Zbigniew Herbert  : Źródło: Wikipedia/ Wikimedia Commons, fot. Fot. Bohdan Majewski /Agencja FORUM
Zbigniew Herbert : Źródło: Wikipedia/ Wikimedia Commons, fot. Fot. Bohdan Majewski /Agencja FORUM

Le 9 avril dernier, nous rencontrions Brigitte Gautier afin de discuter de l’œuvre du poète Zbigniew Herbert qu’elle a traduite dans son intégralité. L’écrivain polonais, qui dut subir l’invasion allemande et vivre sous le stalinisme, laisse une oeuvre poétique dense, ainsi que plusieurs essais (Un barbare dans le jardinNature morte avec bride et mors et Le labyrinthe auprès de la mer) marqués par une volonté, toujours pleine d’humilité, de comprendre le miracle de la civilisation européenne, à travers une confrontation aux grands chefs-d’œuvre du passé « qui bouleversent nos arrogantes certitudes ». Auteur de Monsieur Cogito, ce grand poète opposa à la morale manichéenne du communisme un code éthique inspiré des Anciens, et fondé sur un humanisme lucide. Brigitte Gautier, qui vient de faire paraître une biographie de l’écrivain, a accepté de répondre à nos questions. 

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Pour commencer, j’aimerais vous demander quelles ont été les circonstances de votre première rencontre avec l’œuvre de Zbigniew Herbert?

Alors, ce qui m’a amené à la poésie de Herbert c’est l’état de siège introduit en Pologne le 13 décembre 1981. J’avais obtenu à l’époque une bourse de l’UNESCO et je me suis retrouvée en Pologne avec d’autres Françaises qui avaient obtenu des bourses des affaires étrangères et je dois dire que nous n’étions pas très nombreux parmi les étudiants étrangers parce qu’on s’attendait à chaque instant à voir débarquer des chars soviétiques! À l’institut universitaire, comme nous étions débutantes en polonais, une amie française et moi, nous essayions d’apprendre le plus possible à l’extérieur de la fac. Un jour, cette amie est revenue avec un poème en polonais — qu’évidemment elle n’arrivait pas à comprendre puisque que c’était encore un peu trop compliqué pour nous — qu’elle avait trouvé dans la cuisine commune des étudiants de l’étage, et c’était justement un poème de Herbert.

Ce qu’il faut savoir c’est qu’il était imprimé de manière tout à fait illégale et clandestine puisque les éditions clandestines polonaises avaient débuté en 1977. Donc elle ramène le papier en question dans la chambre que nous partagions et elle me dit : «Écoute, c’est Herbert, il paraît qu’il est bien, il faut qu’on le lise. – Oui mais, attends, ça va nous prendre beaucoup de temps, et en plus si quelqu’un a laissé le poème dans la cuisine ce n’est probablement pas pour nous… pour qu’on se l’approprie! Et si on y passe des semaines, c’est bien pour que d’autres étudiants qui, eux, sont capables de le lire puissent en profiter…»

Alors on a transigé. Je déborde un peu sur l’anecdote parce qu’elle dénote plusieurs aspects de cette rencontre. Il y avait à la fois ce Herbert dont nous savions toutes les deux — puisqu’on avait déjà prononcé son nom en notre présence — que c’était un poète important, mais nous n’avions pas la faculté de comprendre si c’était le cas ou pas. Et puis, il y avait le côté illégal et clandestin qui lui était attaché à cette époque et qui, d’ailleurs, lui est resté attaché pendant de nombreuses années. Tout ça suscitait la curiosité. J’ai ensuite effectivement réussi à apprendre le polonais tout à fait correctement… À partir de ce moment-là j’ai été capable d’apprécier Herbert. J’ai commencé à le lire aux alentours de 1982-83, en partie d’après une édition à l’étranger, celle de l’Institut littéraire de Maisons-Lafitte [c’est-à-dire la revue Kultura, principal organe de diffusion des œuvres polonaises à l’étranger pendant la période soviétique, NdR], qui a fait paraître le Rapport de la ville assiégée. C’est donc à partir de ce moment que j’ai commencé à le lire.

