Crédit photo : S. Rezvan
Crédit photo : S. Rezvan

Zone Critique revient sur le premier roman de Joseph Andras, De nos frères blessés. Un texte poignant sur l’homme que fut Fernand Iveton, victime de l’Histoire au moment de la guerre d’Algérie.

Mai 2016
Mai 2016

Fernand Iveton a l’intention de poser une bombe dans un coin désaffecté de son usine. Il ne veut pas faire de morts, seulement des dégâts matériels pour marquer les esprits, militer en faveur de la cause algérienne. Européen communiste, mais se considérant comme pleinement algérien, il souhaite se solidariser avec les Algériens, victimes, selon lui, d’une colonisation injuste et inacceptable. Livré aux autorités par un de ses collègues, il ne pourra mener son entreprise jusqu’à la fin. Seulement coupable d’une intention de dégradation, il sera décapité par l’Etat français le 11 février 1957.

De cette histoire vraie, Joseph Andras tire ce premier roman De nos frères blessés, pour demander réparation à l’Histoire. Une manière de réhabiliter la mémoire de cet activiste, condamné pour l’exemple à une peine disproportionnée au regard des faits qui lui sont reprochés.

Le roman retrace donc le procès, l’exécution, la torture, les moments d’emprisonnement, sa rencontre avec ses avocats – mais propose aussi de nombreux retours en arrière où l’on découvre sa rencontre avec Hélène son épouse, ses moments d’enfance, d’adolescence, son amour pour son pays l’Algérie.

Héros ou terroriste ?

De cette ombre dérangeante de la récente histoire de France – dont on soupçonne par ailleurs qu’elle ait poussé Mitterrand à abolir, une fois président, la peine de mort, pour soulager sa mauvaise conscience – le romancier tire une histoire pleinement engagée, où coexistent violence et douceur, moments de vies et moments de morts, délicatesse et fureur. Et qui, en cent quarante pages, dénude l’âme et les chagrins d’un homme qui paiera de sa vie son engagement de jeunesse.

Il y a, comme de rien, des images sublimes qui se découpent : “Soleil en tessons brisés. Brûle la capitale par coupes franches”, nanties d’intenses moments de drame : “la violence aveugle, celle qui frappe les têtes et les ventres au hasard, corps déchiquetés aux aléas, coups de dés, la sordide loterie quelque part dans une rue, un café ou un autobus”.

Le lecteur sent bien que l’on a pris soin de ne pas le réduire ni à sa stricte dignité de héros, ni à sa condition de condamné à mort.

On y découvre aussi de terribles questionnements auquel est confronté le malheureux captif. Le roman nous plonge dans les soubresauts de la conscience de Fernand Iveton : “De quelles matières sont donc faits les héros, se demande-t-il, attaché au banc, la tête en arrière ? De quelles peaux, de quels os, carcasses, tendons, nerfs, étoffes, de quelles viandes, de quelles âmes sont-ils fichus, ceux-là ? Pardonnez, les camarades…” Iveton s’en veut, car il sent qu’il a failli à sa mission, il ne se sent pas à la hauteur. Héros ou terroriste ? Honorable sacrifice d’un homme pour ses idéaux ou chute d’un paria, mort d’un misérable traître à l’Etat français ? Il ne comprend pas, par quel déplorable coup du destin, il se trouve contraint d’être jeté en pâture à la foule, de quitter sa femme, ses amis, le fils de son épouse qu’il a toujours considéré comme son propre fils, ses parents – sa vie.

Apparaît petit à petit un Fernand Iveton traversé par une symbiose de sentiments et d’émotions variés. Le lecteur sent bien que l’on a pris soin de ne pas le réduire ni à sa stricte dignité de héros, ni à sa condition de condamné à mort. Le très discret Joseph Andras, qui a décliné pour ce livre le prix Goncourt du premier roman, a veillé, au contraire, à lui rendre sa qualité d’être humain, dans toute sa beauté et sa complexité, dans ses imperfections sublimes, son infinie grandeur et sa dérisoire petitesse.

De manière poignante, Andras laisse à travers ce premier roman d’une incroyable justesse, percevoir une réelle sensibilité portée par une plume musicale, lyrique, emportée et délicieusement incarnée qui permet, dans ce roman très maîtrisé, de réhabiliter, un demi-siècle après sa décapitation, la mémoire d’un homme puni pour l’exemple.

  • De nos frères blessés, Joseph Andras, Actes Sud, 144 p., 17 euros, mai 2016.