FRANCE - JANUARY 01: Gabrielle Wittkop, German author in Paris, France in January, 2001. (Photo by Raphael GAILLARDE/Gamma-Rapho via Getty Images)
FRANCE – JANUARY 01: Gabrielle Wittkop, German author in Paris, France in January, 2001. (Photo by Raphael GAILLARDE/Gamma-Rapho via Getty Images)

Échappons-nous avec la collection Les Échappées des Éditions du Vampire Actif, basées à Lyon, qui décidèrent de faire paraître à leur catalogue décalé, le jour anniversaire de la naissance de l’écrivain, le 27 mai 2017, une nouvelle édition épurée, nécessaire et attendue des Litanies pour une amante funèbre (déjà parues sous une autre forme « kitsch » qui déplaisait à l’auteur), recueil de poèmes macabres et drolatiques illustrés par des collages inédits découpés à vif avec les griffes de la gaie harpie Gabrielle Wittkop.

Litanies pour une amante funèbre — 27 mai 2017
Mai 2017, Litanies pour une amante funèbre

Dans une lettre [1] datant des 23 et 24 novembre 1783, Donatien de Sade écrit à madame de Sade qu’il nomme affectueusement « porc frais de mes pensées » ceci : « […] quelques baroques qu’elles soient [les fantaisies], je les trouve toutes respectables, et parce qu’on n’en est pas le maître, et parce que la plus singulière et la plus bizarre de toutes, bien analysée, remonte toujours à un principe de délicatesse. » Les œuvres littéraires de Gabrielle Wittkop sont autant de fantaisies funèbres empreintes de délicatesse.
Sa « voix prodigieuse » surgie des ténèbres nous rappelle ce que c’est qu’être humain. Gabrielle nous montre avec précision ce que sont les conditions pas toujours très chic de l’existence. Gabrielle est vivante, elle le revendique, elle est en communication permanente avec les éléments de la vie et donc ceux de la mort. Elle n’est jamais dans la séparation, elle est dans l’acceptation : « Qu’y a-t-il à déchiffrer ? Puisque la vérité est la partie du discours passée sous silence. Sans compter qu’il y a diverses vérités comme il y a diverses formes de silence. » [2] Gabrielle nous enseigne l’anormalité de la vie sans la mort.
Apprêtons-nous à tendre le cou pour accueillir la bénéfique morsure wittkopienne : « La dent prépare le sang qui passera dans l’autre sang, elle est la grande magicienne, initiatrice des suprêmes métamorphoses ». [3]
Gabrielle Wittkop est un graveur en manière noire : « ces instruments qui écrasent ou enlèvent de la matière, et donc de l’épaisseur dans le réseau de points précédemment obtenu, révèlent peu à peu la lumière dans l’image » ; « on part ici du noir le plus dense pour rejoindre par paliers successifs le blanc pur ». [4] Gabrielle Wittkop dont les scènes de son théâtre intérieur stupéfiant emplissent notre écran intime. Et nous nous faisons cette réflexion à chaque fois que nous refermons un de ses livres : « c’était effroyable mais les merveilles le sont toujours ». [5] Sachons qu’« un des enjeux essentiels de son écriture a toujours été d’être à la hauteur de cette lumière noire qui émanait du Marquis de Sade ». [6] Suivons le cours de la pensée wittkopienne : « Et si mon feu ne peut être chaleur, qu’il soit jaillissante clarté, qu’il soit lumière incandescente, lumière, lumière enfin, qu’il soit lumière avant que je meure ». [7] Dérivons avec elle : « Il glisse dans la grande dérive, glisse peu à peu dans le noir ou dans le blanc, nul ne sait la couleur de l’anéantissement […] » [8] Seule Gabrielle le sait.

