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En août 2016, Flammarion fait paraître Vivre près des tilleuls. Ce court roman suisse et épuré traite d’une façon singulière de la perte d’un être cher. Zone critique revient pour vous sur ce surprenant journal d’un deuil en territoire helvète, en lice pour le Prix littéraire des grandes écoles. 

Août 2016
Août 2016

Après la mort de la célèbre auteure suisse Esther Montandon, Vincent König, dépositaire de ses archives, retrouve dans les papiers qu’elle lui a confiés des feuillets concernant le grand drame de sa vie, passé sous silence dans l’ensemble de son oeuvre : la mort accidentelle de sa fille Louise, âgée de trois ans.

Comme un dernier hommage aux disparues, Vincent König décide de rassembler ces écrits dans un ouvrage, Vivre près des tilleuls. En une soixantaine de chapitres courts, on vit auprès d’Esther les moments clés de son existence : sa grossesse, qu’elle n’attendait plus, son émerveillement devant sa fille, aussi espiègle que vive, puis le choc, la mort accidentelle de la petite, l’abattement, la perte de repères, la maladresse des proches face au drame, la cohabitation forcée avec le chagrin… « On me dit de me reprendre, de faire des choses pour me changer les idées. Personne ne comprend que j’agis déjà, tout le temps. Le chagrin est tout ce que je suis capable de faire. »

Au fil de ces fragments de vie aussi intimes que touchants, et sans tomber dans le pathos, c’est tout le talent de l’auteur qui se déploie, mêlant les souvenirs heureux au drame et parvenant, par le biais de l’écriture, à rendre Louise immortelle. « Fidèle à elle-même et malgré la blessure, Esther Montandon module patiemment, et avec obstination, une douleur qui n’appartient qu’à elle. Définitivement tragique et éternellement heureux, transfiguré par l’écriture, le souvenir de Louise s’inscrit désormais pleinement dans la littérature. », explique Vincent König dans sa préface.

Un roman pluriel

Au fil de ces fragments de vie aussi intimes que touchants, c’est tout le talent de l’auteur qui se déploie, mêlant les souvenirs heureux au drame.

Mais au-delà du récit, et malgré ses indéniables qualités littéraires, reste surtout l’audacieuse entreprise qui se cache derrière Vivre près des tilleuls. Car Esther Montandon n’existe pas, pas plus que Louise ou Vincent König. Ils sont le fruit de l’imagination d’un collectif de dix-huit jeunes auteurs, l’AJAR – clin d’œil non dissimulé à un autre adepte des jeux de rôle littéraires : Romain Gary, alias Emile Ajar. Fondé en 2012,  se donnant pour but d’« explorer les potentialités de la création littéraire en groupe », l’AJAR a décidé d’écrire, en une nuit, le récit à la fois intime et universel de l’impossible deuil d’une mère.

La figure de l’auteur fascine autant qu’elle suscite les passions, surtout lorsqu’elle est auréolée de mystère. On pense à Gary, toujours, mais aussi, plus récemment, à l’italienne Elena Ferrante, auteur de l’incontournable saga L’amie prodigieuse, dont l’anonymat a fait l’objet d’enquêtes et de spéculations toutes plus folles les unes que les autres.

Ici, l’auteur est multiple, et se revendique comme tel. « Esther Montandon nous a appris que la littérature, libérée de son prédicat le plus tenace – tu écriras seul -, garde un pouvoir qui nous dépasse. » Pari réussi pour le collectif, car le texte surprend par son unicité de ton et par sa justesse, malgré la difficulté initiale, pour dix-huit auteurs âgés pour la plupart de moins de trente ans, de traiter le thème profondément intime du deuil d’une mère, à une époque – les années 1960 – qu’ils n’ont pas connue.

Plus qu’un roman, c’est un véritable manifeste que nous propose l’AJAR, qui interroge sans complexe la notion d’auteur et la frontière poreuse entre fiction et réalité en littérature.

Plus qu’un roman, c’est un véritable manifeste que nous propose l’AJAR, qui interroge sans complexe la notion d’auteur et la frontière poreuse entre fiction et réalité en littérature. Car si Esther n’existe pas réellement, elle n’en demeure pas moins l’auteur du récit. « De fait, elle existe. A tel point que le collectif aurait pu signer Vivre près des tilleuls du nom d’Esther Montandon, pour parfaire le canular avant sa publication». L’ouvrage sera finalement signé du nom du collectif. Un choix que l’on peut regretter, car il gâche un peu l’effet de surprise face aux différents niveaux de lecture que l’on peut donner au texte une fois la supercherie révélée. Pourtant, il y a un vrai souci de réalisme dans Vivre près des tilleuls : la préface de Vincent König présente une biographie, succincte mais crédible, de l’auteur ; le texte est parfois coupé ; des feuillets manquent… Au moment de la sortie du livre, le collectif avait même créé une “vraie-fausse” page Wikipédia sur Esther Montandon. Beaucoup d’efforts mis à mal dès la quatrième de couverture. Tant pis, le collectif s’assume et le revendique : « Il ne s’agit plus de canular, il n’est pas question ici d’une falsification qui chercherait à passer inaperçue. L’AJAR avance à découvert. » Gageons que sa carrière dans l’expérimentation littéraire n’en est qu’à ses débuts.

Joséphine Arnould

  • Vivre près des tilleuls, L’AJAR, Flammarion, 128 p., août 2016, 13 euros.