L’occasion nous est donnée par Le Castor Astral – cette maison d’édition où les chef-d’œuvres de Bernanos, depuis qu’ils ont quittés la chape de Plon, sont réédités dans une magnifique collection aux allures nocturnes –, de redécouvrir l’un des romans les plus mésestimés de l’auteur : Un Mauvais rêve. Ce texte pâtit trop souvent de son inachèvement et de sa parution posthume, alors qu’il est un jalon essentiel dans l’évolution de la pensée et de l’art romanesques de Bernanos. Préfiguration saisissante de l’univers vicié de Monsieur Ouine, ce roman expose de manière explicite l’un des thèmes clefs de cette œuvre : le rêve.

« C’est pourquoi rompons les liens des rêves ».

P. Claudel

Un rêve négligé

Mai 2016
Mai 2016

Point n’est besoin de chercher outre la célébrité l’excellent moyen d’offrir aux paresses spacieuses du peuple une occasion de faire flaques, et de se répandre en eaux troubles. À la mathématique inéluctable de l’axiome suivant se plient toutes les œuvres que l’histoire accroche aux devantures de la renommée : à la superficie du succès, l’ignorance est proportionnelle dans laquelle demeure la pensée qui en fait un volume. L’on ne lut sans doute jamais autant qu’à présent qu’il n’est plus de lecteur capable d’entendre à ses lectures autre chose que le déconcertant concert des dégoulinantes gloses devenues doxiques. L’air du temps est un air conditionné, et l’on pense en boîte afin de ne faire point de vents coulis dans les vestibules de la fin du monde. L’œuvre de Bernanos ne fait exception dans cette furieuse déferlante d’épaisses fadaises, qui ne sont là que pour tasser confortablement aux recoins l’inscience onctueuse, toute heureuse d’être adipeuse, des créatures indolentes qui font onduler doucement leurs insignifiances au long de ces interminables couloirs d’après tout. L’auteur de Monsieur Ouine, parce qu’il eût le bon goût d’avoir une jeunesse droitière, puis une vieillesse gauchère, si tant est que l’on puisse rabattre l’écumante colère qui trace à grands remous les contours des Grands cimetières sous la lune et des Enfants humiliés, cet auteur a l’inexpugnable honneur d’être aujourd’hui maltraité tout autant par les dextres que les sénestres. Guenille à guenille, l’on se l’arrache pour en pouvoir ramener aux étroites limites de son horizon politique les encombreuses grandeurs. « C’est mon mien à moi ! », glapit-on lorsque l’on en croit tenir une pièce complète. « Nenni, c’est-y pas plutôt pour moi qu’il est ? », rétorque-t-on alors, au camp adverse, lorsque l’on parvient à faire entrer dans son carré culterreux l’ombre d’un membre disloqué. Le cadavre descartelé brandille ainsi depuis un trop long temps entre de mauvaises mains : il serait bon qu’une saine taisure emplisse les cuistres, et que se fasse enfin sur son œuvre un silence propice à la pensée.

S’ils n’atteignent assurément pas à la profondeur du curé d’Ambricourt ou de Monsieur Ouine, Simone Alfieri, Ganse, Olivier Mainville et Philippe n’ont à rougir devant les autres membres du vaste peuple littéraire de l’écrivain.

