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Zone Critique revient sur le dernier roman de Cyril Huot paru cette année aux éditions Tinbad. Secret, le silence explore ainsi les méandres de l’érotisme en mettant en scène un couple singulier, à la relation ambiguë et vénéneuse.

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Un homme à l’épreuve du mutisme d’une femme malade, emmurée en elle-même, jadis internée. Là où les psychiatres diagnostiquent en cette femme « une schizophrène catatonique », lui veut se tenir debout à « la source bleue » de son corps. Il veut veiller la prostration aiguë de ce dernier plus efficacement que les psychotropes et les anxiolytiques dont on abrutit les malades pour mieux les contrôler. Il veut déchiffrer l’énigme de la Femme emmurée et se tenir solide face au « silence rouge de sa bouche ». Il décide de ravir la séquestrée, l’enlève de l’univers asilaire et se replie avec elle dans une villa louée, en prenant soin de n’utiliser ni sa carte bancaire ni son téléphone portable, afin de ne pas être repéré par les forces de l’ordre.

D’entrée, le livre nous renvoie à la gravure d’Edvard Munch, Two Human Beings, The lonely Ones (1899), dont la vision déclencha chez l’auteur Cyril Huot l’écriture de ce roman. Que représente cette gravure ? — Sur une terre commune, une femme, derrière elle un homme, regardent un horizon. La femme regarde-t-elle l’horizon ? L’homme aussi, à moins que son regard ne s’arrête sur la femme devant lui ? Ou regardent-ils tous les deux le même point de fuite ? Ce dont le spectateur est sûr est que l’homme et la femme, qu’il aperçoit de dos, ne se regardent pas. Ils se tiennent debout dans leur corps, distants l’un de l’autre de quelques mètres – regardant quel lointain obscur ? Regardent-ils la mer, le gouffre : qui s’y perdra ?

Une relation ambiguë 

La force de ce roman est de tenir le lecteur dans la tension d’une relation ambiguë entre un homme et une femme

La force de ce roman est de tenir le lecteur dans la tension d’une relation ambiguë entre un homme et une femme, dont nous ne savons si elle instaure, restaure et cultive un rapport de force, si elle est de nature perverse, ou si elle est « de pure virginité » puisque l’érotisme en anime la trame. Du malaise né de cette tension, l’allant du suspense est tenu au long cours chez le lecteur. Une relation atypique participe à l’installation et l’inoculation de ce sentiment de malaise au fil des pages, oppressantes comme le destin des protagonistes. Relation atypique dans laquelle l’homme s’acharne à extraire de son emmurement une femme, non pour l’en arracher, mais pour repousser ses propres murs.

Mais – est-on en droit de se demander – prendre (dans tous les sens du terme) « une poupée fêlée » relève-t-il encore de l’amour ?

« Il ne s’agissait pas de la ramener au monde, il ne s’agissait pas d’aller la chercher au fond de ses enfers pour l’en sauver, il s’agissait de l’y rejoindre. Il ne s’agissait pas d’enlever Perséphone à ses ténèbres et au sombre maître qu’elle s’était choisie pour s’y laisser entraîner, pour dès lors régner par lui, jusques et y compris sur lui. Il ne s’agissait pas de l’arracher à son royaume souterrain. Il ne s’agissait pas de l’en délivrer. Il s’agissait de se perdre avec elle dans son monde enténébré, dans son continent noir. Il s’agissait de pénétrer sous ses paupières obstinément closes, lourdes du pavot de sa nuit, il s’agissait de s’abîmer avec elle pour jamais dans la contemplation de la source bleue qui y miroitait à ses pieds. »

Possession et folie

L’intrusion dans la folie de l’Autre, lui-même épris de sa propre folie, pour la partager et (la) vivre absolument en se fondant dans l’intelligence de l’autre, va encore plus loin – l’intrusion prenant des allures de viol, la protection, des allures d’accaparement, de possession vampirique :

« Il voulait partager avec elle ce venin qu’elle avait voulu pour elle-même. Le venin de cet érotisme empoisonné qui courait dans ses veines à elle, il voulait le sentir courir dans ses propres veines. Ce poison qui était le contrepoison à ce marais de santé mentale et physique dans lequel nous végétions et qui bornait nos vies, il voulait se l’inoculer. Il voulait étancher enfin lui aussi cette mauvaise soif qu’on appelait le mal, indissociable de la soif de beauté. Il voulait enfin goûter un peu, lui aussi, à ce venin de la beauté du mal. »

Ceci pour l’intrigue, la chronologie des événements.

Plus profondément, ce roman pose la question de l’amour-passion. Jusqu’où l’amour-passion peut-il répercuter l’emprise d’un homme sur une femme, jusqu’à quel emmurement peut-elle enfermer les amants, jusqu’à quel point de non-retour ? Et qui est le plus emprisonné, de celui qui accapare la personne de l’autre ou de celle qui l’attire malgré elle vers son gouffre ? Un nouvel amour, « d’ordre érotico-onirique » peut-il donner lieu à une renaissance ?

Plus profondément, ce roman pose la question de l’amour-passion

Un homme tente d’entrer dans l’intelligence d’une femme, dans l’intelligence de son cœur, dans l’intelligence de son corps.

« Une femme était le secret d’un rêve qu’il lui fallait déchiffrer. Une femme était ce rêve secret dans lequel il lui fallait entrer. Faute de quoi, le sexe n’était rien, le sexe n’accomplissait rien. Faute de quoi, on ne pénétrait une femme en rien. Et lui, il voulait pénétrer au plus profond d’elle. Dans l’intelligence de son cœur. Dans l’intelligence de son corps. »

Et la question de l’érotisme brûle au fil des pages qui nous découvrent leur histoire.

