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George Romero a inventé un genre, le film de zombies. Variations autour d’un thème, ses films sont aussi l’occasion de formuler une critique de nos sociétés contemporaines. Zone critique revient sur ce cinéaste américain au style décomplexé.

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Le cinéma de George Romero prend du sens avec les années. Avoir inventé un genre (le film de zombie) puis joué avec, c’était légitime ; mais Romero ne s’est pas arrêté aux budgets qu’on devait lui offrir avec joie dans les années 70. Il y a consacré sa vie, sa carrière, sa vieillesse. Il n’a cessé de revivre sa levée des morts-vivants, de chercher une version supplémentaire, un titre nouveau. Night, Dawn, Day, Land, Diary, Survival, tout finit par appartenir aux morts-vivants. Cette prolixité grimaçante ne va pas sans un certain art du jeu, de l’astuce. Il n’est pas évident qu’on s’amuse encore une énième fois de cette même intrigue toute faite, de cette formule qui tient en une phrase. Ce n’est pourtant pas vraiment les générations suivantes, les sequels à proprement parler qui intéressent Romero ; ses zombies à lui sont toujours les premiers, ils viennent toujours d’apparaître. On revit en fait la même journée à chaque film. S’apercevant sur le tard de cette vertu balzacienne, Romero a commencé à se citer en faisant se croiser des personnages et des histoires. Dans Diary of the Dead (2007), on croise déjà le militaire latino qui sera le héros de Survival of the Dead (2009). Et d’ailleurs ce militaire, qu’on a pris pour un gros diabolique parce qu’il a pillé le van de nos héros du moment, se révèle avoir son histoire, sa propre version des faits.

Chaque fois, la petite société miniature qui se trouve confrontée au souci de fuir ou de mourir comporte en elle-même les contradictions et les impuissances de son époque

L’intérêt dans ce type de film si spécifique, c’est de concentrer sur le groupe de survivants des intentions symboliques. Chaque fois, la petite société miniature qui se trouve confrontée au souci de fuir ou de mourir (ou de « mort-vivre ») comporte en elle-même les contradictions et les impuissances de son époque. Dans Dawn of the Dead (1978) le grand magasin, si vaste et si opulent, dévoile froidement ses possibilités, ses risques. L’essai révolutionnaire est précaire : on se réhabitue à un fauteuil, à des tables, des fourrures, des cigarettes. La gangrène consumériste prend corps plus rapidement que l’épidémie de zombies. Elle lève la prudence, elle endort la volonté. Surtout, elle ancre les êtres encore vivants au même endroit. Les héros ont de moins en moins envie de quitter le lieu de paradis qu’ils se sont bricolés ; il faut des morts-vivants dans leur salon pour leur faire prendre conscience de l’urgence. Ce film qui se présente si longtemps comme un triomphe sur les morts, une maîtrise du problème, agite ironiquement une bannière « Tout est gratuit », mais se referme sur le toit de l’immeuble complètement envahi. La terre est couverte, inhabitable. La lenteur des événements, et leur absence surprenante de pesanteur, réclamait bien un final grandiose ; mais Romero cherche aussi à montrer les réflexes d’une frange de la société, d’une époque. Ces premières heures de retour des morts, dans lesquelles on tombe au début de chaque film, redonnent aux choix et aux motivations de ceux qui restent une valeur, une nature presque, entièrement nouvelle. Comme il ne s’agit plus de vivre mais, de toute façon, de survivre, il s’agit d’inventer une éthique de la survie : ne pas baisser sa garde, ne pas s’endormir dans le luxe, éviter la désinvolture ou la sensation de pouvoir. La mort qui rôde littéralement dans la pièce voisine devrait empêcher toute négligence ; mais la négligence est plus qu’une forme accidentelle de la condition humaine.

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Dans Diary of the Dead, la question de la survie et sa prise de conscience permanente sont les thèmes du film ; c’est même sa forme, puisque le film est celui de Jason Reidd, le personnage de réalisateur en herbe que Romero fait semblant d’être. Du coup, les liens à la survie deviennent des liens à l’image : il faut filmer tant qu’on est en vie. Jason trouve toutes sortes d’arguments moraux pour justifier sa fascination curieuse de filmer ces heures-là. La valeur du témoignage ; l’importance de la vérité. C’est l’époque de l’explosion de l’image. On voit entrer en concurrence des images différentes, des mensonges médiatiques, des trafics d’information. On ne peut plus faire confiance au monde extérieur, et seules les images filmées sur le moment sont sûres d’être les bonnes. Jason se trouve ainsi une mission qui donne à son personnage une dimension supérieure et particulière ; non seulement comme dans Rec ou Quarantine, où le cameraman est juste le dernier à mourir ; mais même avec sagesse, avec résolution. Il est assez peu capable de s’expliquer sur cet intense désir de filmer, ce qui laisse à tout le monde loisir de lui en vouloir, de lui crier dessus quand il les filme. Le militaire qu’on retrouve dans Survival n’a pas aimé voir cette caméra pointée sur lui ; le film est coupé, on ne peut pas intégrer ces images. Et dans Survival, cette problématique disparaît, le point de vue redevient neutre et l’histoire classique. À la place s’élèvent des questions générationnelles, d’occupation du sol et de traditions ancestrales. Les contre-coups de l’Irak et du 11 septembre sont partout à l’image, et le scénario ajoute quelque chose de l’époque en racontant cette tentative de survie sur une île. Ça rappelle quelque chose.

On pourrait se souvenir aussi que dans le départ en trombe des cinq rescapés en hélicoptère au début de Dawn of the Dead, on en laissait deux autres en chemin, qui partaient justement en bateau à la recherche d’une île ; on n’en entendait évidemment plus parler. Faut-il soupçonner que Romero traque les moindres possibilités de personnages encore existants dans ses anciens films pour les développer dans les nouveaux ?

Jean-François Delpit