Aussi serait-il péché, en pareil contexte de complète consternance, de ne point se faire altissonnant afin d’honorer de nos enthousiasmes la réapparition, dans les steppes de Francie centrale, d’un opus bernanosien singulier et cardinal, que les autoclamés « spécialistes » de cette plume s’entendent tous à recouvrir en hâte du litham définitif d’un magistral dédain. Un Mauvais rêve, car c’est bien de lui qu’il s’agit – et précédé, dans l’édition impeccable qu’en donne le Castor Astral, d’Un Crime –, est un texte dont il est bien dangereux de vouloir dissimuler l’importance derrière les commodes vapeurs de ses deux plus explicites signes distinctifs : sa parution posthume, et son inachèvement ; deux épouvantails que la critique agite dès toujours, lorsqu’il s’agit de ne pas se fendre une rotule à l’étude difficile de cet ouvrage. Le voici pourtant remis sous nos yeux ; et que constatons-nous d’autre que l’évidence d’une éminente importance… Sans l’ombre d’un doute, l’inachèvement d’Un mauvais rêve tient à l’achèvement de Monsieur Ouine, roman en quoi les intuitions présentes dans l’œuvre posthume se trouvent déployées pleinement, qui rendait alors anachronique l’univers de Simone Alfieri. Monsieur Ouine est achevé en 1940, mais durant les sept dernières années de sa vie, Bernanos ne trouve jamais opportun de mettre la dernière main à son Mauvais rêve, auquel pourtant il ne semble pas manquer grand-chose pour être achevé. Ceci car, de toute évidence, Bernanos ne ressentait plus, après l’écriture de Monsieur Ouine, le besoin de conduire à terme une œuvre qui n’était ni plus ni moins que l’antichambre de celui de ses romans qui serait ultime : Un Mauvais rêve conduit à Monsieur Ouine, et imposer l’inverse trajet au lecteur eût été, aux yeux de Bernanos, probablement une erreur. D’autant plus nous faut-il relire aujourd’hui cet étrange roman à l’ambiance strangulante absolument, où gravitent d’une vie paradoxale (comme il existe un sommeil paradoxal) des figures qu’il serait de mauvaise foi de vouloir, à toute force, affirmer inférieures aux plus grandes créations romanesque de Bernanos : s’ils n’atteignent assurément pas à la profondeur du curé d’Ambricourt ou de Monsieur Ouine, Simone Alfieri, Ganse, Olivier Mainville et Philippe n’ont à rougir devant les autres membres du vaste peuple littéraire de l’écrivain. Je ne sache point, par exemple, qu’il existe une figure de littérateur mieux dessinée, dans l’univers bernanosien, que celle du vicieux vieux Ganse, dont le nom dérive du grec γαμψός, signifiant « courbé », « recourbé », et dont l’âme illustre supérieurement la condition de l’homme pécheur « incurvatus in seipsus », selon les mots – heureux pour une fois – de Luther, qu’inspirait alors saint Augustin. « Haec incurvatio potest referri ad depressionem animi, propter gravedinem peccati, quia peccata faciunt … grave onus, quod hominem incurvat, et facit terram respicere (cette incurvation peut être appliquée à l’oppression de l’âme, à cause du poids du péché, car les péchés créent un poids tel qu’ils courbent l’homme, et le font regarder à terre) », écrivait saint Thomas dans son Commentaire au Psaume XXXVII. Ganse est, par excellence, l’homme d’une telle incurvation, dont la manifestation gagne encore en importance du fait qu’elle se réalise en l’âme misérable d’un homme de lettres. Certes, l’abbé Cénabre l’était aussi, mais de bien plus périphérique façon, qui puisait bien plutôt sa sinistre singularité dans le sacerdoce sien. Ganse est le seul écrivain laïque d’importance dans l’œuvre de maturité bernanosien, – car j’excepte Charles Dargent, personnage d’une nouvelle de jeunesse, où se lisent les tâtonnements d’une plume en quête d’elle-même encore. Mais Ganse seul n’est point une raison suffisante pour faire d’Un Mauvais rêve le texte capital qu’il est : il lui faut adjoindre Simone Alfieri, sa créature, celle-là même qui lui jettera au visage l’accusation de l’avoir « remplie de [ses] créatures » dont le grouillement l’étouffe ; et plus que le grouillement, peut-être, la prolifération, car bel et bien ces personnages prolifèrent-ils en elle : « ils vivent en moi, dit-elle encore, ils s’y installent, ils s’y multiplient ». Ganse ne va point sans Simone Alfieri : son mauvais rêve l’habite, elle le fera sien et le mènera jusques à son accomplissement macabre, au-delà du globule bourbeux de mauvaise littérature où s’est enfermé le romancier.

D’Un Mauvais rêve à Monsieur Ouine

De fait, Monsieur Ouine n’est plus même un mauvais écrivain mais une manière de spectre d’écrivain, un professeur de langues.