« L’érotisme, cette religion archaïque qui se déclinait comme les autres religions. Obéissait aux mêmes lois. Participait de la même mécanique, céleste, charnelle. La grande machinerie érotique. L’homme, la femme. De pures machines érotiques. Des corps en mal de fusion. Des âmes en mal d’incarnation. Des corps et des âmes en mal d’anéantissement. »

Le vice dans cette histoire insolite donne-t-elle la main au vice, comme dans le couple Bellmer-Zürn dont la relation est fortement restituée dans le poétique Ruines de Perrine Le Querrec, publié aux éditions Tinbad en avril 2017 ?

Déchirure

La violence, accueillie par le corps de la femme-poupée et de l’homme prêt de plonger avec elle dans la spirale de la folie et du mutisme de l’emmurement, noue originellement la machinerie érotique de leur relation. Effraction, pénétration, il y a. Comme dans le viol. Comme dans le meurtre. Le corps est fracturé, la poupée, cassée. Mais le désir rompt l’isolement. Comme l’écriture. Selon Georges Bataille, une déchirure de l’intériorité a lieu.

Paradoxalement, l’interdit ici (l’inceste, le viol) habite simultanément le même fait de réalité que le sacré (la religion de l’amour). Nous savions qu’ils cohabitaient dans l’Histoire de l’humanité, afin de rendre possible notre vie sociale, le sacré réglementant toujours l’interdit, lequel, contrôlé, se limite. Mais, ici, interdit et sacré investissent le même lieu (topos). Ceci, sans que l’interdit soit ressenti comme tel par les protagonistes (la femme-poupée n’a pas l’impression – peut-être sous l’effet d’une emprise – de consentir à une relation incestueuse avec son « père amant-maître », scandaleuse avec son nouveau maître, de même que l’homme qui la ravit pour la posséder en se dépossédant lui-même n’a conscience de transgresser le mal).

Le sacré, ritualisé par les deux amants, n’a pas été limité ni rendu inoffensif au préalable

La transgression de l’interdit forme ici, avec son exécution, les deux moteurs mêmes de la religion de l’amour. Le sacré de l’érotisme contamine les faits et désirs des deux amants, rendus à leur violence dans toute leur folie sans que la part de feu ne rassasie l’excès de soif mais plutôt les fait se répondre et se répandre l’un dans l’autre. L’extrême touche au vertige et le parapet de la raison va s’effondrer. Le sacré, ritualisé par les deux amants, n’a pas été limité ni rendu inoffensif au préalable. Il s’exerce dans une pleine violence en roue libre où se fracassent les corps contre la folie de leur désir. De leur désir de posséder ; d’être possédé. L’amour-passion, abandonné entier au possible, vient rendre impossible sa propre persistance comme il rend insoutenable l’existence des deux amants.

Une écriture du retour

L’écriture du retour de Cyril Huot, avec ses ressacs de vagues fracassées renvoyant au ressassement d’une voix, utilise par ce canal un procédé utilisé souvent par l’écrit intime. Dans Secret, le silence, ce ressassement se fait d’entrée entendre :

« Elle dort. Il ne dort pas. Elle dort de plus en plus longtemps et de plus en plus profondément. Il dort de moins en moins. » Ou encore : « Son silence. Son mutisme. Ce mutisme terrible auquel rien ne pouvait l’arracher. Ce mutisme total. »

La répétition (d’un même mot) et le ressassement (d’une même obsession) forment un mode d’écriture propice aux écrits de l’intime et s’accordent avec la résonance d’une voix intérieure cherchant à garder trace de son cheminement textuel/sexuel, via la présence spectrale de la femme-poupée, via la présence dominante de l’homme. Qui émet réellement cette voix intérieure ? L’homme a priori au début du roman ; puis le lecteur pense que cette voix pourrait bien être aussi celle de la femme-poupée emprisonnée/sous l’emprise de l’Homme-Maître ; puis cette voix inocule ses flux et reflux jusque dans l’intelligence du lecteur, via le narrateur, par l’auteur. Jusqu’à… posséder le lecteur lui-même ?

Cyril Huot écrit le ressassement d’un drame érotico-onirique

L’amour-passion érigé en Absolu érotique va et vient entre transgression et ambiguïté. Cette écriture du retour donne un rythme et un langage au traitement atypique d’une histoire d’amour humaine expérimentant la monstruosité de son cours, sur le versant vertigineux et extatique de la vie extrême, impossible à se survivre. Le saut de l’écriture dans la blancheur et la plénitude à quérir de la page est saut dans la marge. En un éclair, le réel peut s’y délester de ses pesanteurs apparemment infranchissables, indéchiffrables : l’homme de Secret, le silence tente d’ailleurs de déchiffrer l’énigme de la Femme-poupée. Via la répétition et le ressassement qui font, en même temps que progresser le texte, accroître l’avancée (la pénétration) de l’Homme-Maître dans le corps-âme de la Femme-poupée.

Cyril Huot écrit le ressassement d’un drame érotico-onirique. « Le rêve d’un érotisme de la pureté. » Le rêve d’entrer dans l’intimité de l’Autre, pour le posséder et s’y perdre, s’oublier soi, oublier son Ego de plomb ; s’y perdre : s’y anéantir, en pénétrant au cœur de son éros, y descendre, comme on retourne au pays natal…

  • Secret, le silence, Cyril Huot, éditions Tinbad – roman ; 2017, 150 p., 18€

Murielle COMPÈRE-DEMARCY