On connaît bien les bestiaires de Genevoix, on a lu ses romans régionalistes ; on sait aussi combien la guerre l’a éprouvé, comme elle a dirigé son œuvre. On connaît moins pourtant La Mort de près, « ce petit livre bouleversant » paru en 1972, « l’un des plus réconfortants jamais écrits » comme l’écrit Michel Bernard, et que les éditions de la Table Ronde nous font le bonheur de rééditer en ce joli mois de mai. Maurice Genevoix avait quatre-vingt-deux ans lorsqu’il l’a publié. C’est dire que cinquante ans après la fin de la Première Guerre Mondiale, la mémoire regarde encore ses traumatismes.

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Du mois d’août 1914 au 25 avril 1915, Genevoix fut sous-lieutenant d’infanterie, puis lieutenant, puis commandant de compagnie, au cours d’une année dont le poids des jours s’alourdit par celui des pertes. Si le romancier a déjà raconté tout cela dans Ceux de 14 (1949), il faut pourtant lire La Mort de près, qui semble clore harmonieusement le cycle. Le ton y est différent, puisque l’auteur refuse le détour commode par la fiction : c’est une adresse plus directe, sans le truchement d’une action romanesque, car le lyrisme d’une mémoire au travail se passe des subterfuges de l’invention. Le résultat est un texte émouvant en lequel convergent la sincérité du récit et la résolution de l’essai : « J’essaie d’approcher sans trahir ». Avec la générosité de ceux qui se souviennent pour ceux qui n’ont rien vu, Genevoix relate et se rappelle le quotidien au front. D’un côté, les “petits faits vrais” qui dévoilent tous les supplices d’une grande guerre de mouvement, de l’autre les méditations, inspirées par la mort qui rôde et condamne l’existence au sursis.

Nous voici encore dans les tranchées. Le jeune officier, « ce garçon qui était moi », manque trois fois de mourir, mais la fortune le laisse miraculeusement vivant. Genevoixest« intuable » comme le note son chef de bataillon, mais ces instants funambules entre la vie et la mort ne facilitent pas la tâche, car ils font germer les contradictions : entre la tentation constante de l’éternel repos et la peur sauvage de sentir la mort passer près de soi, les cœurs oscillent. Il y a heureusement le souvenir des choses qu’on a quittées, et qui tempèrent les idées tristes. Le foyer, les études, les amitiés, les pruniers pourpres de Châteauneuf, et les vieux moulins qui s’étoilent dans le ciel libre, c’est tout cela que revoit le jeune lieutenant Genevoix lorsqu’il ploie sous les balles, sous les obus, ou lorsqu’il creuse une niche profonde dans la glaise – au front, on se protège avec des usages de fossoyeur.

Radioscopie

C’est un texte court qui pense avec la profondeur d’un grand, parce que la complétude chez Genevoix n’a rien à faire avec la longueur. Cent quarante pages suffisent à construire « l’édifice immense du souvenir »1, mais c’est un souvenir d’une nature particulière, qui prend la forme et la douceur d’une radioscopie : La Mort de près s’intéresse moins aux évènements qu’à leur reflet dans l’esprit sensible – du narrateur, du personnage, du monde. Parce qu’elle est une « condamnation à mort sans recours en grâce possible », la guerre est l’occasion d’entrevoir la métaphysique d’une existence fragile, où l’on peut être sauvé par quelque chose d’aussi mince que le bouton d’une vareuse.

La Mort de près s’intéresse moins aux évènements qu’à leur reflet dans l’esprit sensible – du narrateur, du personnage, du monde

Il y a des passages difficiles, mais la pudeur et la sensibilité rendent plus acceptable la triste phénoménologie des morts violentes : le dernier frémissement des doigts, les corps prostrés dans la nuit pantelante, les membres qui tremblent avant le raidissement pour jamais, et les yeux qui reflètent ce qu’ils ne peuvent plus voir. Après les explosions, les noires fumées se dissipent et laissent le monde hideux se reconstituer : il faut alors recomposer le front, et tout recommencer, bravement. Seul moment d’apaisement, le soir où tout se tait, car la journée tient sa promesse de l’aube. Ce sont alors des pages rimbaldiennes, à cause d’une discordance tragique entre cette nature immobile, magnifiée, et une agonie collective, mais silencieuse. Offerts aux flots de soleil, les corps gisent dans les glaïeuls, deux trous rouges au côté droit, au côté gauche aussi, sur la nuque et au ventre, car la guerre de 14 est pire que celle de 70. Et à l’orée du soir, entre les hêtres, on peut enfin compter les morts, dans le silence d’une campagne au crépuscule tranquille.

Genevoix a pourtant là écrit quelque chose de réconfortant. Il refuse de « s’entraîner à l’oubli » mais devient le dépositaire d’un message bienfaisant, celui de « l’expérience d’homme », parce que le temps fait l’apaisement et permet enfin qu’on pardonne à l’Histoire. La Mort de près est le récit d’une âme au travail, qui s’efforce de se souvenir, de se rappeler, d’éprouver encore et de percevoir, mais qui lutte contre l’envahissement pétrifiant des affects. L’écriture y a quelque douceur médicinale, et opère la réconciliation de deux âmes en une seule : il n’y a plus d’opposition entre le narrateur et ce qu’il était dans le passé, entre celui qui relate et celui qui agit ; l’écrivain revêt son être d’autrefois comme un vêtement – la vareuse qui l’a sauvé, en ce 24 septembre 1914.

« Comment irais-je au-delà ? » Genevoix aura écrit ce livre huit ans avant de mourir. Le titre n’en a qu’une double force : avant la mort paisible, l’auteur relate la mort terrible, celle qu’il a vue de près – afin de pouvoir s’éteindre en celle, plus sereine, qu’il voit enfin venir. La Mort de près fait partie de ces textes que l’on termine en se demandant d’où l’on revient, et ce qu’il s’est passé. Il s’est passé Genevoix – et l’on se sent si ému, que l’on se sent plus humain.

Extrait

« Je savais donc les façons qu’a la mort de banaliser ses atteintes, de semer les cadavres, et de les transformer, peu à peu, en objets ordinaires, démythifiés de leur propre visage, des regards qui avaient croisé les nôtres, des voix que nous avions entendues. Alors, l’homme dans la bataille parvient à un état étrange, presque second, où persistent son pouvoir de sentir, sa lucidité, son jugement, où le sentiment de sa personnalité ne souffre point d’altération, mais tout cela décalé comme d’un bloc, jeté insidieusement, dans un océan de fatalisme, une marée d’indifférence qui serait désespérante si elle n’était à ce point secourable. »

1 Marcel Proust, Du Côté de chez Swann.

  • La Mort de près de Maurice Genevoix, Préface de Michel Bernard, La Table Ronde, collection « La petite vermillon » (n° 359), 7,10 €, 19 mai 2016