Ainsi faut-il voir dans l’accouplement surnaturel de Ganse et de sa secrétaire, cet accouplement jamais consommé en viande vivante, mais accompli en rêve, dans ce mauvais rêve où Simone Alfieri se laisse absorber toute entière, et dont elle finit par faire l’étoffe même de son existence, faut-il voir là, donc, la complète généalogie de Monsieur Ouine. Ce dernier ne rêve pas, dit Jambe-de-Laine ; il n’en a plus besoin, en effet, car il est un rêve, ou plutôt est-il la source obscure de tous les mauvais rêves alentour, comme le dit Steeny : Monsieur Ouine « se prête à tout, il se prête à tous les rêves ». De fait, Monsieur Ouine n’est plus même un mauvais écrivain mais une manière de spectre d’écrivain, un professeur de langues. Professeur de parole, donc, mais d’une parole qui n’est plus créatrice, ou plutôt qui n’est plus poëtique – d’une parole qui n’est plus une parole reçue, puis rendue aux hommes pour la plus grande Gloire de Dieu : « Ô mon Dieu, chantait Claudel, qui avez fait toutes choses donnables, donnez-moi un désir à la mesure de votre miséricorde ! / Afin qu’à mon tour à ceux-là qui peuvent le recevoir je donne en moi cela qui à moi-même est donné ». Écouter la Voix plus haute que soi, puis répondre et répandre sa réponse parmi les hommes qui la peuvent entendre, telle est la fonction du poëte, au sens le plus large du terme, dont Claudel fait une manifestation de la gratia gratis data, la grâce gratuitement donnée, dont le rôle est de faire « qu’un homme en aide un autre à revenir à Dieu » (saint Thomas d’Aquin). Ganse ni Cénabre ne sont des poëtes, Ouine encore moins, qui représente l’usage extrêmement inverse de la parole, au point que l’effet produit par son maléfique magnétisme sur ses étudiants lui inspire ces formules, prononcées sur son lit de mort : « pas un de mes élèves jadis, qui n’ait fait le projet de me suivre, comme vous dites, au bout du monde. Il n’y a pas de bout du monde, cher garçon […] mais chacun de nous peut aller jusqu’au bout de soi-même ». Qui ne verrait ici l’inversion vicieuse de l’envoi par le Christ, dans le monde, de ses disciples, dont saint Jean fait le prolongement de l’envoi par Dieu de son Verbe parmi nous : « sicut me misisti in mundum et ego misi eos in mundum (comme vous m’avez envoyé dans le monde, je les ai aussi envoyés dans le monde) » (Jn, 17:18) ? L’enversement est complet car non seulement Monsieur Ouine n’envoie pas ses disciples dans le monde, mais outreplus les incite-t-il à n’aller qu’en eux-mêmes, ainsi qu’il s’y trouvera acculé aux ultimes minutes de son existence, lorsqu’enfin il se verra « jusqu’au fond ». Non plus diffuser, propager la Parole de Dieu, réverbérer sur le monde Sa Lumière ; mais au contraire conserver en soi-même la parole d’un maître mondain, se reclore autour et ne la faire fructifier qu’aux funestes fins d’une solipsiste introspection perverse. Comme le menteur est, selon saint Augustin, celui qui parle de son propre fond, le mauvais écrivain rêve à partir de son propre fond, sa faculté créatrice tourne court, en ce sens précis qu’elle ne puise sa substance plus loin que son propre être, qu’il croit pouvoir maintenir subsistant de son propre fait : « Ganse est Ganse », affirme-t-il, et lorsque sa secrétaire lance qu’ils sont tous deux « au bout du rouleau » – comme Ouine veut aller au bout de soi-même – il opine et fait de cette idée, immédiatement, de la littérature, puisqu’il affirme que ce serait « un fameux titre ! ». Au surplus, toujours selon saint Augustin, le menteur non seulement parle de son propre fond, c’est-à-dire qu’il parle sans écoute préalable et, au lieu de répondre à une sollicitation toujours principe de son propre dire, préfère se croire initiateur de son babil éboulé ; mais encore garde-t-il surtout pour soi-même le trésor de sa parole. « Quiconque, écrit le saint Docteur dans ses Confessions, revendique pour soi-même ce que tu proposes à la jouissance de tous, et veut avoir pour soi-même ce qui appartient à tous, est refoulé du fonds commun à son propre fonds, c’est-à-dire de la vérité au mensonge ». La vérité n’est que devant Dieu, – à la fois la vérité qui se place sous le regard de Dieu, et la vérité qui doit Dieu, celle qui tient de Lui sa substance et sa fin. Simone Alfieri aime les mensonges parce qu’au contraire des créatures de Ganse qui l’insudent, ils sont, eux, « sortis de sa propre substance », ils sont « sa substance même, ainsi que les hideuses proliférations du cancer ». Tant est-elle avariée par le mauvais rêve de Ganse qu’elle ne trouve plus en elle que les mensonges pour lui être propres ; aussi se recoquille-t-elle aussitôt sur cette dernière étroite propriété comme sur ce qui seul peut encore lui appartenir, et lui signifier l’existence singulière de son être.

