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Les rares parutions dans la collection de la Pléiade font en général grand bruit dans la presse littéraire. A l’inverse, la publication, le mois dernier, du dernier opus de la plus prestigieuse collection des éditions Gallimard ne s’est pas fait remarquer. L’ouvrage, regroupant les écrits des premiers philosophes chrétiens tels le théologien Tertullien, le père de l’Eglise saint Irénée de Lyon ou encore l’apologète Justin de Naplouse, est paru dans un silence de cathédrale. Notre courageux chroniqueur a décidé de déterrer pour vous ces puissants penseurs du IIe siècle.

« Si vero adversarius nihil credat eorum quae divinitus revelantur, non remanet amplius via ad probandum articulos fidei per rationes, sed ad solvendum rationes, si quas inducit, contra fidem »[1].

Saint Thomas d’Aquin

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Octobre 2016

L’instant fut colossal où l’antique intelligence grecque rencontra l’ancestrale sagesse hébraïque : le globe tout entier en connut de tels frémissements que le monde latin fut contraint de prêter à leur fécondation le concours de sa décadence. L’humanité s’éveillant à elle-même, l’âme pleine encore d’un long sommeil païen, pandiculait à tous bras, dans l’ombre de la Croix formidable d’une civilisation nouvelle qui étendait les siens autour du monde ; l’axe horizontal du grec et du latin, se croisant soudain avec le tronc vertical de l’hébreu. Elle tenait là ses coordonnées spirituelles pour la pleine durée de son âge d’excellente gloire, qui fut tenace durant plus de mille splendides années, et finit par succomber à la trahison de l’antiquité grecque affirmant son indépendance. Lorsqu’écrivait saint Justin de Naplouse, la confluence sublime était à son comble, et le divin apologiste incarna l’une de ses plus brillantes synthèses qui, du Dieu chrétien, donc hébraïque, parlait à des latins endurcis de prétentions impériales mondaines, en une syntaxe philosophique grecque. Saint Justin, ce fut à peu près Platon que le Christ eût converti et qui eût alors troqué ses Lois pour une perpétuelle Apologie de la religion chrétienne. L’on dit qu’il fut apologiste, il faut ajouter immédiatement qu’il fut philosophe ; et même semble-t-il qu’une parfaite compénétration se fît, en lui, de ces deux sciences que la modernité voulut ensuite à toute force séparer, ou trop nettement distinguer à tout le moins. Saint Justin n’était certes pas un Pascal anticipé, et l’effort tout entier de son existence fut de révéler l’identité du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob avec celui des « philosophes & savants » – entendons bien sûr : des authentiques philosophes et sincères savants. Contre ceux qui entendent faire dans la pensée de diaboliques scissions, le saint homme opposait la sérénité d’une pensée véritablement religieuse, élevant l’âme et l’esprit au lieu où leur unité d’essence et d’activité s’exhibe évidente. Combien une telle œuvre s’avère alors précieuse aux lecteurs français qui peuvent en compulser aujourd’hui de larges étendues, dans un très-récent volume de la Bibliothèque de la Pléiade !

Situation des fils et de la France

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Car la France, qui fut jadis fille aînée de l’Église, n’est plus désormais que la puînée du néant. Son chef semble légionnaire de l’enfer ; et son corps titube sous lui, dodelinant, ainsi qu’un aveugle géant portant autour du col un Alberich estropié. Capitulante ici-bas, cette ancestrale patrie qu’une crue des sans-pères fit nation paraît n’être plus qu’un chapitre où viennent colloquer tous les diables d’un siècle ultime et, pour les âmes fières, catacombal. Le roi de France se voulait et se savait premier vassal temporel du Saint-Père ; tandis qu’à présent les succédanés monarques aux succès damnables s’admirent être sbires d’un tout autre prince que sont habiles à servir les fils du monde. Quant aux fils de la Lumière, « filiis lucis » dit saint Luc, ils n’ont plus guère que la pénombre où rassembler leurs membres épars dont nul ne veut plus entendre parler hors les caves bien peu vaticanes de la dite « sphère privée », destinée à priver de Dieu toutes les sphères mondaines. L’Église en nos temps s’adéquate au Christ des derniers jours, souffrant multiplement et réprouvé par cette génération – et pourtant, selon les mots excellents du Cardinal Journet, « le royaume est déjà sur terre et l’Église est déjà dans le ciel », quoique ce royaume soit ici « à l’état pérégrinal et crucifié ». Le Royaume est déjà là, il ne reste plus qu’à patienter Sa Gloire, cependant que les serfs infernaux se frottent les mains de son apparente faillite, et spéculent déjà les bénéfices qu’ils pourront, dans l’avenir incertain de leurs sordides conjectures, retirer de la banqueroute catholique qu’ils pensent déjà consommée. Ceux-là sont pour le moins les dignes descendants de ces « adversaires très acharnés, qui, tournant en dérision les dogmes et les principes des chrétiens » que pointait Léon XIII dans son Encyclique Aeterni Patris, contre lesquels « s’élevèrent à propos des hommes savants, connus sous le nom d’apologistes, lesquels, guidés par la foi, prouvèrent, au moyen d’arguments empruntés au besoin à la sagesse humaine, qu’on ne doit adorer qu’un Dieu, doué, au plus haut point, de tous les genres de perfection, que toutes choses sont sorties du néant par sa toute-puissance, qu’elles subsistent par sa sagesse et par elle sont mues et dirigées chacune vers sa fin propre ».

