« Il suffit en effet que la partie visible soit impeccable pour que l’on accorde un préjugé favorable à celle qui ne se voit pas »

Jun’ichirō Tanizaki, Eloge de l’ombre.

Un film poétique, fluide et lent du même geste, dont l’écoulement permet de nous décentrer de la dictature du visible. C’est en s’impliquant sur la version audio-décrite des Délices de Tokyo que Naomi Kawase eut l’envie de questionner son propre cinéma. Qu’est-ce qui se livre vraiment sur le grand écran ? La vue peut-elle saisir la réalité ? L’audio-description des films est-elle une expérience de connaissance qui déborde du cinéma pour inonder nos propres vies ?

Vers la lumière. Un titre peut-être mieux choisi dans sa version anglophone et directement raccroché à un élément du film, Radiance. L’histoire est simple : Misako Ozaki est salariée d’une production d’audio-description. Par sa création de textes, elle tente difficilement de rendre accessibles les films aux personnes ayant une déficience visuelle. Elle s’efforce de trouver les bons mots, les formules qui rendront grâce aux impressions visuelles disparues, elle s’interroge sur les manière de capter l’énergie d’un film pour ceux qui ne le voient pas. Pour préciser ce travail, Misako et ses collègues collaborent avec des mal-voyants qui donnent leur avis sur la qualité de l’audio proposé. C’est par ces ateliers de travail que la jeune japonaise magnifiquement jouée par Ayame Misaki rencontre Masaya Nakamori (Masatoshi Nagase), ancien photographe de renom dont la vue ne cessera de se dégrader. Aussi sévère de jugement que sensible dans sa détresse, Misako s’éprendra de cet artiste écaillé par le handicap, qui peine à se libérer de ce qu’il nomme « son cœur », son appareil photo. Ce que l’écran dévoile ou ce que l’œil du photographe capture semble pourtant toujours s’échapper. Comment décrire un regard mélancolique et joyeux qui se plonge dans le lointain du ciel ? Comment évoquer un soleil gris enfoncé dans un voile de brume ? Peut-on vraiment regarder un film « par les oreilles » ? Dans cette tâche exigeante, le mot est toujours mis en échec : incapable de restituer parfaitement la chose, inapte à transmettre les sentiments contenus.

Tâtonnements

affiche
Le film tâtonne, touche, percute, boîte. On y entre avec une canne blanche. Les plans sont parfois aérés, parfois collés aux entrelacs des grains des peaux. La libre ondulation de la caméra qui s’échappe de nos prédictions renvoie autant au manque de repères constitués qu’à une profonde liberté du jeu. L’alternance entre une profondeur de champ peu profonde, parfois floue, et des plans parfaitement stables et réalistes, s’approchant presque du documentaire, permet au sujet du tâtonnement de se déployer. Le rendu de la mal-voyance est à ce titre saisissant, et on remarque à l’écran que même dans l’aveuglement la lumière demeure présente. Toutes les informations nécessaires à comprendre ne sont toutefois pas visibles à l’écran. Certaines prises de vue rapprochées permettent de faire sortir la tête des acteurs du cadre ouvert de l’écran : on suggère un débordement, on montre qu’il existe un envers du visible tout aussi nécessaire à imaginer. On regrettera à ce titre la musique de commande et souvent hors propos d’Ibrahim Maalouf, en décalage avec les silences nécessaires aux errances de Misako.

Car, finalement, qui est perdu ? Ce sont les mal-voyants qui guident Misako dans son travail, elle-même en manque de repères familiaux avec un père absent et une mère proche de la sénilité. Elle court derrière ses souvenirs d’enfance quand d’autres tentent de ne pas oublier les dernières entrevues d’une réalité qui s’échappe dans la cécité. Misako sera finalement ramenée à elle-même : on lui reproche son manque d’imagination, son manque de vision pour dépeindre les sujets du monde, elle qui pourtant décrit à haute voix tout ce qui lui arrive en dehors de son travail. La dictature du visible et de la transparence appauvrit-elle nos imaginaires ?

Ineffable invisible

Le cinéma de Naomi Kawase nous avait habitué à des films tout en symboles et en dévoilements, faisant cohabiter les gestes du quotidien avec une mythologie panthéiste, laissant à la nature son pouvoir de suggestion. Vers la lumière entre dans le droit fil de Hanezu, l’esprit des montagnes ou de Still the water, où l’ode des lumières insulaires venait vêtir les îles Amami. La réalisatrice aborde peut-être plus explicitement des thèmes chers à la culture japonaise : le souci des espaces vides, un goût esthétique pour les imperfections, une conscience aiguë du temps qui, comme les grains de sables dans les mains de Misako, semble se dérober au moment où l’on veut le saisir. Le film est dirigé par la question du souvenir et passe d’un album photo au luisant des larmes, des réminiscences pommelés de regrets à la nostalgie heureuse de voir la vie s’effacer, à la manière de cette statue de sable que Misako doit décrire et qui disparaît sans trace après son inéluctable effondrement. Dans ce qui se retire dans la nuit, une lumière s’accroche.

Comment ne pas penser ici à l’Eloge de l’ombre du grand écrivain Jun’ichirō Tanizaki, qui fit du sujet de la lumière et de la vision un point représentatif du caractère japonais ? Les gestes s’enveloppent de clarté en flottant dans un voile permanent, la gravité du silence s’éclipse dans la qualité des instants. L’art de vivre des japonais selon Tanizaki repose dans ce que Kawase nous déploie à l’écran : l’acceptation esthétique de la limite. C’est le sens du Sabi (寂) japonais, ce goût pour les souvenirs qui s’émoussent, la chute paisible des choses dans le ruissellement du temps. C’est aussi le sens du Ma et de l’Aida (間) chers à Augustin Berque, concepts désignant cet intervalle entre les choses qui tisse un lien existentiel. C’est le silence et le vide, le non-vu et le caché, qui permettent la relation. Naomi Kawase en rend compte subtilement lorsqu’elle présente Misako dans l’incapacité à restituer par la description les impressions ressenties lors des diffusions du film. Trop soucieuse de bien faire, Misako charge le film de ses explications auditives, de ses mots qui sanglent les scènes à sa subjectivité. Elle oublie alors que l’appétit du silence  permet l’émotion, laissant la fragrance des souvenirs se diffuser dans les imaginaires. Ce film, aussi réussi que lisible, emmaillote l’interstice des mots dans le sentiment assuré de la vie.

Bibliographie

– Eloge de l’ombre, Jun’ichirō Tanizaki
– Ma et Aida : des possibilités de la pensée et de la culture japonaises, Sakae Murakami-Giroux et Virginie Fermaud.
– http://ecoumene.blogspot.fr/2012/06/aida-et-ma-berque.html