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À l’occasion de la réédition du Baphomet de Pierre Klossowski (Prix des Critiques 1965) chez L’Imaginaire/Gallimard, Zone Critique revient sur l’une des figures discrètes du monde littéraire de l’après-guerre, qui symbolise pourtant ce que l’Histoire de la littérature française a connu, comme moment significatif dans son évolution, jusqu’à aujourd’hui.

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Remontant à la création de l’Ordre du Temple, le 13 janvier 1129 lors du concile de Troyes, Pierre Klossowski a pris la peine de retourner sur les traces de ce groupe militaro-religieux afin d’écrire un conte médiéval baroque, où la hauteur d’une langue française pure tient à raconter l’anarchie fratricide qui déchira les membres de l’ancienne milice des Pauvres chevaliers du Christ et du temple de Salomon. L’Eglise légitima ces guerriers en vue de protéger les chrétiens d’Orient après sa reconquête de Jérusalem. Sans doute, aux yeux de Pierre Klossowski, l’époque des Croisades était-elle la plus à même pour exprimer les vicissitudes mystiques qui le hantaient.

Frère aîné du peintre Balthus, et ami d’André Gide, de George Bataille ou encore de Louis-René des Forêts, Pierre Klossowski évoluait depuis son enfance dans un milieu d’artistes qu’il ne quitta jamais ; l’expression de sa pensée ne se faisait qu’artistiquement, notamment en dessin et en peinture, mais également en littérature où il sut rendre compte parfaitement des labyrinthes spirituels parmi lesquels il pérégrina longtemps. La dédicace de son livre, consacrée à Michel Foucault, n’est pas dénuée de sens : narrant les violentes confrontations qui divisèrent les Templiers, à qui d’autre Pierre Klossowski aurait pu dédicacer son livre si ce n’est à celui qui se révélera plus tard être l’auteur de L’Ordre du discours et de Surveiller et punir ? Avec Le Baphomet, Klossowski nous fait symboliquement part de ses propres déchirements religieux dont il a été la victime privilégiée, rendus ici à travers la grâce d’une maîtrise littéraire limpide et rare. Bien que nous assistons sous sa plume aux méandres des Frères catholiques qui ont conduit à la perte de l’Ordre du Temple jusqu’à sa dissolution définitive sous Philippe le Bel et le pape Clément V à la date du 13 mars 1312, Pierre Klossowski a su avoir le génie de rendre la violence de leur anarchie virile avec un style de haute tenue et l’exigence spirituelle qui l’habitait encore.

Enfer moyenâgeux

Sous les feux ardents de cet enfer moyenâgeux s’affrontent les personnages du Grand Maître et du jeune Ogier, le Frère Lahire de Champsceaux et sire Jacques de Molay parmi d’autres protagonistes dont les corps traversent diverses métempsychoses sous le regard du Roi, peu à peu démuni, qui subit impuissant la disparition certaine de son pouvoir. La mise en scène est classique : les unités de temps, de lieu et d’action y sont respectées. Néanmoins, au milieu des effluves surréalistes du réfectoire où se situe ce conciliabule apocalyptique, l’action est essentiellement centrée dans les rapports de force désœuvrants qui admonestent les différents partis en présence ; et le temps s’évapore, jusqu’à enflammer le cœur inquiet de l’éternité qui se détournera in fine de ses disciples reniés. Parmi ces faces-à-faces, où la solennité la plus rigide s’effiloche derrière des duels d’orgueils, la seule voie du salut passe par l’insurrection pure contre les pontes qui tentent vainement de soutenir encore leur ordre autoritaire : le nom Baphomet, que le jeune Ogier fait retentir dans l’enceinte de ce tribunal infernal, à la foi perdue et aux règles évanescentes, signe l’insoumission finale face au dogme désenchanté.

Que reste-t-il au sein du déclin généralisé ? Le souffle, que Pierre Klossowski fait traverser entre les êtres

Que reste-t-il au sein du déclin généralisé ? Le souffle, que Pierre Klossowski fait traverser entre les êtres : ultime présence de la vie éternelle qui se poursuit, socle de la vitalité des créatures qui demeurent vivaces, triomphe des justes qui parviennent à s’extraire des épreuves et des tortures.

Extrait :

« Pourquoi le Grand Maître s’est-il prononcé avec tant de détours ? Serait-ce parce que les âmes séparées auraient le privilège d’embrasser le vrai et le faux au gré de leurs humeurs que par hasard l’on se ferait passer ici pour morts ? Tous ces hommes, frais et vigoureux quant à l’apparence, éclatent de santé, les vieillards non moins que ceux qui sont dans la fleur de l’âge comme ceux dont les joues se couvrent à peine d’un léger duvet. Mais – ce qui achève de confondre Frère Damiens – c’est que tous font preuve d’une élasticité singulière, d’une souplesse quelque peu inquiétante ; debout ou assis, ils semblent suspendus ; se déplaçant, ils glissent plutôt qu’ils ne marchent ; bondissant d’abord d’un pas précipité, ils flottent ensuite avec lenteur ; tantôt ils se figent dans leur geste : couleurs et volumes s’accusent ; tantôt tout s’accélère, les teintes s’estompent ou débordent sur les contours. L’on chuchote ; puis, un éclat de rire jaillit et se répand en une tâche rougeâtre, tourne au violet et passe à l’azur ; enfin des paroles distinctes commencent à restituer à chacun sa physionomie ; lors, une objection, une mise en doute, une hypothèse sont avancées qui se déroulent et se déploient à long plis de velours ; l’on caresse des broderies d’or dans le détail et l’on se hâte de tirer dessus le candide manteau ; là s’effacent les plis et tendue sur le lin la croix s’épanouit ; ici ses branches se brisent sur le tissu froissé et s’enroulent autour d’un bras en sinueuses pétales. » (pages 152 et 153)

  • Le Baphomet, Pierre Klossowski, L’Imaginaire/Gallimard, 9,50 €, 232 pages, février 2016.