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Suite de notre série consacrée aux écrivains injustement oubliés par l’histoire littéraire : après avoir dessiné le portrait du dernier des bardes Xavier Grall, et ressuscité le hussard Michel Déon et l’écrivain voyageur Pierre Loti, redécouvrons aujourd’hui les vers de la poétesse Catherine Pozzi.  

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Ceux qui se sont intéressés à l’immense œuvre de Paul Valéry ont peut-être pu apercevoir une ombre derrière les mots et les pages, filiforme, mouvante, délicate et pleine d’absolu. Cette présence est celle d’une femme, d’une illustre inconnue qui a pourtant bien marqué son époque en étant l’amie du couple Maritain, du poète Rainer Maria Rilke ou encore du penseur allemand Ernst Robert Curtius, mais surtout en étant la maîtresse du poète Valéry qui l’a érigée en Béatrice, en Muse et Méduse ; c’est la main mystique de Catherine Pozzi. Si son nom ne vous dit rien, c’est que son œuvre fut longtemps scellée dans les sous-sols de la B.N.F sur demande de la poétesse elle-même. De son vivant, elle refuse que certains de ses poèmes soient publiées et écrit à Jean Paulhan le 20 novembre 1932, alors directeur de la prestigieuse revue La Nouvelle Revue Française : « Je ne les aime pas assez pour leur laisser faire l’amour avec vos cent mille lecteurs ». Ainsi, un poème « Vale » et une nouvelle autobiographique, “Agnès”, sont publiés, quelque peu sous la contrainte, par l’auteur ; le poème car Catherine a cédé à l’opiniâtreté de Jean Paulhan, “Agnès” pour doubler Paul Valéry qui avait commencé une nouvelle inspirée de celle de sa maîtresse.

Un poète de la connaissance

Catherine Pozzi naît en 1882 dans un très chic milieu mondain parisien. Son père est chirurgien, fondateur de la première chaire de gynécologie en France, adulé par les grandes dames du monde dont Sarah Bernhardt qui l’appelle « Docteur-Dieu » ! Mais c’est aussi un grand bibliophile qui a initié ses enfants au plaisir de la lecture. Dans les grands salons de la place Vendôme, la très jeune Catherine Pozzi voit défiler Leconte de Lisle, Clémenceau, Sarah Bernhardt, duchesses et comtesses. Tout cela ne l’intéresse guère, le milieu la répugne. Elle décrit l’atmosphère des salons parisiens dans son Journal de jeunesse en 1898 :

“[…]Quelle foule, quelle foule immense ! Et pas un, pas un n’est un honnête homme ! La grande fille tressaille. Elle se voit. Elle est là, au milieu d’eux, elle est là. Oh misère ! elle a aussi sa loque dorée, elle dit aussi leurs mensonges, elle fait aussi leurs saluts. Et, les yeux agrandis, l’âme palpitante, elle se voit passer, lentement, donnant la main à ces misérables, souriant et mentant, jouant la comédie infâme. – Et, au-dessus, la colonne profile sa masse sombre, éternelle image du Temps qui seul ne change pas.”

Ainsi désire-t-elle très rapidement s’affranchir de cette comédie masquée, préférant de loin entrer en solitude dans sa chambre, s’adressant, comme l’héroïne de sa nouvelle éponyme au « Moi Inconnu », ce moi profond, humilié par l’ignorance et l’hypocrisie mondaine. De cette béance naît un désir : apprendre, toujours apprendre et découvrir pour marcher en avant. Cette pensée que son professeur de piano, Marie Jaëll, lui a inculquée l’entraîne dans une course folle de la connaissance. Glanant sur le chemin tous les savoirs, elle forme son esprit pétri d’absolu, entrelardé de multiples références de Plotin, en passant par Louise Labé et ce jusqu’aux grands penseurs de son temps comme Henri Bergson ou Ernst Robert Curtius. Et cette quête de connaissance est doublée d’une véritable crise spirituelle. Minée par le positivisme de l’époque et le rationalisme de son père, athéiste convaincu, et aveuglée par les enseignements religieux dispensés par sa grand-mère Félicité Loth-Cazalis, Catherine Pozzi est dans un entre-deux, absolument perdue : « Mon cœur a quitté mon histoire, / Adieu Forme, je ne sens plus / Je suis sauvé, je suis perdu, / Je me cherche dans l’inconnu / Un nom libre de la mémoire » dit la dernière strophe du poème « Scopolamine ». Alors, c’est tout un panthéisme religieux que Catherine Pozzi constitue, s’intéressant aux rites orphiques, aux enseignements bouddhiques qu’elle apprend à la Bibliothèque National de France, au catholicisme et au protestantisme, héritage de sa famille.

