi doit-on bien entendre que le roman, semblable en cela à l’être chez Aristote, n’est pas un genre, aussi n’évolue-t-il point ; il renaît bien plutôt tout entier, substantifiquement identique, mais sous de nouvelles apparences, chaque fois qu’un opus génial voit le jour. Écrire un roman, c’est recréer le roman. Ce pourquoi l’on peut affirmer sans trembler du taxon que le Satiricon peut être dit roman tout autant que les Illusions perdues, et l’Ulysse de Joyce.

Le roman comme abus textuel

Après la parution et l’échec de L’Homme qui rit, Victor Hugo écrivait dans Choses vues, en 1869 : « J’ai voulu abuser du roman. J’ai voulu en faire une épopée. J’ai voulu forcer le lecteur à penser à chaque ligne. De là une sorte de colère du public contre moi ». Telle est, croyons-nous, la plus vaste et pourtant la plus exacte définition du roman : c’est le « genre » dont on peut, et dont on doit, abuser – c’est-à-dire que l’on doit « employer pleinement » et surtout dont on doit « user librement » (deux sens de l’abutor latin). À ce prix seulement, l’auteur parvient à « forcer le lecteur à penser à chaque ligne », ce qui est la moindre des prétentions lorsque l’on se pique d’écrire autre chose que de charmantes insignifiances en mal immédiat d’adaptation cinématographique.

Que l’on nous permette de constater entre parenthèses qu’il est fort amusant de voir que ce terme, signifiant en latin un usage plein et libre, a fini par dire en français le mauvais usage, allant jusques aux frasques sexuelles que l’on sait. Quoi qu’il en soit, mésuser du roman, c’est en bien user, puisqu’il n’est aucun autre moyen d’en user pleinement ; autrement dit, de porter le roman à son accomplissement, qui est de s’excéder dans l’épopée, comme le dit Hugo, c’est-à-dire dans le pur épospoiein, littéralement, la création de parole, sans qu’aucune explétive distinction ne s’immisce. Nous croyons fermement que définir le roman n’est jamais que l’étriquer ; et par malfortune l’école française florissante au XIXe siècle s’entendait avec une excessive ardeur à telle entreprise, qui fit du roman l’espace exclusif de petites histoires racontées avec toujours moins de style, et toujours moins d’intelligence, jusqu’aux provocations crépusculaires de Céline chassant, roublard, sans y croire, toute « idée » de sa propre œuvre – mais au profil du style, cependant, et non d’une quelconque lactescence formelle, du style devenu solitaire stylite littéraire. Les très-jeunes chefs-d’œuvre antiques nous le prouvent, ou le rappellent : l’essence du roman est excès, où l’on doit, ici plus qu’ailleurs, entendre l’excessus latin qui dit la sortie, la digression ; l’essence du roman est d’être espace d’un perpétuel excès de la création littéraire sur elle-même, de l’apeiron originel d’Anaximandre triomphant dialectiquement de tous les péraï où l’on voudrait le voir se dessécher.

Les honteux larcins

Certes n’est-ce point par quelque sotte haine de l’intelligence que nous ne pensons pas judicieux de s’acharner à l’entreglose théorique en matière romanesque ; tout au contraire nous semble-t-il qu’une intelligence assez vaste pour accueillir le phénomène unique que tout véritable roman constitue, se doit refuser à tout travail d’excessive définition a priori, pour méditer l’apparition de chaque œuvre dans l’éclat de son irréductible singularité. Sans doute mugiront les surexercés petits caporaux de la romanesquerie vaniteuse adornée aujourd’hui de tous les honneurs mondains, et voudront-ils persister à jeter sur les œuvres excessives l’anathème de leurs infirmes catégories, condamnant telle ou telle splendeur à n’être pas un « vrai roman », sous prétexte que telle autre cuistrerie précuite en conserve l’est excellemment, – mais qu’importe : ils se condamnent eux-mêmes à l’obsolescence immédiate. Leur donnerait-on Docteur Faustus qu’ils n’y verraient pas un roman. Lors, que diraient-ils des admirables Métamorphoses d’Apulée ? Rien, sans doute ; leurs défectueuses boussoles ne sachant plus être cardinales et des terres aussi apparemment chaotiques, ils n’en retrouveraient pas le Nord célinien.

Avec Héliodore, Chariton, Achille Tatius, Xénophon d’Éphèse, Longus, Apulée et Pétrone, l’on mesure l’ampleur que peut prendre le roman lorsqu’il respire à pleins poumons

Opportunément, les éditions des Belles Lettres nous donnent aujourd’hui les moyens, avec cet admirable volume des Romans grecs & latins, de n’être plus les dupes, consentants à demi, de telles étroites vues. Avec Héliodore, Chariton, Achille Tatius, Xénophon d’Éphèse, Longus, Apulée et Pétrone, l’on mesure l’ampleur que peut prendre le roman lorsqu’il respire à pleins poumons ; tandis que chaque année, sous nos latitudes délatinisées, il expire interminablement. Maints découvriront dans ce volume, l’art éternel du roman, qui n’est certes point celui des artificiers du minuscule, dits aujourd’hui romanciers parce qu’ils donnent leurs séniles scénarios sclérosés à des éditeurs plutôt qu’à des producteurs, mais qui fut en revanche celui de Rabelais, de Balzac et de Céline.

  • Romans grecs & latins, Les Belles Lettres, Paris, 1234 pages, 49 euros, 2016