Saint Justin de Naplouse

Lisons ce volume titré Premiers écrits chrétiens et redécouvrons pour notre plus salutaire gouverne la figure – oubliée maintenant à l’exacte mesure, quoique contraire, de son importance historique – de saint Justin de Naplouse.

Ce sont de tels savants que ce volume nouveau de la Bibliothèque de la Pléiade expose aux regards de tous ceux pour qui l’imminence visible de l’Apocalypse nécessite un rafraîchissement originaire de la science apologétique, par presque tous hélas délaissée. Afin de ne se réduire pas à de très dispensables cafouilles par quelques cafards signées, et vantées par de soumises fripouilles, le verbe chrétien se doit retremper aux sources vives où se forgèrent ses armes les plus aiguës. « Et galeam salutis assumite, et gladium spiritus (quod est verbum Dei) », dit saint Paul : « prenez avec vous le casque du salut, et le glaive spirituel qui est le Verbe de Dieu », et l’allez faire aiguiser à la meule dure de vos Pères dans la Foi, – convient-il d’ajouter aujourd’hui, où les chrétiens interminables semblent avoir oublié à peu près tout. Symptomatique, ce titre, ancien déjà, de Blondel : Le Problème de la philosophie catholique… Comme si ce n’était pas, de toute éternité, la philosophie acatholique qui se présentât à la raison humaine comme un insoluble problème, dont la solution est précisément une philosophie catholique ! Comment pourtant faire entendre de telles évidences ces jours où se font infiniment rares les apologistes, ces « hommes savants guidés par la foi » dont superabondèrent les premiers temps du Christianisme ? Lisons ce volume titré Premiers écrits chrétiens et redécouvrons pour notre plus salutaire gouverne la figure – oubliée maintenant à l’exacte mesure, quoique contraire, de son importance historique – de saint Justin de Naplouse. Que l’on n’espère naturellement pas avoir sous les yeux son œuvre en langue originale : la Bibliothèque de la Pléiade pratique l’unilingue autoritaire et nous oblige à subir sans possible contestation les traductions composées par un si vaste régiment de spécialistes que la Grande Armée de Napoléon eût pu passer à côté pour une cohorte mince de soldats en déroute. Notre plaisir n’en est pourtant pas gâché d’avoir enfin sous les yeux, entre maintes autres merveilles[2], son Apologie pour les Chrétiens, son Dialogue avec le Juif Typhon, et son traité Sur la Résurrection : à tant de trésors, comme autant de sources vives, l’on se devrait abreuver sans discontinuation. Et si ce volume le pouvait permettre à quelques-uns, ses instigateurs en devraient être chaleureusement remerciés, malgré ses déficiences de conception, coutumières dans une collection dont l’entéléchie première est de se glisser en toutes les poches. À ces quelques-là qui n’auraient point honte de prendre chez les Pères d’illustres leçons de défense de la religion chrétienne, l’on souhaite d’éprouver la vérité des suivantes lignes de La Bruyère, en ses Caractères : « quel étonnement pour tous ceux qui se sont fait une idée des Pères si éloignée de la vérité, s’ils voyaient dans leurs ouvrages plus de tour et de délicatesse, plus de politesse et d’esprit, plus de richesse d’expression et plus de force de raisonnement, des traits plus vifs et des grâces plus naturelles que l’on n’en remarque dans la plupart des livres de ce temps qui sont lus avec goût, qui donnent du nom et de la vanité à leurs auteurs ! ».