Emmanuel Carrère dans Le Royaume a cette formule extraordinaire pour décrire Catherine Pozzi qui selon lui est la rencontre entre “Simone Weil et Louise Labé”

Emmanuel Carrère dans Le Royaume a cette formule extraordinaire pour décrire Catherine Pozzi qui selon lui est la rencontre entre « Simone Weil et Louise Labé ». Ce n’est pas une erreur si l’on considère les influences de Catherine Pozzi, catholique sans l’avoir jamais revendiqué, donc mystique d’une certaine manière, et absolument classique dans la forme de ses poèmes s’inspirant de la poésie amoureuse du XVIe siècle avec une lointaine référence pétrarquiste. On pense aussi à Sappho en lisant les six poèmes canoniques, car les six poèmes sont, en soi, une religion à mystères, six paliers pour pénétrer l’esprit de Catherine Pozzi.

Les six poèmes – un chemin vers la Grâce

Dans la nuit du 6 au 7 novembre 1934, un mois avant que la tuberculose ne la terrasse, Catherine Pozzi exprime le désir de les voir publiés un jour: « J’ai écrit VALE, AVE, MAYA, NOVA, SCOPOLAMINE, NYX. Je voudrais qu’on en fasse une plaquette. » Ce sera chose faite, grâce au travail merveilleux de son fils Claude Bourdet. Cependant, l’ordre proposé dans les éditions qui se sont succédées ne correspond pas à l’ordre rédactionnel des poèmes par Catherine Pozzi. La volonté de proposer un ordre témoigne de liens inextricables entre eux, mais il n’y a pas d’ordre établi et il ne m’apparaît pas nécessaire de les lire l’un après l’autre. Ils se font échos, ils sont un tout, ils forment, comme le beau titre de son essai inachevé, une peau de l’âme.

Chacun d’eux porte un titre significatif et s’entend comme sacré. « Ave » et « Vale » sont des impératifs latins et font figures d’invocation ; « Vale » est l’adieu au grand amour spirituel – que l’on y voie l’ombre de Paul Valéry est probable mais très discutable, le sujet lyrique n’étant pas le sujet du poète – et « Ave » fait écho à la prière à la Vierge : « Ave Maria, gratia plena… ». « Scopolamine », troisième poème dans l’édition Gallimard, fait référence aux substances psychotropes que Catherine Pozzi prenait pour soulager la douleur de sa maladie, et présente ainsi un voyage spirituel dans un temps qui n’est pas et dans un corps qui n’est plus la Forme, mais l’Idée. « Maya » c’est le souvenir lointain d’une civilisation dont Catherine Pozzi se sentait proche, convaincue que l’on pouvait remonter l’Histoire par les sensations accumulées dans l’âme, elle-même agrégat de sensations réunies à travers les générations. « Nova » désigne l’étoile dont l’éclat sublime est l’ultime salut avant de s’éteindre. Ainsi vient la nuit, « Nyx » que Catherine Pozzi rédigea dans une « extase mystique » – soulignons que ce poème est celui qui comporte le moins de notes et de corrections, Catherine Pozzi l’a laissé presque intact – provoquée par une voix entendue dans son sommeil.

Les six poèmes forment donc un parcours, mélique, qui fait écho à la grande tradition de la poésie chantée.

