Perec
Trop souvent considéré comme un technicien du langage, trop souvent réduit à ses talents de verbicrucistes ou d’Oulipien, Georges Perec est pourtant celui qui n’a cessé de restituer les bribes d’une époque délabrée pour tenter d’en reconstituer le puzzle. Écrivain de la ligne brisée, Perec a choisi d’interroger l’habituel, de confronter le quotidien pour le faire éclater et révéler les drames étouffés qui se camouflent derrière l’écran de nos souvenirs. Étouffée par le scandale des événements, la vie quotidienne est la somme de toutes ces situations inexpressives et inexprimées, de ces histoires hors de l’Histoire. À rebours d’une approche clinique, la sociologie poétique de Perec déchire le voile de la modernité. À l’occasion de sa sortie en Pléiade, retour sur une œuvre protéiforme.

Pour une sociologie poétique

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Un homme qui dort n’a pas d’histoire. Étudiant pauvre, envahi par l’indifférence, Il oscille entre l’obscur et le silence, entre l’attente et l’ennui. Automate d’une société brisée, il se berce de rêves et forge la chimère de son évanouissement. Publié en 1967, Un homme qui dort offre le spectacle d’un homme sur lequel le monde n’a plus de prise. Grain de sable dans la mécanique bien huilée de notre époque, ce récit de Perec enregistre l’absurdité de la vie lorsque celle-ci est observée de l’extérieur. L’ironie mélancolique de Perec agit comme un détonateur susceptible de révéler l’inanité de nos rouages mentaux.

« Tu ne diras pas sur quatre, huit, ou douze feuillets ce que tu sais, ce que tu penses, ce que tu sais qu’il faut penser sur l’aliénation, sur les ouvriers, sur la modernité et les loisirs, sur les cols blancs ou sur l’automation, sur la connaissance d’autrui, sur Marx rival de Tocqueville, sur Weber ennemi de Lukacs ».

 Perec se fait l’écho de la réification du monde, de la mécanisation des comportements et des habitudes.

En 1947, dans La France contre les robots, Bernanos pouvait encore s’insurger contre le progrès technique et la civilisation qu’il percevait comme « une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure ». Vingt ans plus tard, Perec se fait l’écho de la réification du monde, de la mécanisation des comportements et des habitudes. Il ne s’agit plus de crier mais de décrire. Le fourmillement des rues, la migration horaire, la façon dont les gens émettent avec leur bouche des messages apparemment pourvus de sens : autant d’actions qui possèdent un but d’un point de vue individuel mais qui confinent à l’absurde lorsqu’elles sont observées depuis la terrasse d’un café. « Tu ne sais rien des lois qui font se rassembler ces gens qui ne se connaissent pas, que tu ne connais pas, dans cette rue où tu viens pour la première fois de ta vie, et où tu n’as rien à faire, sinon regarder cette foule qui va et vient, se précipite, s’arrête : ces pieds sur les trottoirs, ces roues sur les chaussées, que font-ils tous ? Où vont-ils tous ? »

Perec prend appui sur le même principe poétique dans sa Tentative d’épuisement d’un lieu parisien où le lecteur se retrouve confronté au silence déraisonnable du réel. Encore une fois, il s’agit d’observer la chaîne des gestes du quotidien, de porter sur ces pratiques un regard neutre. À force de précision dans l’énumération, le système explose et le réel se fissure. Énoncer le quotidien suffit à le faire disparaître et provoque une impression d’inquiétante étrangeté.  Que les autobus passent, que les passants marchent, que vienne la nuit, sonnent les heures, il demeure. « (pourquoi compter les autobus ? sans doute parce qu’ils sont reconnaissables et réguliers : ils découpent le temps, ils rythment le bruit de fond ; à la limite, ils sont prévisibles.) ».