Philosophe et chrétien

Saint Justin, avant saint Augustin & saint Thomas, officie déjà aux noces stellaires de la philosophie et de la Foi ; et demeure en ce domaine le premier maître apologète, à la suite de saint Paul.

Né au début du second siècle de notre ère, et mort en martyr aux alentours de l’an cent soixante-cinq, saint Justin fut d’à peu près toutes les écoles philosophiques grecques, avant que de se laisser conduire au Christianisme par l’involontaire main de Platon : séduit par l’enseignement d’un éminent parmi les platoniciens, saint Justin espère « bientôt contempler Dieu, puisque tel est le but de la philosophie de Platon » (Dialogue avec le juif Tryphon, II, 6). Son espérance déçue bien vite, il se convertit au terme d’une controverse avec un chrétien, sans pour autant – et c’est là toute sa grandeur – se trouver soudain saisi de mépris pour la philosophie. « Un feu s’alluma subitement dans mon âme, écrit-il, et je suis pris d’amour pour les prophètes et pour ces hommes qui sont les amis du Christ : méditant ses propos en moi-même, je trouvai que c’était là l’unique philosophie qui soit sûre et profitable. Voilà comment et pourquoi je suis devenu philosophe » (VIII, 1-2). Combien un pareil exemple, aux aurores du Christianisme, devrait édifier les esprits nombreux que séduit aujourd’hui le fidéisme le plus infâme, car le plus sournois, qui concèdent au démon, sans le bien comprendre, une hérétique séparation entre la Foi et la raison ! La raison à elle seule livrée devient rationalisme et se peut alors comparer à un poumon privé d’oxygène : ses propres émanations gazeuses finissent par l’étouffer bien vite… Saint Justin, avant saint Augustin & saint Thomas, officie déjà aux noces stellaires de la philosophie et de la Foi ; et demeure en ce domaine le premier maître apologète, à la suite de saint Paul. Les chrétiens, selon lui, n’accordent pas « crédit à de vaines fables ni à des doctrines indémontrables, mais au contraire emplies de l’Esprit divin, jaillissantes de force et florissantes de grâce » (IX, 1). Il la faut donc défendre, cette Foi nouvelle et singulière, pied à pied, sans rien céder à l’exigence rationnelle à laquelle la philosophie grecque, et Platon en son sommet, avait habitué le monde antique ; telle fut la tâche de saint Justin, dont la puissance spéculative sidère d’autant plus qu’elle ne dispose point encore d’un appareil conceptuel impeccable, tel que la Scolastique en assemblera la solide structure. Pourtant ses formules sont fermes. Dans son Apologie pour les chrétiens, il écrit par exemple à l’Empereur Antonin, à propos de Dieu : « nous vous démontrerons que c’est avec raison que nous le vénérons » (XIII, 3).

Le Logos séminal

Saint Justin dit en une syntaxe grecque le Dieu chrétien, qui est à ses yeux aussi, indubitablement, le Dieu hébreu.

