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(Photo : Thierry Rajic/Figure)

Éric Pessan a traité deux fois le motif d’une carte d’électeur déchirée, tirant de ce geste deux textes divergents. Ce motif, autour duquel est bâti un chapitre autobiographique de son récent ouvrage Quichotte, autoportrait chevaleresque apparaissait dans une nouvelle de fiction publiée en 2014 (p. 74-77 de la revue Hippocampe, no 11). La comparaison du chapitre et de la nouvelle, qui sont bel et bien deux versions d’un même texte, amène à réfléchir à ce qui rend un propos littéraire efficient en matière d’éveil de la conscience politique. En effet, le Quichotte, qui a explicitement vocation à engager le lecteur dans l’espérance et l’action politique, semble demeurer éloigné de son but, tandis que la nouvelle s’en approche sans le revendiquer.

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La nouvelle « Tu n’as rien anticipé » est parue dans un cahier consacré à l’anticipation ; elle met en scène un personnage fictif indéterminé qui, donnant du « tu » dans son monologue intérieur, incite le lecteur à s’identifier à lui. Il accomplit un geste qu’il juge aussi désolant que salutaire : déchirer sa carte d’électeur. Le chapitre XIX de la première partie du Quichotte est une réécriture de cette nouvelle, la transcription des mêmes états d’âme assumés cette fois par l’auteur s’exprimant à la première personne. Mais si l’on découvre à la fin de la nouvelle que son protagoniste vit dans une société future qui aurait radicalisé l’assimilation des biens de consommation et des personnes, dans le Quichotte, la réflexion de l’auteur est explicitement contextualisée dans l’actualité contemporaine à l’écriture du livre (la période des élections présidentielles américaine et française, 2016-2017 ; il faut donc, pour sauver le pacte autobiographique, considérer ce chapitre comme un retour à une expérience authentique ancienne qui avait été transposée en fiction dans la nouvelle).

Le protagoniste de la nouvelle, qui se croit lucide quant au dévoiement de la politique, se dit : « Souvent, tu as pensé que l’espace autour de toi se rétrécissait, que ta marge de manœuvre diminuait chaque jour comme une peau de chagrin » (p. 75). Mais il se révèle ensuite participer de cette dérive qui inhibe émotion et empathie, favorisant chez les individus le déni de leur violence brutale et de la souffrance d’autrui. L’auteur, dans le Quichotte, tient les mêmes analyses politiques que le personnage de la fiction (puisqu’il les lui a autrefois prêtées), mais il convoque la figure de don Quichotte : « Il me faut le bras armé de Quichotte parce que trop souvent j’ai pensé que l’espace autour de moi se rétrécissait [etc.] » (p. 86). L’idéal associé à la figure de Quichotte est appelé par l’auteur à le sauver, en quelque sorte, du devenir catastrophique que connaît le personnage de la nouvelle. Optimistes, nous dirons que seule la culture aurait pu maintenir ce personnage hors de la barbarie. Alors que la situation de ce dernier paraît sans espoir, l’auteur ne ferme pas totalement la porte à un retour de l’engagement citoyen dans sa vie (p. 89).
Les deux textes se répondent donc. Mais ils ciblent des points différents de la sphère mentale du lecteur.

La nouvelle montre que son protagoniste épris de justice sociale, est aussi le complice d’une société qui a accepté la fabrication industrielle d’un modèle de poupée dotée de sensibilité, et porteuse de l’ADN de l’enfant qui la possède ; celle-ci devient le souffre-douleur du personnage qui, peut-on imaginer, aurait passé ses nerfs sur sa petite fille sans l’existence de son substitut manufacturé. Ce texte expose habilement la complexité de sa relation au pouvoir, et illustre, à travers son exemple, les contradictions et tensions qui vivent en nous. Il nous engage à nous méfier de nous-mêmes, et de ce que nous propose la société sous les étiquettes de la nouveauté et du progrès. Dérangeant, l’épisode qui révèle les violences subies par la poupée adresse un signal émotionnel fort au lecteur, et stimule sa vigilance idéologique et psychologique en l’incitant à l’introspection. C’est en cela que la nouvelle, qui occupe trois pages de la revue, me paraît au moins aussi capable d’alerter la conscience politique du lecteur que le Quichotte qui en compte 420.

C’est en cela que la nouvelle, qui occupe trois pages de la revue, me paraît au moins aussi capable d’alerter la conscience politique du lecteur que le Quichotte qui en compte 420.