Le meurtre sera l’aboutissement de cette prolifération fatale de mensonges, le dernier moyen qu’elle découvre d’échapper au mauvais rêve de Ganse et de retrouver un peu de réalité au-delà de ce vaste vase clos : « oui, elle s’était crue à peine distincte, à peine plus réelle – ou moins vivante peut-être – que les personnages qu’elle sentait grouiller comme des larves au fond de ses ruminations monotones, et que la puissante volonté de Ganse réussissait seule à tirer de ces limbes. De tous les moyens qu’elle avait imaginés pour sa délivrance, le crime restait le dernier à sa portée, à la mesure de sa révolte impuissante ». Le meurtre plutôt que le suicide, car celui-là lui permet de « jouir un instant de cette solitude sacrée qui ressemble à celle du bonheur ou du génie », cette solitude qui n’est sacrée qu’au sens le plus terrible de ce terme capable de dire tout autant la bénédiction que la malédiction : Simone Alfieri, en tuant, se sacrifie, littéralement, se fait sacrée (sacer facere), s’arrache du fonds surnaturel de cette Communion à laquelle tout homme est appelé à participer, et se retranche en elle-même, car il n’est plus à ses yeux d’autre moyen d’avoir de son propre être une solide certitude, – solide parce que solitaire. N’être que soi, reclosion sur soi, donc n’être rien, car nul n’est en dehors de sa participation à l’Ipsum esse subsistens, l’Être même subsitant, tel est le secret de Monsieur Ouine, plus encore que de Simone Alfieri, lui qui « donne l’impression rare puissance de soi, d’une incalculable force psychique » et, dans le même temps, est ainsi décrit par Jambe-de-Laine : « son caprice dispose de nous. Car pour sa volonté, n’en parlons pas. Il n’a pas plus de volonté qu’un enfant ». Le caprice, c’est la volonté qui se veut provenir de soi et aboutit à soi, la volonté qui ne veut que selon soi-même ; aussi Monsieur Ouine n’a-t-il point de volonté, parce que la volonté, au sens le moins torve du terme, est toujours et en dernière instance la Volonté divine faite comme la nôtre. Non point tant l’effacement de notre volonté propre que son union intime d’avec celle de Dieu – et par-là même son accomplissement. Selon saint Augustin, dans la Cité de Dieu, l’homme « a été créé droit afin de vivre selon son auteur, non selon lui-même, c’est-à-dire pour faire sa volonté plutôt que la sienne propre ». Vivre selon soi-même, c’est donc vivre secundum mendacium, selon le mensonge, car « si l’âme est véridique, c’est auprès de Dieu que se trouve la vérité dont l’âme est participante, et, si l’âme n’en est pas participante, tout homme est menteur ; si tout homme est menteur, c’est que nul homme n’est par lui-même véridique » (In Johannis Evangelicum).

Ontologie du rêve

Qu’en est-il donc, en cette perspective, du mauvais rêve dont je n’ai dit encore la nature ? Il est sans doute bien acrobatique pour les esprits badigeonnés au dégoûtant goudron des pires psittacismes psychanalytiques, d’entendre en matière onirique autre chose que les contournantes ritournelles que zimboume l’orphéon des fariboles psychologiques. Il le faut essayer ici pourtant, car rien n’est plus éloigné du sens que Bernanos donne au rêve, qui rayonne en premier lieu d’une dimension de signification ontologique. Car rêver n’est pas songer, qui vient de somnium, le sommeil, tandis que rêver, on l’ignore excessivement, nous tombe tout droit de l’ancien français « resver » (lui-même dérivé de l’exvagus populaire latin), signifiant « rôder, errer » ou « se déguiser », – et sa racine latine probable ajoutait à cela le sens de « sortir de », que l’on retrouve dans l’évader français. Aussi le rêve a-t-il bien sens d’une évasion, chez Bernanos, d’un errement hors de la réalité et hors du temps – mais tout dépend du lieu que vise l’âme lorsqu’elle tente ainsi de s’échapper au dehors du monde, nous le verrons ci-devant. Rêver, fondamentalement, n’est autre que l’acte par lequel l’esprit, sans en avoir conscience, renoue avec sa plus intime possibilité, et sa plus haute faculté, à savoir celle de prendre sur lui-même le retrait suffisant à mettre le monde en perspective. J’entends ceci au sens le plus étymologique d’un terme descendant du latin per-specere, « regarder à travers » : mettre les étants mondains en perspective signifie les contempler de suffisamment loin – d’une prise de retrait que la structure réflexe de l’âme seule permet – pour que leurs profondeurs ontologiques apparaissent et s’organisent autour du point de fuite qu’est la transcendance de l’Être même. L’âme, par exemple, voit le temps passer, ce qui lui serait impossible si elle était toute entière embarquée dans son mouvement sempiternel, et si elle n’avait un centre immobile, reflet en elle de l’éternité ou de l’Éternel plutôt, qui la rend sensible au permanent influx des choses autour d’elle, cependant qu’en son foyer brûle sans se consumer, et rayonne sur son entière existence, l’immortelle flamme infinie de son Principe.

Aussi le rêve a-t-il bien sens d’une évasion, chez Bernanos, d’un errement hors de la réalité et hors du temps

Lorsque Monsieur Ouine affirme à Steeny : « vous apprendrez de moi à vous laisser remplir par l’heure qui passe », c’est bel et bien cette essentielle disposition de son esprit qu’il entend essayer de faire taire, afin de se couler flasquement et se laisser flotter dans l’effluence du temps. Bernanos sait bien, car il est chrétien, que la réalité prise au sens des choses données n’est pas ultime, car données toutes choses le sont jusques en leur existence, qui n’est qu’une participation à l’Être même, seul subsistant absolument : le monde n’est pas illusion, car tout est, mais rien n’est par ses propres forces, et rien au domaine des étants n’épuise l’Être qui les déborde tous infiniment. Or, l’esprit de l’homme dispose d’une particulière capacité à faire en soi-même retraite et soudain saisir le monde comme illuminé par l’arrière, ou par le dedans : l’homme voit l’Être, au cœur même des étants, transparaître ; et peut ainsi se mouvoir dans un univers plus vaste que les immédiates res, telles qu’elles lui sont exposées tout contre les yeux. Rêver, c’est laisser s’ouvrir en soi-même l’essentielle dimension où l’âme se peut éployer jusqu’à ses véritables dimensions, qui sont d’éternité.