Cela seul cependant serait banal en contexte d’esprit chrétien – mais saint Justin ne s’arrête pas là. Saint Justin dit en une syntaxe grecque le Dieu chrétien, qui est à ses yeux aussi, indubitablement, le Dieu hébreu. Que l’on juge alors de cet esprit splendide pour qui la philosophie de Platon conduit naturellement à la connaissance du Dieu de l’Ancien Testament tel qu’il s’expose et s’énonce Lui-même lors de l’Incarnation. Sans commune mesure avec la Révélation du Christ, il existe pourtant une certaine forme de révélation, naturelle, de la Vérité faite aux sages païens et à Platon éminemment. Parlant des philosophes grecs, saint Justin affirme que « ce que chacun d’entre eux percevait de ce qui lui était apparenté, grâce à une participation au divin Logos séminal, il l’a exprimé justement ; mais eux, en se contredisant eux-mêmes sur des points essentiels, ils montrent bien qu’ils ne possèdent ni une science infaillible ni une connaissance irréfutable » ; puis il ajoute : « grâce à la semence du Logos implantée en eux, ces écrivains pouvaient en effet tous percevoir la réalité, mais de manière indistincte. Autre chose, en effet, sont un germe et une imitation d’une réalité accordés à chacun selon ses facultés, et autre chose la réalité elle-même, dont la participation et l’imitation se réalisent en vertu de la grâce dont il [le Logos] est la source » (LXXXI, 3-5). Ces semences divines, ce sont bel et bien les spermatikoï logoï du stoïcisme, mais toutes renvoyées à la transcendance parfaite du Dieu unique comme les apothèmes multiples d’un cône à son sommet singulier. L’ordre mondain se trouve alors lui-même assuré par l’architectonique puissance d’un Principe extérieur, dont l’action culmine dans l’événement de l’Incarnation, Sa manifestation comme transcendance au sein même de l’immanence qui trouve là, littéralement, sa Raison d’Être. Le Verbe est Principe parce qu’il « dirige & domine tout ce qui a été créé par lui », comme l’affirmera Théophile d’Antioche (Livres à Autolykos, II, 10). Tout homme comporte donc une semence du Verbe divin, et tout homme pensant profite de son intime luminescence, malgré qu’il en soit bien souvent plus ébloui qu’enluminé ; tout homme, ainsi, peut exprimer justement le Principe, mais toujours imparfaitement et très-failliblement, car la Sagesse parfaite est celle qu’existe, seul, le Fils de Dieu. Nous le disions en exorde, et nous en voyons là confirmation : pour saint Justin de Naplouse, toute sincère quête de vérité s’avère la manifestation d’une certaine raison catholique, universelle, qui cherche son propre fondement sans savoir qu’Il est à son encontre en personne venu, ou viendra bientôt.

Le Christ et la philosophie

Atteindre le Logos, c’est toujours le re-joindre, car Il est toujours déjà présent en celui qui fait acte de pensée, fût-ce de la plus indistincte façon. Je pense, donc je Le suis – mais l’ignore encore.

Les philosophes, certes ne sont point prophètes, mais ceux-là ne rendent néanmoins pas inutiles ceux-ci. Car, dit saint Justin dans son Dialogue, les prophètes « n’ont pas prononcé alors ces paroles sous forme de démonstration [leurs prophéties], puisque, étant au-dessus de toute démonstration, ils étaient des témoins de la vérité dignes de foi » (VII, 2). Dès lors, donc, que les derniers témoins du Parfait Témoin que fut le Christ eurent disparus, il s’en fallut remettre, à côté des prophéties, aux démonstrations philosophiques qui permettent de faire l’âme réceptrice adéquate des vérités de foi. L’âme se prépare aux vérités parfaites de la Révélation par l’exercice sain de ses plus hautes facultés, qui sont rationnelles, jusques à pouvoir comprendre, par la Grâce du Christ, que cet exercice même n’est possible qu’en vertu de son inhabitation surnaturelle. Les hommes qui vécurent avant le Christ, affirme saint Justin, « s’efforcèrent, selon un mode humain, de considérer et d’interroger le réel à la lumière du logos » (Seconde Apologie, XI, 4) : il n’est donc pas tant une raison naturelle que l’on pourrait opposer à une raison surnaturelle, que plutôt divers modes, l’un per naturam et l’autre per gratiam, selon les termes de saint Thomas, divers modes de manifestation d’une seule et même raison, qui est toujours soutenue dans ses actes, du plus haut jusques au moindre, par le logos lui-même. Marchant à l’aveugle, car éclairé d’abord à contre-jour, sur la voie de la philosophie platonicienne, l’esprit intelligent remonte sans le savoir le cours de sa propre activité pensante, et s’il mène cette exigeante pérégrination jusques à son terme, il se pourra alors aboucher à la Source même de sa pensée qui, seule, le guidait tacite vers Elle. Atteindre le Logos, c’est toujours le re-joindre, car Il est toujours déjà présent en celui qui fait acte de pensée, fût-ce de la plus indistincte façon. Je pense, donc je Le suis – mais l’ignore encore, lorsque je me contente de penser selon la sagesse du monde, pour qui la Sagesse véritable s’avère une folie. La philosophie, la raison humaine pour mieux dire, loin d’abdiquer devant le Christ, en Lui se trouve accomplie et ses fondements à elle-même sont révélés. « Le logos  était, et il est, présent en tout homme » (X, 8), cela signifie que la raison est toujours déjà limpide à la Lumière incréée qui ouvre l’espace de ses ébats spéculatifs, et bien d’avantage encore, de ses moindres mouvements. La présence se dit en grec « parousia » : tout à la fois le fait d’être là, et le fait d’arriver en un lieu ; tout à la fois le fait d’être présent et de venir en présence. C’est ainsi que doit s’entendre la présence du logos en chacun, qui se donne à la pensée comme à chercher toujours et encore, qui est donc en moi sur le mode paradoxal d’une présence toujours advenante, toujours à venir.