Contrairement à la nouvelle, le Quichotte distingue clairement coupables et victimes. Il repose sur un dispositif qui fait alterner voix autobiographique et narration d’une nouvelle fiction donquichottesque, mettant en miroir la pensée rationnelle de l’auteur et son imagination ; dans les deux cas, nous rencontrons les images d’Épinal de l’injustice contemporaine. Le caractère naïf des représentations du volet autobiographique contamine en quelque sorte le volet fictionnel, et lui confère un caractère édifiant au détriment de la dimension satirique héritée de Cervantes. Cela le rend peu à même de bousculer le lecteur ou de l’engager à l’introspection. Le risque est donc grand que ce lecteur ait l’impression qu’on lui fait la leçon, ou qu’on lui propose, grimée en élan d’espérance, une fuite. L’ouvrage dit bien que le retour à la politique ne peut passer que par le retour à l’utopie ; or, la pensée utopique, très éloignée de la pensée satirique, offre un moyen de fuir l’engagement en ayant l’air d’y tendre. Ce n’était certainement pas l’intention de l’auteur ; tel est pourtant le résultat produit par le parti qu’il prend de refuser la complexité, et qui s’exprime notamment lorsque, face au malheur et à l’injustice, il déclare : « Je ne comprends pas et je ne veux pas comprendre. Et je pressens que ne pas comprendre est une force. Il faut beaucoup de candeur pour demeurer révolté. » (p. 258) Il est vrai que la complexité des situations, l’imprévisibilité des rapports de cause à conséquence, l’ambivalence du comportement des gens nous incitent à suspendre prudemment notre jugement, et donc à nous désengager ; c’est un risque associé à la pensée complexe. Mais cette suspension est provisoire, elle n’est pas destinée à durer, et d’autres risques peuvent s’attacher à un refus de la complexité qui veut se prolonger indéfiniment.

Dangers de la candeur révoltée

Parmi ces risques, celui de l’impossibilité du dialogue avec autrui. Au début du Quichotte (p. 53), sur la route du chevalier se trouve un odieux personnage auquel est associé ce commentaire extradiégétique : « Un homme que l’on s’efforce par tous les moyens de vouloir comprendre, de ne pas condamner trop rapidement, parce que notre regard est épris de justice, que nous sommes bien-pensants, tolérants, et que nous justifions notre propre faiblesse en la dotant de qualité de cœur. » De quels malentendus ces paroles de l’auteur témoignent-elles ?

« Comprendre » n’est pas cautionner, c’est se donner les moyens de rendre un fait intelligible à soi et à l’ensemble de la société ; être bienveillant, est-ce être bien-pensant, c’est-à-dire se conformer à un système de valeur arbitraire ? « Tolérants », le sommes-nous avec les criminels, vraiment ? Et ce qu’É. Pessan nomme ici « qualités de cœur » ne correspond-il pas en fait au prérequis à l’État de droit ? Ce dernier est-il l’expression de notre faiblesse ? L’auteur ayant perdu toute foi dans les institutions politiques engage son Quichotte à casser des côtes aux méchants, à les empêcher d’accomplir une mauvaise action, mais jamais il ne le fait agir en vue de doter une contrée d’institutions justes et pérennes. Le caractère émotionnel du propos politique (revendiqué p. 310) amène à la confusion. Il est significatif que, le jour où il rencontre un « fou » de cynisme économique, Sancho Panza s’endorme (p. 325). Or, on ne peut espérer faire évoluer les consciences si l’on refuse d’écouter, si l’on s’abstient de l’effort d’élucidation que demande la compréhension des ressorts psychologiques d’un tel personnage. La nouvelle nous permettait de suivre le cheminement pervers de son protagoniste ; elle ne nous en donnait sans doute pas les clés, mais elle nous rendait perceptible l’intériorité de ce personnage complexe qui nous ressemble assez pour nous inquiéter.

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Second risque associé à la simplification : le glissement vers la violence. Quichotte sauve les personnes vulnérables en se battant physiquement contre leurs oppresseurs ; si l’on n’y prend garde, séduit par cette figure émouvante issue du 17e siècle, on se laisse séduire par l’idée d’un retour à une justice arbitrairement rendue par la violence physique d’un individu, par la tentation du règlement de comptes. À la fin du livre, Quichotte a fait des émules qui, partout dans le monde, en son nom, règlent des comptes à sa manière. É. Pessan ne nous dit pas explicitement comment ils s’y prennent : mettre cette violence en pleine lumière risquerait de rendre son Quichotte inacceptable. La nouvelle dénonçait, elle, la violence, et la démasquait tapie derrière le rideau de conceptions politiques prétendant respecter autrui et l’intérêt général. Aurait-il été scandaleux que le Quichotte déploie pleinement le fantasme de violence de son auteur (le titre « autoportrait chevaleresque » indique bien qu’il se projette dans le justicier) ? Peut-être aurions-nous lu alors un texte cathartique susceptible de nous aider à supporter les lenteurs, lourdeurs et échecs de l’État de droit sans renoncer à lui.

Troisième risque : l’inconséquence. Là où la nouvelle tenait un discours implicite mais clair sur ce qu’est la lâcheté, le Quichotte tient sur l’héroïsme un discours problématique. D’« héroïques » sont qualifiés la résignation et le renoncement des anonymes qui souffrent de l’organisation sociale et économique moderne ; parce qu’ils s’y plient mais ne se suicident pas, ils sont « ceux qui ne ploient pas » (p. 43). Ils ont donc l’héroïsme de plier sans ployer… Ne pouvait-on parler de leur endurance, de leur résistance psychologique, de leur force de caractère, plutôt que d’« héroïsme » ? Car il n’y a rien d’héroïque à subir sans broncher les brimades de son supérieur hiérarchique pour sauver son emploi et protéger sa famille, surtout là où un système de protection sociale permet de changer de vie sans prendre pour soi et les siens des risques inconsidérés.