L’ordre du monde et le désordre intérieur

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Ethnographe du quotidien, Perec catégorise, catalogue, classe, classifie, découpe, énumére, groupe, hiérarchise, ordonne, range et regroupe tout ce qui peut l’être. Pour percevoir l’importance de cette frénésie de la classification, il suffit de se pencher sur Penser/Classer. Agencer l’espace d’une page pour en faire le dépositaire de sa mémoire, cartographier ses souvenirs et les interroger, recueillir les traces de son existence pour la rendre plus tangible : autant de pratiques qui s’installent peu à peu comme le principe même de son écriture mais aussi comme le signe d’une blessure. Dans « Les lieux d’une ruse », Perec revient sur son obsession pour l’énumération : « En même temps s’instaura comme une faillite de la mémoire : je me mis à avoir peur d’oublier, comme si, à moins de tout noter, je n’allais rien pouvoir retenir de la vie qui s’enfuyait. »  Espace de repli et de conflit, l’écriture devient pour Perec un pharmakon, aussi bien un remède à l’angoisse qu’un poison pour l’existence. Ses récits s’orchestrent et s’articulent autour de la faillite et de la perte. On pourrait imaginer Perec perdu dans le labyrinthe de ses œuvres.

Ses récits s’orchestrent et s’articulent autour de la faillite et de la perte.

« L’écriture me protège. J’avance sous le rempart de mes mots, de mes phrases, de mes paragraphes habilement enchainés, de mes chapitres astucieusement programmés. Je ne manque pas d’ingéniosité. Ai-je encore besoin d’être protégé ? Et si le bouclier devenait un carcan ? Il faudrait bien, un jour, que je commence à me servir des mots pour démasquer le réel, pour démasquer ma réalité. » Cet extrait d’un article de Perec publié dans La cause commune sous le titre « Les gnocchis de l’automne » met le doigt sur le jeu dangereux auquel Perec est confronté. Au-delà du titre amusant, réécriture parodique de la fameuse sentence inscrite sur le frontispice du temple de Delphes, « gnothi seauton », autrement dit, « connais-toi, toi-même », l’ironie lancinante de Perec fait signe vers le spectre de la perte.

Un roman sans filiation

Il imagina un obscur roman hors du commun où s’articulait l’association d’un non-dit. Un individu à l’air normal, Anton Voyl, possédait l’intuition d’un tabou, d’un quoi vacant. Ainsi naquit, mot à mot, un projet biscornu construit à partir d’un attirail narratif inspirant. La Disparition apparaît d’abord insignifiant mais fait allusion à un vrai motif, à un profond soupir. Un bouquin sur la passion pour l’accumulation, par plaisir du mot mais aussi par amour du combat.

Vue en coupe d’un immeuble malade

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On pourrait également évoquer La vie mode d’emploi, cette cathédrale romanesque à l’architecture délirante, peuplée d’un immeuble, d’une centaine de personnages et d’un millier d’histoires. L’ascenseur est en panne mais la vie avance inexorablement. Les habitants naissent, vivent et meurent sous le regard du lecteur qui suit d’un oeil amusé les péripéties de ces fourmis narratives. La description chez Perec permet ainsi de transformer les habitudes en rites sociaux et chaque personnage joue avec brio la partition de sa vie, fusse-t-elle sombre, muette et silencieuse. En chef d’orchestre, Perec veille à ce que chaque épisode intègre le damier romanesque qui se dévoile au fil des pages. Pourtant, ce texte révèle en creux les aspérités du roman et s’articule autour d’une déchirure. La vie, mode d’emploi porte ainsi en germe la possibilité de sa destruction. Au chapitre XXVIII avec cynisme et nostalgie, le narrateur envisage la destruction de sa construction en prophétisant la venue prochaine de démolisseurs. De la même façon, les relations amoureuses manquées, les suicides orchestrés et les interruptions de grossesses émaillent ce livre-gigogne à l’ironie mélancolique. L’ensemble même du projet de Bartlebooth est voué à l’échec, et c’est peut-être ce qui en fait sa beauté. Cette cathédrale de papier froissé s’effondre silencieusement au fur et à mesure des pages et le puzzle se referme sur une énigme irrésolue sous la forme d’un sourire grimaçant épousant les contours du W.

Chaque mot posé par Perec n’est pas un jalon mais un détour. Interroger notre quotidien, c’est porter un regard oblique sur l’existence, analyser les rouages d’une vie qui s’enlise au rythmes des heures et des jours. Les contraintes formelles fonctionnent comme un piège qui somme le lecteur de s’interroger sur ce qui constitue son lieu souterrain, le fil de sa mémoire, la trace de son identité. Après avoir perdu ses parents, Perec s’est donc résolu à écrire sans eux.