De saint Justin à saint Thomas : un accord

L’Évangile selon saint Jean, le plus métaphysique de tous les Évangiles, s’avère donc pour saint Thomas non point en rupture avec la philosophie hellénique, mais bien plutôt par rapport à elle en position de suréminente et parfaite synthèse – disons mieux : elle apparaît comme son accomplissement, et non son abolissement.

Il est bon de constater qu’il se fait une harmonie antéchronique entre saint Justin, au second siècle de notre ère, et saint Thomas d’Aquin, onze cent années plus tard, qui place dans le Prologue à son Commentaire de l’Évangile de Saint Jean la révélation faite à l’Aigle apostolique dans la parfaite continuité de la pensée grecque, tant aristotélicienne que platonicienne. « Contemplatione Ioannis circa verbum incarnatum quadruplex altitudo designatur (la contemplation de Jean aux abords du Verbe incarné est dite selon une quadruple grandeur) », affirmait le Docteur Commun, avant d’ajouter : « Istis enim quatuor modis antiqui philosophi ad Dei cognitionem pervenerunt (ce sont bien là les quatre manières dont les philosophes anciens parvinrent à la contemplation de Dieu) ». L’Évangile selon saint Jean, le plus métaphysique de tous les Évangiles, s’avère donc pour saint Thomas non point en rupture avec la philosophie hellénique, mais bien plutôt par rapport à elle en position de suréminente et parfaite synthèse – disons mieux : elle apparaît comme son accomplissement, et non son abolissement, où la sagesse mondaine se trouve portée à son plus haut degré d’incandescence, brûlant alors toute entière d’un Feu plus haut, sans jamais se consumer. Le Christ n’est autre, d’un bout à l’autre de la philosophie catholique, que « le principe rationnel intégral […] devenu corps, raison et âme » (Seconde Apologie, LXXVIII, 1), comme déjà l’écrivait saint Justin en son temps. Mais il est un Principe bien particulier puisque tout à la fois vient-il en premier (primus capere) et cependant ne se laisse pas prendre par ceux au milieu desquels il vit, leur laissant lorsqu’il remonte auprès de Son Père la promesse d’une Parousie, c’est-à-dire d’une ultime venue en présence. « Premier » doit s’entendre donc au sens d’une primauté d’excellence : le Principe est celui qui nous comprendra tous en sa dernière présence, lorsque les temps toucheront à leur terme et qu’il faudra à l’infirme raison des infimes humains se déprendre définitivement de ses exorbitantes exigences d’autonomie fantastique[3]. Le Verbe aura le dernier mot, « parce qu’il est puissance du Père ineffable, et non point construction d’une raison humaine » (X, 8) ; autrement dit, parce qu’il est absolument en amont de la raison humaine, comme il sied à une source, et non en aval, comme le sont toutes les petites idoles flottantes qu’elle érige divines afin de n’avoir pas à regarder son origine en face.

Le philosophe et l’apologiste

La puissance de sa pensée tient précisément et pour beaucoup à cette somptueuse compénétration qui se fait entre l’apologétique et la « pure philosophie ».

