© Babelio
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« La fille de la photo est une étrangère qui m’a légué sa mémoire. » Cette phrase illustre la démarche d’Annie Ernaux dans Mémoire de fille. Entre archives et souvenirs, elle tente de ressusciter la « fille de S », la « fille de 58 ». Celle qu’elle était à 18 ans, alors monitrice dans une colonie de l’été 1958, à S dans l’Orne. Celle qui a vécu sa première nuit avec un homme, entre désir et contrainte. Celle qui a été rejetée, qu’on a appelé « putain sur les bords ». Cette étrangère, cette autre moi, du passé. Cette elle qui ne gardera de ce dépucelage raté qu’une honte énorme, envahissante. « Une honte historique, d’avant le slogan “mon corps est à moi” dix ans plus tard. »

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Annie Ernaux n’écrit pas une histoire, elle écrit une recherche. Le mystère se trouve là, dans cette passion folle d’une fille pour un homme, malgré la violence et le rejet. « Ce n’est pas à lui qu’elle se soumet, c’est à une loi indiscutable, universelle, celle d’une sauvagerie masculine qu’un jour ou l’autre il lui aurait bien fallu subir. Que cette loi soit brutale et sale, c’est ainsi. » Éclairer ce mystère impose la déconstruction du climat, des injonctions de l’époque. Éclairer le mystère, c’est aussi « explorer le gouffre entre l’effarante réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive et l’étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé. » Avec d’incessants aller-retour entre 1958 et 2014, entre elle et je, des descriptions de photographies personnelles, des extraits de la correspondance avec une amie d’enfance, Ernaux nous emmène dans ce gouffre. Et on la suit, happés par son écriture percutante. Percutante puisqu’elle relate des expériences que chacun a pu faire et nous livre des phrases d’une justesse qui nous fait dire qu’elle trouve les mots que nous aurions voulu avoir.

La mémoirede soi

« Il y a des êtres qui sont submergés par la réalité des autres, leur façon de parler, de croiser les jambes, d’allumer une cigarette. Englués dans la présence des autres. […] Ni soumission ni consentement, seulement l’effarement du réel qui fait tout juste se dire « qu’est-ce qui m’arrive » ou « c’est à moi que ça arrive » sauf qu’il n’y a plus de moi en cette circonstance, ou ce n’est le même déjà. Il n’y a plus que l’Autre, maître de la situation, des gestes, du moment qui suit, qu’il est seul à connaître. »

Rien n’est stable chez Annie Ernaux. L’écriture se fait mise à l’épreuve, de la mémoire et de l’identité.

La mémoire d’Annie Ernaux se décline en images successives, elle se visionne comme un film, un album photo. Sa mémoire est fragmentaire, intermittente, lacunaire… « L’avancée de la vie entre deux images m’est depuis longtemps invisible. » Ces images dissociées, atemporelle, à la chronologie manquante, elle les relie par l’écriture, elle les dissèque. Un but : anéantir leur statut d’icône, de symbole. Le maître-mot : déconstruire. Rien n’est stable chez Annie Ernaux. L’écriture se fait alors mise à l’épreuve, de la mémoire et de l’identité. Mais il s’agit moins de réconcilier, de former un tout que de dévoiler les discontinuités, l’historicité. Elle part à la recherche de ce ça a été, cher à Barthes à propos de la photographie et qui innerve l’œuvre d’Ernaux, à travers ses photos, son journal intime, sa correspondance. Ce n’est qu’au terme du récit de ces quelques semaines de l’été 58 qu’elle peut affirmer : « elle est moi, je suis elle. » Dans son récit, elle rassemble les preuves de ce qui a été, de ce qu’elle a été, de tous ces fragments qui composent l’histoire d’un individu et son identité. Elle illustre alors admirablement ce qu’elle défend avec ferveur dans chacun de ses entretiens : une identité oui, mais une identité mouvante. Une identité qui se redéfinit sans cesse dans sa relation au monde.

Le corps et la conscience

« Dans la mise au jour d’une vérité dominante, que le récit de soi recherche pour assurer une continuité de l’être, il manque toujours ceci : l’incompréhension de ce qu’on vit au moment où on le vit, cette opacité du présent qui devrait trouer chaque phrase, chaque assertion. »

Sa force est là : décrire le réel, sans envolée lyrique, sans métaphore, par un engagement permanent de son corps et de ses sensations.

Cet état d’effarement dans l’instantané, qui annihile la conscience du temps, la conscience de soi, qui laisse le sujet dans la passivité flottante du présent… Cet état-là ne laisse de l’expérience qu’un vague souvenir dépourvu de sens. Alors reconstruire le moment passé pour s’y replonger, pour re-sentir de nouveau, devient obsessionnel. Mémoire de fille part à la recherche des pensées de la « fille de S » pour les appréhender à l’aune de son moi présent, Annie Ernaux en 2014. Si la conscience de la jeune Annie de 58 ne pouvait appréhender sa première expérience de la sexualité mais aussi de la vie en communauté non-mixte pour ce qu’elle était, un traumatisme, son corps en a présenté les symptômes. Le texte est irrigué par le corps, le quotidien du corps, dans le corps et avec lui. La sexualité, la nourriture, le sang, l’apparence et le besoin de contrôle qui se fait plus fort que tout instinct de survie. Annie Ernaux décrit tout, sans détour, comme à son habitude, dans une écriture qui s’est vue attribuer maints qualificatifs : clinique, plate, blanche, crue… Peu importe. Le travail de la langue, du mot qui se rapprochera le mieux de la réalité qu’elle veut dévoiler, est un travail de longue haleine, un travail de concision aussi. Sa force est là : décrire le réel, sans envolée lyrique, sans métaphore, par un engagement permanent de son corps et de ses sensations.

« C’est l’absence de sens de ce que l’on vit au moment où on le vit qui multiplie les possibilités d’écriture. »

Ce récit n’est pas celui d’une seule chose. Il n’est pas seulement le récit d’une première fois ratée. Il n’est pas seulement le récit d’une première passion non-réciproque. Il n’est pas seulement le récit de la lente reconstruction qui suit. Il est aussi, surtout, le récit des deux ans qui ont entraîné Annie Duschene vers la recherche de sens, vers l’écriture.

  • Annie Ernaux, Mémoire de fille, Paris, Gallimard,  avril 2016.
  • Pour prolonger la réflexion : Annie Ernaux au singulier, Boomerang par Augustin Trapenard sur France Inter, émission du 13 avril 2016. http://www.franceinter.fr/emission-boomerang-annie-ernaux-au-singulier

Laure Bagaini