Vous avez parlé d’éditions clandestines : qu’ont-elles à voir avec l’engagement politique de Herbert? On a souvent cité le « Thrène de Fortinbras » où le poète opposerait sa vision de la résistance à la fuite d’un autre poète, Czeslaw Milosz, son dédicataire.

Vous en saurez plus en lisant la biographie que je fais paraître au mois de mai : la Poésie contre le chaos !
Effectivement, les relations entre Herbert et Milosz, c’est un très longue histoire… c’est une histoire qui commence à Paris en 1958; Herbert connaît évidemment la poésie de Milosz qui était éditée en Pologne depuis l’avant-guerre, il a également publié un recueil (ou, plus exactement, les autorités polonaises lui ont publié un recueil en 1945, Ocalenie, c’est-à-dire Le Salut, qui était un recueil magnifique). Herbert aime beaucoup la poésie de Milosz et il va le rencontrer à Paris en 1958. Milosz, à l’époque, ayant choisi en 51 la liberté, comme on disait alors, se retrouve bloqué à Paris, puisque les autorités américaines lui ont refusé un visa. Elles n’avaient pas tellement confiance en un homme qui a d’abord été un fonctionnaire, un diplomate en fait, de la Pologne populaire, enfin dite populaire, et qui maintenant veut arriver aux États-Unis. Milosz se trouve donc à Paris, et c’est là qu’ils vont se rencontrer.

Or, justement, j’ai une théorie sur le « Thrène de Fortinbras ». Le problème, si vous voulez, ou la richesse de Herbert, c’est que chacun de ses poèmes peut être expliqué de différentes manières (ce qui est, à mon avis, la marque de la bonne poésie). Ce poème par exemple a été beaucoup étudié en Pologne, beaucoup utilisé aussi, et la plupart des gens, la plupart des critiques littéraires, y ont vu le fait que Herbert choisissait le parti de Hamlet qui est mort contre Fortinbras qui est le soudard, celui qui arrive ensuite, qui va prendre le pouvoir… eh, bon, en Pologne, on aime pas les gens qui prennent le pouvoir, par habitude historique! Ça a été la version officielle au sens où tout le monde peu ou prou où se réclame de cette lecture. Quant à moi, je pense que les choses sont un peu plus compliquées.

Ce qui se passe entre Hamlet et Fortinbras, c’est ce qu’on appelle un échange dialogique au sens bakhtinien du terme, c’est-à-dire que chacun des personnages présente ses raisons, y compris Hamlet, mort, puisque c’est Fortinbras qui présente les raisons qui ont dicté le comportement de Hamlet. Néanmoins on voit bien que les deux personnages expriment deux points de vues sur le monde, deux points de vue qu’on peut éventuellement opposer de manière radicale, ou qu’on peut, au contraire, présenter telles deux visions d’un monde plus complexe.

En ce qui concerne l’allusion à Milosz, il est certain que Milosz fait partie des gens qui, en 1958, ont choisi de partir. Herbert, lui, est resté un an et demi en France à cette époque-là, profitant du fait qu’il avait obtenu un passeport polonais pour sortir et qu’il voulait rester le plus longtemps possible à l’étranger, n’étant pas certain qu’il aurait à nouveau l’opportunité de sortir. À ce moment, Milosz et d’autres — comme Jozef Czapski, que je vous conseille aussi de lire d’ailleurs — lui ont conseillé de rester en France, de choisir l’émigration, en lui disant que s’il rentrait en pologne, il aurait trop de problèmes politiques et qu’il ne pourrait jamais publier ce qu’il avait envie de publier… et justement, pour l’édition de 1956 [l’année de la publication de Corde de lumière, premier recueil de poésie de Herbert], il a fallu qu’il se batte de pied à pied contre le censure pour obtenir certaines choses et il n’a pas pu tout obtenir. Mais il était décidé à rentrer pour un certain nombre de choses et pour continuer à écrire en sa langue. Il pensait que l’émigration pouvait jouer un rôle négatif à cet effet. Il pensait aussi qu’il fallait qu’il rentre pour sa famille en Pologne. Et donc pout toutes ces raisons-là, et aussi pour ces liens d’amitié, il devait rentrer.