Mais ainsi faisant, l’esprit s’expose à la plus tragique des méprises que décrit si bellement le mauvais rêve bernanosien. L’esprit peut en effet se faire aveugle à l’origine de cette vertigineuse capacité neuve, et s’en croire principe au lieu de croire en son Principe ; il peut s’en vouloir maître et la faire instrument de ses manigances mondaines. L’homme devient alors, selon la belle expression populaire, la proie de ses rêves : au lieu de se laisser prendre par le Premier, d’accorder au Principe la primauté compréhensive qui est la sienne, l’homme se veut hausser à la hauteur d’une prévalence usurpée. Captivé par icelle, il s’en fait le captif volontaire. Tel épris d’être premier qui croyait prendre, et finit par être pris au propre jeu de sa profonde nature pervertie. D’un trait : si le rêve est la faculté de l’irréel, le mauvais rêve est l’irréel que l’âme produit à partir de son propre fond, tandis que le bon rêve est en quelque façon le surréel, – l’irréel en quoi l’âme se retrempe comme en sa propre source, qui la précède et l’excède absolument. Dans les deux cas l’onirisme ontologique désigne l’existence saisie dans le clair-obscur que provoque la conscience soudaine de son double-fond, vers quoi l’âme se sent une capacité naturelle d’échappement qui est un appel d’être. Mais dans le cas du mauvais rêve, l’âme se croit source de cette profondeur ondulante et douloureuse parfois ; elle s’y enclot alors et n’en veut plus sortir ; ses propres tréfonds la satisfont, où elle se fait spéléologue d’elle-même exclusivement. Ses actes tous, même les plus infimes, se font centripètes : il n’y a plus qu’elle, toute stante en soi-même, et rien ne saurait alors échapper à sa vertigineuse force d’attraction.

Monsieur Ouine tel qu’en lui-même

C’est pourquoi Jambe-de-Laine peut affirmer ceci de capital que : « comme d’autres rayonnent, échauffent, notre ami absorbe tout rayonnement, tout réchauffement. Le génie de Monsieur Ouine, voyez-vous, c’est le froid. Dans ce froid, l’âme repose ». Formule souventefois notée, rarefois comprise. Il la faut entendre en étroite corrélation avec ce que j’ai dit plus haut du renversement que Ouine fait subir à l’envoi des disciples dans le monde et n’oublier pas que la Charité est une force d’effusion, de diffusion, qui n’est point garde mais regard et ne veut donc pas que pour soi chacun la garde, mais que tous se viennent placer sous son regard souverain. Parce qu’il se croit instant par lui-même, Ouine se veut centre, et comme tout centre, il fait autour de lui graviter tout ce qui passe en sa proximité, avant que de l’absorber finalement, car il ne sait qu’aspirer. Tout poëte, disait Claudel, doit inspirer afin de pouvoir expirer ensuite sur le monde une parole de vérité, soufflée en son dedans par l’Esprit-Saint. Incapable d’inspirer, ou d’être inspiré, Monsieur Ouine se contente d’aspirer les êtres alentour, âmes comprises, sans pouvoir jamais faire même fructifier ces succubiennes succions existentielles, car rien de lui jamais ne sort. « Dans ce froid, l’âme repose », dit Jambe-de-Laine – précision essentielle. Absorbée par Monsieur Ouine, l’âme repose dans l’isolement soudain qui est le sien, dans l’illusion de l’autostance, dans le maléfique mirage d’une subsistance ontologique usurpée à Celui dont elle ne veut entendre parler, – et plus encore dont elle ne veut entendre les paroles. L’âme repose : elle se dépose en elle-même, dénudée dans la froidure des nocives curiosités de Monsieur Ouine, et toute nument alors se croit installée solidement sur son propre sol. Aussi s’offre-t-elle ainsi, sans le savoir, un pernicieux aperçu de l’enfer, car « l’enfer, c’est le froid », dira le Maire de Fenouille ; l’enfer, c’est donc cela même qui fait le génie de Monsieur Ouine, dont les dangereux désirs correspondent en tous points, nul ne semble l’avoir noté, aux funèbres plaisirs de Judas suspendu au figuier maudit, tels du moins qu’ils sont admirablement composés dans La Mort de Judas, de Claudel. « J’ai acquis de tous côtés, dit Judas, autonomie et indépendance » ; et d’ajouter : « à droite, à gauche, il n’y a plus d’obstacle », faisant ainsi écho à Monsieur Ouine lorsque celui-ci affirme, sur son lit de mort : « je me vois maintenant jusqu’au fond, rien n’arrête ma vue, aucun obstacle ». Ouine n’est que lui-même, il n’est donc rien du tout ; et si en lui « il n’y a rien », c’est qu’il n’y a point Dieu. Tel est l’accomplissement du mauvais rêve, lorsque celui-ci atteint à son paroxysme et presque se dévore lui-même, à force de tout absorber : Ouine se veut tant source de l’irréel illusoire qu’il finit par n’être plus lui-même qu’une irréalité creuse, toute aride d’être et pleine d’une vertigineuse vacuité vaste. Le péché « nous fait vivre à la surface de nous-mêmes, nous ne rentrons en nous que pour mourir, et c’est là qu’Il nous attend », écrivait Bernanos dans son Agenda. À l’heure de l’abîme ultime seulement, Ouine se découvre rêveur, c’est-à-dire masqué, errant solitaire aux superficies de soi-même comme un spectre exilé rampe aux franges de l’enfer.

