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S’il eût fallu retenir par cœur certains ouvrages d’Ossip Mandelstam, De la poésie en ferait partie. Cette collection rassemble onze articles tissés autour d’une pensée unique : les conceptions poétiques. Écrits entre 1910 et 1923, ces papiers sont imprégnés de la richesse propre à l’esprit de ce grand poète et essayiste russe, qui déroule son talent de critique littéraire vers l’universel.

Décembre 2013

Décembre 2013

Ossip Mandelstam est l’un de ces artistes de la littérature qui a su capturer l’essence des travaux de ses contemporains avec justesse : c’est un psychologue de l’œuvre qui déchiffre sans ambages les verbes voisins et a l’œil aiguisé pour ses camarades russophones. Ainsi, il trouve chez Alexandre Pouchkine (1799-1837) l’illustration parfaite du poète, à la vocation différente du littérateur — la vocation ou la voie des artistes. Pour Mandelstam, la littérature a un auditeur concret, figuré chez l’homme contemporain. La poésie dialogue avec « l’interlocuteur providentiel », l’homme impalpable, immatériel, dont les figures se dissipent dans tous les éléments. Pouchkine, reconnu comme poète, dramaturge et romancier, incarne ce poète par excellence, quand, en querelle avec la foule, il s’indigne, ne veut pas être le pater, moralisateur et au-dessus de la société, ou avoir un « piédestal ». Pouchkine se veut poète et non littérateur ; de ce côté-là, assurément, Mandelstam a su faire son portrait.

« Vrai démon pour l’espièglerie,
Vrai singe pour la mine,
Beaucoup et trop d’étourderie,
Ma foi, voilà Pouchkine. »

« Mon portrait », Alexandre Pouchkine

Par ailleurs, chez un écrivain moins connu que Pouchkine, Vassili Rozanov (1856-1919), Mandelstam décèle le néant de la vie en l’absence du verbe. Il devine clairement l’état d’esprit de Rozanov à travers sa prose : « Je ne peux supporter d’être excommunié du verbe. ». Pour cet écrivain anti-révolutionnaire à la plume singulière et paradoxale, il s’agissait d’aller rechercher le noyau du mot, en passant par tout ce qui l’entoure d’étymologie, de religion ou d’histoire, à la manière philologique — ce que répudiait Mandelstam. Il dresse ensuite avec justesse le portrait de Pierre Tchaadev (1794-1856), « écrivain professionnel » russe, auquel il consacre un article. Homme profondément national, il l’est en tant qu’il n’a cessé de questionner le peuple russe, même si pour cela il s’en est arraché. Mais « la trace laissée par Tchaadev dans la conscience russe est […] profonde et indélébile ».

Un regard universel absous de temporalité

Cependant, Mandelstam n’est pas seulement un critique de ses contemporains russes : il fait aussi particulièrement preuve de sensibilité pour les écrivains et poètes occidentaux français, pour lesquels on lui devine une certaine admiration. Toutes les époques sont convoquées et à travers ses articles, il retrace une épopée poétique commençant dès l’Antiquité pour la dérouler jusqu’à des futurs imaginés. En disséquant la poétique d’André Chénier (1762-1794), dont l’œuvre est riche malgré une vie courte, il dresse alors des parallèles entre le XVIIIème siècle et l’époque antique. Ainsi, le monde antique possédait une conscience forte, c’est-à-dire particulièrement attachée à « la Vérité, la Liberté, la Nature, la Déité, et surtout la Vertu », lien que l’on peut voir dans les œuvres moralisatrices du temps. Le XVIIIème siècle marque au contraire une rupture de cette pensée du « bien », du « bonheur » et de la « santé » et Chénier, dans son travail poétique, y participe largement. Il ouvre alors la voie vers une conception du monde non plus antique, parée d’évocations déiques et de références morales, mais contemporaine. Il est dans son temps, dans ce siècle de la Raison ouvert par la pensée des Lumières — et selon Mandelstam, « dans la poésie de Chénier apparaît le pressentiment religieux, naïvement enfantin peut-être, du XIXème siècle ».

Les siècles passent et beaucoup de choses évoluent. Le temps n’altère en rien la forme de l’alexandrin, et même le temps, en tant que mesure, en façonne-t-il la forme. L’alexandrin, dont le père fut Clément Marot (1496-1544), pèse « le mot avant qu’il ne soit dit ». Cette forme nécessite de compter, de répartir le temps entre la triade substantif/épithète/verbe, ce qui fait peut-être d’elle la forme royale de l’expression poétique, maîtresse de chaque respiration du lecteur. En cela la syntaxe est pour Chénier une « prison dorée », au sein de laquelle il réussit avec brio à trouver « sa liberté poétique dans les limites du canon le plus étroit ».

Dans cette analyse pleine de justesse, Mandelstam nous rappelle la formule pouchkinienne « union de l’esprit et de la fureur », qu’il voit mûrie dans le poème de Chénier :

«… Diderot s’asseyait sur son trépied vacillant,
Ôtait sa perruque, fermait les yeux d’extase
Et vaticinait… »

Mandelstam, pour parfaire son tableau pictural, dépeint un François Villon plus vivant qu’il ne l’a jamais été. Poète de la fin du Moyen-Âge (1431-disparu en 1463), il est pour notre critique russe un auteur qui a su faire pénétrer la poésie dans sa vie brute, comme entité et non comme moyen de progrès. François Villon est par ailleurs le sujet de l’un des premiers essais de Mandelstam (1913), qui s’attache à tout poète ayant su révéler « la poésie pure, le verbe d’insoumission ». C’est le cas de Villon, mais aussi celui d’André Chénier (1762-1794) ou d’Auguste Barbier (1805-1882). Dans De la poésie, on remarque à de multiples reprises des références concernant d’autres poètes français, Paul Verlaine ou Alfred de Musset, et même des poètes anglais comme Edgar Allan Poe, par exemple, auxquels il compare parfois leur mode poétique à celui de ses propres compatriotes.

Mandelstam, dans ces onze articles, montre un regard cosmopolite en questionnant à la fois la littérature russe mais aussi les littératures francophone et anglophone. Surpassant les siècles, il retrace une partie des histoires de la poésie, depuis ses racines mythiques. Si Mandelstam est un critique intemporel, croyant en l’homme universel que concilie la conception littéraire, il est avant tout un poète, une âme enfiévrée qui a dédié son existence aux mots — et son verbe fervent dans sa délicatesse aura marqué nos esprits.

À mes lèvres je porte ces verdures,
Ce gluant jugement de feuilles,
Cette terre parjure, mère
Des perce-neige, des érables, des chênes.

Vois comme je deviens aveugle et fort
De me soumettre aux modestes racines,
Et n’est-ce pas trop de splendeur
Aux yeux que ce parc fulminant?

Les crapauds, telles des billes de mercure,
Forment un globe de leurs voix nouées,
Les rameaux se changent en branches
Et la buée en chimère de lait.

(30 avril 1937)

Nous comprenons maintenant pourquoi Nadejda Mandelstam, épouse du poète russe, a voulu sauver les derniers poèmes de son mari, arrêté puis interné dans un camp de travaux, en les apprenant par cœur.

  • De la poésie, Ossip Mandelstam, éd. La Barque, 118 p., 15 euros, décembre 2013
Noks