Eté 1910, Baie de la Slack dans le Nord de la France. De mystérieuses disparitions mettent en émoi la région. L’improbable inspecteur Machin et son sagace Malfoy (mal)mènent l’enquête. Ils se retrouvent bien malgré eux au cœur d’une étrange et dévorante histoire d’amour entre Ma Loute, fils ainé d’une famille de pêcheurs aux mœurs bien particulières et Billie, de la famille Van Peteghem, riches bourgeois lillois décadents.

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Difficile de ne pas rester hilare les trois jours succédant le visionnage de cette bombe grotesque qu’est Ma Loute. Durant la projection déjà, un public aux fous rires contagieux vous entoure, éclatant de part et d’autre de la salle par intermittences entre deux silences, tellement le déroulement du film est absurde, les gags distillés dans une atmosphère qui transcende le comique pour tendre vers une puissance poétique inouïe.

Difficile également de réussir à s’amarrer de nouveau à la réalité parisienne, contemporaine au sortir du cinéma. Vous l’aurez compris, Bruno Dumont fait voyager le spectateur dans un drôle d’objet filmique qui en revient au sens premier du mot satire : un véritable pot pourri, autrement dit un genre qui se caractérise par la souplesse de son sujet, de son ton, de son rythme. Une souplesse dont on peut trouver l’incarnation dans le personnage de Billie, être liminal au sexe indéfinissable jusqu’au générique final. Fillette costumée en garçon et inversement, cette figure carnavalesque —ou ange des marécages, c’est selon— suscite à la fois un attrait sensuel chez Ma Loute, l’amusement de ses cousines, la curiosité des enquêteurs et le désespoir de sa mère Aude Van Peteghem (Juliette Binoche).

Le diable est dans la maison donc, ou plutôt dans le Typhonium, demeure insolite juchant la baie de la Slack dans laquelle la famille Van Peteghem se rassemble en vacances ; mais il est aussi dans le quartier des pêcheurs où se délectent la famille Brufort des cadavres de bourgeois. Les victimes des « sans-dents » sont représentées comme les membres d’une aristocratie décatie digne du Bal des Têtes proustien : des visages grimés à outrance filmés en contre-plongées, qui ne font qu’accentuer la dégénérescence morale du clan Van Peteghem. On pourrait voir dans ces lignes du Temps retrouvé un portrait authentique du père de famille, André, composé par un Fabrice Lucchini métamorphosé : « tellement une autre personne, qu’à voir ce personnage si ineffablement grimaçant, comique et blanc, ce bonhomme de neige simulant un général Dourakine en enfance, il me semblait que l’être humain pouvait subir des métamorphoses aussi complètes que celles de certains insectes. » Des insectes observés sous bocaux de verre, oui, c’est bien sous cette forme qu’apparaissent nos grands acteurs français sous l’oeil du réalisateur à l’ironie cruelle mais jouissive.

Transatlantiques rouillés

Les « transatlantiques » rouillés croulent sous le poids des invités, les costumes crissent et les voix assourdissantes des histrions se déploient dans l’espace comme des cris de mouettes rieuses

Les « transatlantiques » rouillés croulent sous le poids des invités, les costumes crissent et les voix assourdissantes des histrions se déploient dans l’espace comme des cris de mouettes rieuses ; et pourtant la mécanique est parfaitement huilée. Le comique de répétitions tout en emphase et les effets grossissants se mêlent à des bruitages carabinés (citons par exemple le délectable grincement du corps de Machin qui se vautre dans les dunes). Le maître mot de Bruno Dumont semble être, pour son film au genre burlesque dans lequel il débute, la fabrication. Il organise à merveille son bal de pantins dégénérés, transforme un décor de carte postale en véritable podium de freak-show, tout en ne cessant pas de s’adresser à nous, spectateurs bien conscients de faire face à leur propre image. Le jeu des acteurs est tout dans une physicalité que des accessoires, des postures dignes de la Comedia Dell’Arte viennent contraindre : une démarche ultra-travaillée chez un Luchini engoncé dans son costume de bossu, chez une Valeria Bruni Tedeschi totalement frigide dans ses déplacements gênés par son corset, chez un inspecteur roulant au sol comme emporté par la gravité de sa bedaine. Des corps à l’oeuvre, donc, mais en permanence entravés, ce qui nous ramène à l’interprétation bergsonienne du rire : de la mécanique plaquée sur du vivant… et quel vivant monstrueux !

Des moment oniriques se détachent pourtant du rire qui nous accable tout le long du film; et procurent une respiration bienvenue (en plein dans un dîner familial, une mystérieuse séquence de rêve du frère Christian, joué par Jean-Luc Vincent). Progressivement, la stimmung de désolation que nous inspirent les paysages surannés du Nord de la France est infiltrée par des courants d’air fantastiques. Surviennent des « envolées » non pas lyriques mais mystiques, des personnages, dont les pieds ne peuvent s’empêcher de quitter la baie. Un à un, ils se déracinent de leurs terres viciées, de la vase et de la pesanteur des crimes (inceste vertical, cannibalisme) pour prendre de la hauteur, la même hauteur que prend Bruno Dumont pour regarder l’humanité de sa perspective à la fois acerbe et contemplative. La caméra se place souvent au loin, plans larges balayant qui le far-west du bord de mer, qui le district en apparence calme — mais d’un calme morbide — des pêcheurs de la famille Bréfort. Elle suit enfin majestueusement, à bord de ce bateau ivre cinématographique, le matelot Billie qui traverse le paysage en courant et balaye de son corps libéré l’horizon obstrué des autres personnages; pour suggérer au spectateur, d’un regard revolver, un ailleurs possible. 

  • Ma Loute de Bruno Dumont, avec Fabrice Luchini et Valérie Bruni Tedeschi, actuellement en salle