Tout poëte, disait Claudel, doit inspirer afin de pouvoir expirer ensuite sur le monde une parole de vérité.

Ainsi, le mécanisme du mauvais rêve est fort simple en vérité. L’âme se découvrant capable de voir au-delà du réel platement entendu, lorsqu’elle refuse d’accepter de n’être point la source d’une telle capacité, l’âme donc produit autant qu’elle peut de l’irréel qui vient alors redoubler le monde alentour et jette sur son regard, trouble soudain, le voile translucide d’un mensonge dont le but unique est de lui dissimuler son Principe, afin qu’elle se puisse entretenir elle-même dans l’illusion de son autonomie. « Ganse est Ganse », et Simone Alfieri par conséquent ne peut qu’être l’une, ou pire : plusieurs, de ses créatures ; aussi finit-elle par tuer afin que d’échapper à l’autorité ontologique de celui qui tendait à devenir son auteur. La singularité de ce personnage tient à ce qu’elle n’est pas l’auteur du mauvais rêve qui l’absorbe. « Pour mériter le nom d’imposteur, écrivait Bernanos, il faudrait qu’on fût totalement responsable de son mensonge ; il faudrait qu’on l’ait engendré, or tous les mensonges n’ont qu’un père et ce père n’est pas d’ici […] car il n’y a pas de mensonge, il y a des générations de mensonge ». Nul n’est père de son mauvais rêve, pas même Monsieur Ouine qui pourtant l’intériorise au point de n’être plus autre chose qu’une inépuisable source de cauchemars.

Aux sources du rêve

N’y a-t-il donc pas de commencement au mensonge, au mauvais rêve ? Absolument parlant, non ; mais dans l’existence particulière de chacun, la source du rêve, donc, au moins en puissance, du mensonge lui-même, est identifiable sans difficulté : c’est l’enfance, dont Bernanos affirme tirer tout ce qu’il écrit « comme d’une source inépuisable de rêves ». Car si l’enfant est, par définition, celui qui ne parle pas (l’in-for latin), il est également celui qui ne ment pas : l’enfant ignore, pour le temps bref où l’on ne lui aura point encore menti pour la première fois, la dialectique mensongère de l’être et du paraître, cet « archipel du mensonge » que l’on rencontre dans L’Ontologie du secret de Pierre Boutang. « Commencer de mentir est impossible, écrit ce dernier, si l’on ne vous a pas menti, si l’opposition d’être et de paraître ne s’est pas isolée pour vous, si l’enfant n’a pas été trompé par l’apparence et détrompé par l’être ». Aux yeux de Boutang, le premier mensonge ne peut être qu’un refus ; la découverte par l’enfant qu’on lui peut refuser ce qui lui est dû, que l’objet de son besoin lui peut être dérobé, qu’il lui peut donc échapper, et les grecs savaient bien que « ce qui échappe » (λήθω) est la source de la non-vérité. « La vérité, continue Boutang, où être et paraître ne s’échappent pas, ne se trouve primitivement et purement que dans cet acte et ce don, que le chrétien nomme charité ». Ne point donner, telle est la source du mensonge, lorsque l’enfant découvre qu’il y a quelque chose qui se retient, qui se refuse à lui, un être scellé, pour quelque obscure raison, au-delà du paraître – c’est-à-dire de ce qui se donne à lui, vient à l’encontre de ses désirs et de ses besoins. L’enfance est, aux yeux de Bernanos, cet en deçà du mensonge qui lui-même n’est un état d’innocence que par la grâce baptismale dont la fonction même est de nous rendre « quasi modo geniti infantes ». De ce lieu seul peut remonter la matière ou plutôt la lumière nécessaire aux bons rêves que sont les grandes visions et créations poëtiques.