Les six poèmes forment donc un parcours, mélique, qui fait écho à la grande tradition de la poésie chantée. En tant que tels, les six poèmes n’ont rien d’original et s’inscrivent dans une tradition poétique datant de l’Antiquité et du classicisme mais nous pouvons considérer leur caractère remarquable par l’unité qu’ils peuvent supposer, formant ainsi un tout poétique voire épique par le cheminement initiatique et les voyages spirituels qu’ils proposent. Ils sont l’histoire d’une âme désireuse d’une rédemption et qui peu à peu se débarrasse de ses attaches terrestres – « Mon coeur est astre apparu / Qui nage au divin nonpareil. ». Par ailleurs, Catherine Pozzi c’est aussi une voix qui porte et qui s’élève en parole mystique. Elle raconte un ailleurs vécu et pensé comme une réalité.

L’amour-amitié ; quel labeur !

J’aime dire que Catherine Pozzi est une reine solitaire, très entourée mais très seule. Connue des salons parisiens, elle en demeurait pourtant à l’écart et se contentait de petits cercles amicaux réunis chez elle, en conversations que les correspondances nous révèlent avec beauté. La première rencontre qui fut sans doute le début de son travail acharné de connaissance est Marie Jaëll, professeur de piano et grande théoricienne du toucher musical, qui lui a intimé l’ordre de réunir « La Catherine qui pense et la Catherine qui agit », convaincue que sa jeune élève avait le potentiel pour aller au-delà de ses malheurs. Puis, vient André Fernet, c’est lui son « Très haut amour » et non Paul Valéry qui fut, certes, d’une importance capitale dans sa vie, car c’est à André Fernet qu’elle écrit, chaque premier janvier, dans son Journal, à partir de 1916 (année de la mort de son ami), une prière adressée à « Ma vie, mon esprit » ou encore « André, pareil à mon esprit ».

Paul Valéry, 1920-1928, c’est l’amour passion, ainsi tout aussi bon que tout aussi mauvais, c’est l’Éros et le Thanatos. Catherine Pozzi pouvait l’appeler autant « Lionardo Mio » que « Hell ! » Mais ils s’aimèrent et les lettres que renferment la correspondance témoignent d’une véritable complicité dans le travail. C’était une relation d’esprit à esprit, l’un mystique et l’autre rationaliste à l’extrême. Lorsque Catherine Pozzi mourut, Paul Valéry écrit dans son Cahier XVII : « Non so cosa sentire. E multo di tutto — Mi rammento che il primo scomparso doveva significarsi all’altro. » –

Après leur rupture, je retiendrai quatre grandes figures, des maîtres pour Catherine Pozzi : Jacques Maritain, Charles Du Bos, Louis Massignon et Ernst Robert Curtius qui vouaient à Catherine Pozzi une véritable admiration pour son esprit et l’agilité avec laquelle elle maniait tous les concepts scientifiques et philosophiques de son époque. Les lettres de Catherine Pozzi sont une œuvre à part entière ; Ernst Robert Curtius souligne d’ailleurs dans une lettre : « Elles sont autre chose que des communications : des créations. »

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Il plane sur l’œuvre de Catherine Pozzi un voile noir qui rend compte du profond malaise du poète face à elle-même. Ce moi qu’elle tente de cristalliser se heurte à un esprit plein de doutes mais aussi à un corps mourant. Le poète Catherine Pozzi apparaît ainsi comme un archétype du poète lyrique qui se lamente d’une vie trop courte, d’une incompréhension de l’univers et d’une résignation face à l’inconnu.

Je ne saurais dire ce qui me touche chez Catherine Pozzi : son esprit absolu, son désir insatiable de connaissance, son orgueil démesuré ou la passion avec laquelle elle mène ses relations. Au terme de l’œuvre d’un poète qui se trouvait dans l’angoisse de l’inconnu, du désir brûlant de connaître et de rejoindre un « soleil qui n’est point encore » , demeure un souffle spirituel qui parcourut le fonds de la Bibliothèque Nationale pendant près de soixante ans. L’œuvre de Catherine Pozzi apparaît comme inégale, étonnante, inscrite autant dans une tradition remontant à l’Antiquité que dans une profonde originalité. Catherine Pozzi, c’est ce feu-follet que ses contemporains ont peu remarqué à l’exception de son cercle intime.