Les Litanies aveuglantes de noirceur éclatante

Les éclats noirs des caractères d’impression des Litanies pour une amante funèbre brillent sur le papier blanc glacé, lisse comme celui de la peau cireuse de l’amante funèbre. « Et ta chair enfin sera douce à mes doigts. » [Venus Lipitina*] Nous ressentirons la douceur inattendue du papier en découvrant les poèmes puissants et les collages égayants qui composent l’œuvre poétique. Nous changerons de vocabulaire au fur et à mesure de notre lecture ; nous nous apprivoiserons au langage qu’utilise l’auteur pour nommer le monde que nous n’habitons pas encore mais celui que nous habiterons tôt ou tard : « Dans les ténèbres de l’âme ». [Ténèbres*] « Car tu ne sauras ni le jour ni l’heure. » [La Mormolyce*]
Lorsqu’elle écrit, Gabrielle se laisse prendre à son propre piège : « Un piège. Piège labyrinthique à l’image de mon âme, cheminements et retours, longues danses, feintes et repentirs, croisements des routes et sentiers secrets ». [9] En territoire wittkopien, nous ne sommes pas à l’abri de l’indiscrétion du verbe qui démasque : « Il faudrait ne rien dire, ne rien écrire, le verbe hèle la chose par son nom secret » ; [10] qui découvre : « Le verbe est un masque trop court » [Anthorie*] ; qui dévoile : « Tout secret est plus beau de n’être pas partagé ». [11] Parcourons au bras fin de Gabrielle « les labyrinthes de [notre] Ville Interdite » ; [12] explorons avec notre guide à l’allure souple et légère les « labyrinthes d’ombre qui sont en nous ». [13] Prenons conscience que « la disparité entre tout paysage intérieur et les mots écrits ou prononcés est aussi essentielle qu’entre l’objet et sa représentation plastique, tout modèle demeurant informulé. Géométrie secrétissime, les motifs s’intègrent dans un système de correspondances si particulier que chaque valeur s’établit hors de tout signe. Superfluité de l’hermétisme, donc ». [14] Rien qui ne soit pas strictement nécessaire dans le recueil de poèmes Litanies pour une amante funèbre.

Rien qui ne soit pas strictement nécessaire dans le recueil de poèmes Litanies pour une amante funèbre.

Gabrielle « qui abomine les vautrements, la putasserie de l’oreiller » [15] ne trouve pourtant rien à redire à propos de l’« amante funèbre » au « regard de nuit » [Tes robes*], au « corps scellé » [Comme ma sœur la nuit…*], « dont l’œil refuse de se clore » [Litanies*], au « parfum charogneux et pur », aux « pieds refusant la route » [Venus Lipitina*], dont le « fémur poudrera les menthes » [Chanson*], dont la « fressure s’épand sur le varech des grèves » [Hérodiade*], « amante du Chaos »« sur l’Infini clouée » [Ténèbres*], « poupée végétale » [Offrande d’une poupée végétale*] reposant « dans ces palais souterrains de la mort » [Anthorie*], qui retrouve « la sombre mollesse des entrailles premières et du sommeil » [Thérèse*]. Gabrielle trouve juste « que glisse l’empalée secrète sur les torrents mugissants de la mort » [Finale*], que sa « tête flotte sur l’or blanc des lichens » [Le chemin des enfers*]. Gabrielle incite les vivants lecteurs à se redresser mais autorise les morts à connaître leur dernière aventure sans se révolter. Ainsi qu’elle permet à Christopher dans La Mort de C. que « sa tête tombe au fond de l’oreiller, tombe comme une pierre dans la vase », [16] Chistopher assassiné qu’elle accompagne dans la mort quand « il disait des choses obscures, des phrases fulgurantes, des mots qui s’enfonçaient comme des pierres jetées dans les eaux du souvenir ». [17] Elle oblige ses lecteurs à se ressouvenir de l’alchimie cosmique dont nous provenons et que nous rejoindrons en nous abandonnant à l’opération des « forces naturelles », des « forces cosmiques », « celles de la matière et celles de notre obscure âme périssable ». [18] Ces forces qui déclenchent une érection florale dans le terreau des morts, qui engendrent la beauté surprenante : « Le lis jaillit du tombeau des amantes ». [Le lis*]
Gabrielle invite ses lecteurs à se représenter « l’impossibilité […] d’une notion définitive de la mort en tant que phénomène absolu ». [19] Une nouvelle liberté s’offre à celles et ceux qui lisent celle qui « déteste tout ce qui aliène l’indépendance ». [20] Nous acquiesçons aux paroles du préfacier des Litanies pour une amante funèbre Éric Dussert : « Je pense que ce qui la préoccupait c’était son œuvre et sa dignité d’être humain. Je pense qu’en ça c’était quelqu’un de très à part aujourd’hui mais en même temps de très nécessaire. Et j’espère que les gens qui la lisent aujourd’hui retrouvent ça et peuvent puiser ces éléments-là, ces notions-là pour s’en enrichir eux-mêmes et se redresser aussi quand on a besoin. » [21]
Fêtons aujourd’hui, ce 22 décembre, l’anniversaire de la mort de Gabrielle, magicienne du verbe, dévoratrice du sacré, moqueuse funèbre, évocatrice de l’absolu. Demandons-nous de quels oripeaux de la morale faut-il se débarrasser pour lire Gabrielle, l’écrivain de la complétude à la radicalité voluptueuse. « En un éclair de magnésium », [22] souvenons-nous que « la contradiction entre la pudeur du secret, la hauteur, la distance et, d’autre part, la fureur d’expliquer, déchire l’homme créateur. Refusant d’être compris, il crée pourtant afin que certains comprennent. Il se livre à son corps défendant. Il veut et ne veut pas. Ne pouvant s’empêcher de créer — car lui n’est pas tout-puissant —, il cède à son penchant tout en déplorant la perte du mystère. […] Il trace des signes et voudrait que ce fût sur la buée des vitres. […] Et surtout, surtout, la louange le blesse, scorpion qui vient de bas. » [23] Abstenons-nous de louer Gabrielle Wittkop qui pourrait nous entendre. Contentons-nous d’implorer d’elle : « Prête-moi ta plume, Gabrielle ! »