Si l’enfant est, par définition, celui qui ne parle pas (l’in-for latin), il est également celui qui ne ment pas : l’enfant ignore, pour le temps bref où l’on ne lui aura point encore menti pour la première fois, la dialectique mensongère de l’être et du paraître, cet « archipel du mensonge » que l’on rencontre dans L’Ontologie du secret de Pierre Boutang.

Il n’est guère étonnant de constater que les mauvais rêveurs sont toujours, chez Bernanos, des personnages dont l’enfance ne fut point glorieuse : Monsieur Ouine insinue avoir subi de sinistres attouchements sexuels dans son enfance, tandis que Simone Alfieri avoue avoir été une petite fille « très ordinaire » qui « s’était haïe dès l’enfance », et à Ganse qui veut à toute force écrire ses Souvenirs d’enfance, elle confesse : « on n’est jamais sûr d’en avoir eu », une enfance. Et Ouine, au surplus, tient à Steeny ce langage : « une vraie jeunesse est aussi rare que le génie, ou peut-être ce génie même, un défi à l’ordre du monde, à ses lois, un blasphème […] Quand tout s’altère, se corrompt, retourne à la boue originelle, la jeunesse seule peut mourir, connaît la mort ». Tous deux se trouvent donc coupés de la source de leurs rêves : l’un avoue n’avoir jamais rêvé, avant d’enfin « s’ouvrir au rêve comme un vieux bateau pourri s’ouvre à la mer » ; et l’autre n’a jamais su « dominer ses rêves » qui ont « envahi sa vie, étouffé sa volonté, son âme ». Rêves inexistants, dans le cas de Monsieur Ouine, rêves pervertis dans le cas de Simone Alfieri, rêves retournés contre elle-même, rêves monstrueux comme une plante tropicale tentaculeuse dont l’affreuse frondaison se mettrait à proliférer jusqu’aux plus intimes recoins de son être, et la finirait par stranguler toute entière. Le rêve ainsi libéré de ses surnaturelles origines croît selon son ordre propre, et lentement enferme l’âme dans les infinis reflets de son interne fermentation interminable. Enfin, y a-t-il à cela quelconque remède ? Un seul, semble-t-il, qui tient en un mot : la sainteté.

La réalité salvatrice des saints

Chez Bernanos, le rêveur n’est jamais éveillé que par la fulgurante effulgence d’un saint, ou d’une sainte, dans les ténèbres de ses rêveries mauvaises. La sainteté seule possède la force surnaturelle capable de faire crever le rêve, comme ces bulles de savon que les âmes deviennent entre les mains de Monsieur Ouine – que, pour sa part, il se gardait bien de faire éclater. Mouchette, par exemple, la première, accueille la voix de l’abbé Donissan comme « un visage ami dans un effrayant rêve ». Car le saint est celui par qui, de la plus éminente façon, la Grâce se fait en ce monde efficace – de même que dans les sacrements qui partagent avec lui cette aptitude à réveiller les mauvais rêveurs –, or la Grâce est avant tout ce par quoi l’homme atteint à quelque vérité que ce soit ; elle est ce en quoi l’homme vit, aime et connaît, lorsqu’il est en Vérité. « Omne verum, a quocumque dicatur, est a spiritu sancto sicut ab infundente naturale lumen, et movente ad intelligendum et loquendum veritatem (toute vérité, quel que soit celui qui l’exprime, vient de l’Esprit Saint comme source de la lumière naturelle et comme exerçant sur l’esprit de l’homme une motion pour saisir et dire le vrai.) », écrivait saint Thomas. Le saint est celui pour qui, dit encore saint Thomas, « omnia dicimur in Deo videre, et secundum ipsum de omnibus indicare, inquantum per participationem sui luminis omnia cognoscimus et diiudicamus, nam et ipsum lumen naturale rationis participatio quaedam est divini luminis (toutes choses sont dites vues en Dieu, et toutes choses sont dites jugées d’après Lui, en tant que toutes choses sont connues et jugées par participation à sa lumière, car la lumière naturelle de la raison elle-même est une certaine participation de la lumière divine) ». La Grâce donne au saint l’intuition immédiate de ceci que toute vérité n’est rien d’autre qu’une participation du regard à la lumière divine : rien n’est vu en vérité hors de cette clarté surnaturelle, pas même les vérités découvertes ou déduites par la raison naturelle qui n’est qu’une participatio quaedam divini luminis. Le saint est alors celui qui sait qu’avant toute vision, il est vu lui-même, et que toutes choses ne sont pour lui visibles que parce qu’elles sont vues par le Principe qui les fit et les voulut ; et qu’avant toute parole au monde adressée, il y a une Parole dite de toute éternité, à laquelle il ne lui est donné que de pouvoir faire une infime et infirme réponse.