L’ouvrage fait le portrait pathétique de personnes en bute à l’injustice sans jamais évoquer l’existence des institutions, de la protection sociale, des syndicats, du conseil de prud’hommes, etc. On peut trouver ces instances insuffisantes mais pas les passer sous silence. Il n’est nul besoin de travestir les humbles et les vulnérables en héros pour leur témoigner de la considération. Même, n’accroît-on pas leur obscurité en braquant sur eux les feux de ce qu’appelle le concept d’héroïsme : semi-divinité, exploits prodigieux, force d’âme, bravoure, sacrifice de sa vie, façon de se distinguer du commun ? À qualifier de héros celui qui conserve un emploi qui le rend malade, ne l’encourage-t-on pas à s’absoudre d’une simple pusillanimité, à s’y enfermer, au lieu de l’encourager au changement ? Le don Quichotte de Cervantes, quant à lui, est une figure de héros au second degré, qui n’accomplit pas de véritables exploits ; c’est pour cela, parce qu’il agit imaginairement et que sa violence est – presque – inoffensive, qu’il est mobilisé comme avatar de la figure de l’auteur. Mais, l’action de ce nouveau Quichotte sur le monde, parce qu’elle est nécessairement inefficace, condamne É. Pessan à une approche « poétique » de notre société ; son héros le condamne à trahir la réalité sur laquelle il voudrait le rendre agissant. C’est à se demander s’il n’a pas choisi « le saint patron des batailles perdues d’avance » (p. 384) parce qu’il n’engage à rien.

« Où est le cul ? » (Diderot, Salon de 1767) : quelle puissance a la fiction si on ne lui confère pas les pleins pouvoirs ?

Quitte à trahir, peut-être faut-il aller plus loin. « Je crois au pouvoir de la littérature » (p. 47) capable d’amener un homme « à changer de destinée » (p. 265), répète É. Pessan dans Quichotte. Mais dire qu’on croit en la littérature, c’est déjà renoncer à en faire ; les aventures fictionnelles de ce Quichotte ne pèsent pas lourd. Faire de la littérature n’est pas « décrire un désir de fiction » (p. 308), mais développer une fiction. On aimerait lire, sans doute, dans une fiction autonome et accomplie, les ressorts psychologiques susceptibles de libérer le justicier engagé, actif mais non violent, qui sommeille en nous, ainsi que les mécanismes sociaux et psychologiques par lesquels certains exercent leur volonté de puissance au mépris de la justice. Le chapitre LXII, qui tend vers le dialogue philosophique, suggère que le projet de l’auteur aurait pu se réaliser avec bonheur sous la forme du conte voltairien.

Mes attentes politiques sont sorties irritées de la lecture de ce Quichotte, et non pas soulevées d’enthousiasme. J’ai pensé aux façons dont, en tant qu’enseignante, j’adopte certaines positions dont je considère les dernières conséquences comme politiques ; ce Quichotte ne m’apporte rien dans cet ordre de considérations. Pourtant, É. Pessan a certainement raison de ne pas laisser le lecteur limiter sa réflexion politique à l’échelle réduite de son quotidien, et de le contraindre à l’étendre à l’échelle de la mondialisation économique. Mais si ce livre parvient à irriter en moi le besoin d’une véritable réponse à l’injustice face à laquelle nos institutions et mes entreprises personnelles sont insuffisantes, c’est en réaction à la fausse monnaie poétique d’une philosophie factice (« Quichotte est lucide : il rêve. » p. 311). On note un décalage entre la gravité des préoccupations politiques qui hantent l’auteur dans le volet autobiographique, et les actions au mieux divertissantes de son personnage ; ce décalage abolit l’adhésion de principe du lecteur au pacte héroïcomique que proposait Cervantes, et neutralise la puissance subversive de la satire. Si l’on ne peut être indifférent à la souffrance qu’É. Pessan exprime dans la part autobiographique de cet ouvrage, et même (surtout) si on la partage, on peut déplorer qu’elle se substitue aux développements romanesques.

Recourir à Quichotte, c’était jouir de l’inversion du système de valeurs dominant ; s’identifier à lui, c’était résister à ce système par l’autodérision. Mais É. Pessan n’a pas pour projet de faire, à travers les aventures de son Quichotte, une satire sociale et politique à l’échelle planétaire. Le second degré se perd, et Quichotte devient une figure vaine au premier degré parce que la posture politique de l’auteur et sa créativité romanesque s’affaiblissent l’une l’autre. La comparaison de cet ouvrage avec la nouvelle « Tu n’as rien anticipé » laisse penser que pour travailler sur le réel, nous avons peut-être d’abord besoin de fictions puissantes.

  • Quichotte, autoportrait chevaleresque, Eric Pessan, Paris, Fayard, 420 p., 20€ (impr.), 14,99€ (num.), 2018

Maëlle Levacher