Estelle Ogier

Sources métamorphosantes :

[1] Sade, Lettres d’une vie, Choix de lettres établi par Jacques Ravenne, Bibliothèques 10×18, 264 pages, format : poche, janvier 2014
[2] Entretien radiophonique avec Gabrielle Wittkop animé par son héritier littéraire Nikola Delescluse (janvier 2001)
[3] Le Puritain passionné, page 159, Gabrielle Wittkop, Éditions Verticales, La Mort de C., janvier 2001
[4] Impressions fortes. L’estampe en 100 chefs-d’œuvre, Collection de la Fondation William Cuendet & Atelier de Saint-Prex, Musée de Lodève (Hérault), Florian Rodari (Catalogue de l’exposition du 8 juillet au 5 novembre 2017) chez 5 Continents Editions, mai 2017
[5] Almanach perpétuel des Harpies, Les Dames de la serre, Gabrielle Wittkop, L’Ether Vague, Patrice Thierry éditeur, page 46 (achevé d’imprimer le 24 mai 1995, jour de la Saint-Donatien)
[6] Nikola Delescluse, Rencontre autour de Gabrielle Wittkop à la librairie Charybde (12 juillet 2017), Paris
[7] Chaque jour est un arbre qui tombe, page 166, Gabrielle Wittkop, Éditions Verticales, janvier 2006
[8] La Mort de C., page 60, Gabrielle Wittkop, Éditions Verticales, janvier 2001
[9] Le Puritain passionné, page 105, Gabrielle Wittkop, Éditions Verticales, La Mort de C., janvier 2001
[10] Chaque jour est un arbre qui tombe, page 26, Gabrielle Wittkop, Éditions Verticales, janvier 2006
[11] Chaque jour est un arbre qui tombe, page 126, Gabrielle Wittkop, Éditions Verticales, janvier 2006
[12] Le Puritain passionné, page 79, Gabrielle Wittkop, Éditions Verticales, La Mort de C., janvier 2001
[13] Le Puritain passionné, page 102, Gabrielle Wittkop, Éditions Verticales, La Mort de C., janvier 2001
[14] Le sommeil de la raison, Harley, page 113, Gabrielle Wittkop, Éditions Verticales, février 2003
[15] Chaque jour est un arbre qui tombe, page 49, Gabrielle Wittkop, Éditions Verticales, janvier 2006
[16] La Mort de C., page 58, Gabrielle Wittkop, Éditions Verticales, janvier 2001
[17] La Mort de C., page 45, Gabrielle Wittkop, Éditions Verticales, janvier 2001
[18] Entretien radiophonique avec Gabrielle Wittkop animé par son héritier littéraire Nikola Delescluse (janvier 2001)
[19] Idem
[20] Émission littéraire avec Gabrielle Wittkop, Bouillon de culture, animée par Bernard Pivot (19 janvier 2017)
[21] Rencontre à la librairie Le Bal des Ardents (29 septembre 2017, Sainte Gabrielle), Lyon
[22] La Mort de C., page 46, Gabrielle Wittkop, Éditions Verticales, janvier 2001
[23] Chaque jour est un arbre qui tombe, page 166, Gabrielle Wittkop, Éditions Verticales, janvier 2006
[*] Litanies pour une amante funèbre, Gabrielle Wittkop, Les Éditions du Vampire Actif, mai 2017, ouvrage relié, couverture cartonnée, 66 pages, 20€

Achat et visites indispensables :

Michel Ogier — Atelier de la Conque — Le Cap d’Agde (illustration libre du recueil de poèmes Litanies pour une amante funèbre)