La sainteté seule possède la force surnaturelle capable de faire crever le rêve, comme ces bulles de savons que les âmes deviennent entre les mains de Monsieur Ouine.

Ainsi, et seulement ainsi, se peut trouver conjurée la puissance néfaste du mauvais rêve : le rêveur soudain se trouve en face placé d’un éblouissant rayon de l’Être même, devant lequel il ne peut point fermer les yeux, car sa prime action est de s’aller droitement refléter au plus intime de son âme, là l’attend un même éclat de la divine Lumière qui se découvrira soudain tout scintillant de vérité. C’est une telle rencontre, au sens exact du terme, que décrivent les dernières lignes d’Un Mauvais rêve, lorsque Simone Alfieri, après avoir commis son crime, se voit surprise en pleine nuit par un prêtre, pour la seconde fois de la soirée : « nul mensonge ne lui vint aux lèvres, et d’ailleurs, elle eût jugé vain n’importe quel mensonge. Ce prêtre fantastique, surgi deux fois des ténèbres, savait tout. Une seule chance lui restait peut-être – reconnaître sa funèbre puissance, s’avouer vaincue… ». Tant de termes essentiels en ces quelques phrases que l’on ne sait par où les prendre… Le prêtre fantastique, littéralement « imaginaire, irréel », rend vain tout mensonge ; il surgit des ténèbres en braquant sur elle l’éblouissant faisceau d’une lampe torche, – il l’illumine donc, et par la grâce de telle illumination, la meurtrière comprend intuitivement qu’il sait tout. Le mauvais rêve se renverse, et l’envers du décor se révèle son endroit. Ce n’est pourtant pas dans Un Mauvais rêve mais dans Un crime que le lecteur découvrira le destin de Simone Alfieri, qui n’était alors qu’Évangéline : l’on comprend ainsi que la « funèbre puissance » à quoi fait allusion la ligne dernière d’Un Mauvais rêve n’est point celle du prêtre – pourquoi serait-elle funèbre ? – mais bien celle du Prince de ce monde. Simone Alfieri est allée trop loin dans son mauvais rêve pour en être extirpée par ce prêtre maladroit ; prêtre qui, surtout, ne trouve pas ses mots et manque donc à la seule Parole qui eût été capable d’étraper aux mains malignes la meurtrière. La lumière qu’il projette sur elle, cette lumière qui l’atteint « comme une balle, en plein visage », au lieu de l’éclairer, l’éblouit ; et elle n’en distingue que mieux alors les ténèbres alentour, enveloppées d’un sinistre « halo livide ». Le regard du prêtre est quêté dans l’obscurité avec quelque épouvante, et rien ne semble moins salvateur que cette rencontre pourtant à première vue providentielle.

Du fond de son rêve vicieux, Simone Alfieri ne peut plus recevoir en face la vérité. Comme la première Mouchette, elle est trop loin pour être sauvée dans cette vie ; comme Monsieur Ouine, elle est « hors d’atteinte » : « tel est probablement le véritable sens du mot perdu. Non pas absous ni condamné, notez bien : perdu, – oui, perdu, égaré, hors d’atteinte, hors de cause ». Tel est le sens du rêve en ses plus démoniaques dimensions, lorsque l’âme, en s’élançant hors du monde, comme je le disais en préambule, s’égarehors de la gracieuse garde du regard divin, – hors d’atteinte. « La dernière disgrâce de l’homme, dit encore Monsieur Ouine, est que le mal lui-même l’ennuie » ; et il convient de laisser ici le mot « disgrâce » raisonner en sa précise étymologie, car il est bel et bien alors question de l’ultime séparation d’avec la Grâce, celle qui consomme la perte, l’égarement final de l’homme dans sa propre vacuité vaine, lorsque celui-ci découvre qu’il n’est que buée, selon le mot de l’Ecclésiaste, hors l’Amour de Dieu. Le mensonge, dit l’héroïne d’Un crime, « m’a donné la seule liberté dont je pouvais jouir sans contrainte, car si la vérité délivre, elle met à notre délivrance des conditions trop dures à mon orgueil, et le mensonge n’en impose aucune ». À cela répondait l’abbé Donissan, par anticipation : « te crois-tu libre ? Tu ne l’aurais été qu’en Dieu ». Ni Mouchette, ni Ganse, ni Simone Alfieri, ni surtout Monsieur Ouine, en ultime instance, ne se veulent plus images de Dieu. Aussi semble-t-il que leur désir soit à la fin exaucé, puisque tous deviennent, à divers degrés de damnation, non plus des images de Dieu, mais en quelque manière des mirages du diable.

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  • Un Mauvais rêve (précédé de Un Crime), Georges Bernanos, Le Castor Astral, 18 euros, 320 p., mai 2016.