L’apologie trouve alors, chez saint Justin, une forme d’équilibre que bien peu sauront atteindre ensuite, il le faut hélas concéder. Traditionnellement, elle se définit par son motif, qui est de défendre la Foi contre une attaque qu’on lui fait, et d’où que vienne cette algarade d’ailleurs ; et c’est bel et bien ainsi que se justifient premièrement les deux Apologies de saint Justin. Pourtant il est maintes façons d’envisager l’essence d’une telle science, toute défensive qu’elle soit. Glosant le De Revelatione du père Garrigou-Lagrange, Maritain écrivait ceci en appendice à son traité De la Philosophie chrétienne : « de part sa nature l’apologétique argumente en vertu de la raison sous la direction positive de la foi, car la raison à elle seule est insuffisante de soi à trouver les motifs de crédibilité proprement et parfaitement proportionnés à leur objet […]. De par sa nature la pure philosophie au contraire argumente en vertu de la seule raison ; et même si de fait elle a besoin des secours de la foi et de la vie chrétienne pour être fortifiée dans son œuvre purement rationnelle, ce n’est jamais que par suite de son état dans le sujet, et non pas, comme l’apologétique, par suite des exigences de son essence ». Dit en quelques mots : l’apologétique exige le secours de la foi par essence, tandis que la philosophie chrétienne ne l’exige que par accident – cet accident que représente son actualisation au sein d’un sujet pensant. Ce n’est certes pas sans un certain tremblement que je confie n’être pas absolument certain que saint Thomas d’Aquin eût approuvé une telle distinction, – saint Justin, pour sa part, en eût été fort étonné. La puissance de sa pensée tient précisément et pour beaucoup à cette somptueuse compénétration qui se fait entre l’apologétique et la « pure philosophie », non point pour que l’une et l’autre se confondent en une sorte de surnaturel bouillon, mais afin que soit conduite au jour l’exigence intime de la plus pure raison naturelle, qui est de se comprendre telle, c’est-à-dire dépendante toujours, par archiprécédence incontestable, d’une source surnaturelle dont elle reçoit des « influx de vigueur nouvelle » (Rimbaud). C’est au nom de « l’exacte et rigoureuse raison » (Apologie, II, 3) que saint Justin exhorte l’Empereur Antonin, car il est vain de concevoir une distinction entre pareille raison et celle qui se trouverait insufflée de Foi ; d’une fides qui dit la confiance nécessaire à la pensée pour s’abandonner à son propre Principe, et lui rendre donc ce qui lui appartient : d’être Celui qui la prend en premier. Apologétique et « pure philosophie » argumentent donc de la même façon, ou plutôt sur les mêmes fondements : la raison est en chacun de ces exercices illuminée par les recteurs rayons de la foi, qui n’est autre que la plus exacte et rigoureuse conclusion d’icelle. Non pas sa défaillance finale mais son accomplissement, puisqu’elle concède alors à son propre Principe d’être principiel. « Prie donc pour qu’avant toutes choses te soient ouvertes les portes de la lumière, car rien de cela n’est visible ni concevable pour celui à qui Dieu et son Christ n’accordent pas de le comprendre » (VII, 3), faisait dire saint Justin au chrétien qui le devait convertir, dans son Dialogue avec le juif Tryphon.

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Sa fin fut hélas tragique, lui qui affirmait aux païens : « vous avez le pouvoir de nous tuer, pas celui de nous nuire » (Apologie, II, 4) ; et que, d’une certaine façon, la philosophie qu’il avait tant aimée tua. Elle l’assassinat en la personne du philosophe stoïcien Junius Rusticus, au nom prédestiné, alors préfet de Rome, qui présida son procès et prononça sa condamnation. Ami intime de Marc Aurèle, haut fonctionnaire de l’Empire, Junius Rusticus incarnait la philosophie qui se veut et se sait citée : pensée qui ne voit pas… Par son décret inique, la philosophia rustica triomphait, dans le siècle, de la philosophia perennis ; et la faisait décapiter en place publique, – signe, d’elle incompris, qu’alors la Sagesse de Dieu lui avait déjà fait inexorablement perdre la tête.

  • Premiers écrits chrétiens, sous la direction de Bernard Pouderon, Jean-Marie Salamito et Vincent Zarini, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », octobre 2016, 1648 p., 58 euros.

[1] « Mais si l’adversaire ne croit rien des choses révélées, il ne reste plus de moyen pour prouver par la raison les articles de foi ; il est seulement possible de réfuter les raisons qu’il pourrait opposer à la foi ».

[2] L’on découvrira dans ce volume, par exemple, l’Apologétique de Tertullien, le Troisième Livre du Contre les Hérésies de saint Irénée de Lyon, le Cantique de l’esprit d’enfance de saint Clément d’Alexandrie, le Pasteur d’Hermas, et l’Octavius de Minucius Félix, etc.

[3] Nous prenons la double analyse du Principe dans l’article essentiel de Maxence Caron : Être, Principe et Trinité, paru dans Saint Augustin, sous la dir. de Maxence Caron, coll. « Les Cahiers d’Histoire de la Philosophie », éd. du Cerf, Paris, 2009.