Quant au choix de savoir si on rentre ou si on part, si vous regardez en fait où le poème est situé dans le volume, on voit bien qu’il est entouré par les poèmes qui parlent du retour, et du retour à contrecœur, un peu obligé, mais néanmoins le retour qu’on décide de manière tout à fait consciente. Je crois donc personnellement qu’il y a une sorte de réponse à Milosz et à d’autres aussi, mais surtout à Milosz, parce que Milosz a choisi de rester à un certain moment, enfin de rester à l’Ouest, et que ce choix est sans doute celui de la facilité, comme Fortinbras le reproche à Hamlet, c’est-à-dire d’abandonner la vie en quelque sorte et d’abandonner, surtout, la lutte. Il y a donc une opposition, mais elle est plus compliquée et, à mon avis, Herbert ne prend pas parti pour l’un ou pour l’autre, il présente la vision des deux, et cela se lit également dans d’autres poèmes où il y a des visions dialogiques.

Mais Herbert et Milosz on toujours eu des rapports compliqués: Milosz se considérait comme «le» poète, et forcément! il était déjà publié, il était connu, c’est un très bon poète, alors que Herbert, pour lui, était un débutant qu’il pouvait conseiller et guider. Et puis Milosz a un côté qui est assez insupportable, il est quand même assez vaniteux, égocentrique, et ses femmes successives ont eu aussi à le souffrir… Il y a peut-être une petite pique de la part de Herbert à l’égard de Milosz, où il dit : « Moi je rentre, je vais m’atteler à des travaux qui seront des travaux ingrats, mais il faut bien que quelqu’un s’en charge ». Et comme le disait à l’époque la sagesse populaire en Pologne : si tout le monde part, le dernier éteint la lumière !

Donc, Herbert se refuse à la politique du soudard, de la lutte ouverte, mais son choix se fait-il au nom d’une certaine éthique ? Sa poésie a une certaine dimension morale, or comment la qualifier, cette poésie morale dans le plein sens du terme ?

En un sens où elle n’est ni schématique, ni manichéenne. Là aussi il y a différentes incompréhensions qui subsistent parce qu’il se trouve des gens qui prennent Herbert au pied de la lettre, de manière trop littérale. Il y a effectivement une dimension morale, mais cette morale n’implique pas qu’on l’impose aux autres. Elle est un code d’éthique, ou un code d’honneur, qu’on se doit à soi même. Il y a donc une dimension philosophique inspirée des Anciens, du stoïcisme notamment. Ce n’est pas un moralisme un peu bas de gamme, ni par ailleurs une imposition à l’autre, puisque le régime communiste, justement, comme tout régime totalitaire d’ailleurs, essaie, lui, d’imposer à ses citoyens une morale manichéenne : c’est-à-dire que ceux qui ne sont pas avec nous, sont contre nous. Et que ceux qui ne se comportent pas comme nous, sont contre nous.

De plus, Herbert est tout à fait conscient que la bonne poésie n’est pas la poésie qui juge, la poésie qui incite à quelque chose, ou qui prétend détenir la vérité. C’est pourquoi la dimension morale existe, cette dimension est très marquée, mais elle n’est pas directive.

De plus, Herbert est tout à fait conscient que la bonne poésie n’est pas la poésie qui juge, la poésie qui incite à quelque chose, ou qui prétend détenir la vérité. C’est pourquoi la dimension morale existe, cette dimension est très marquée, mais elle n’est pas directive. Et de ce point de vue, il y a eu pas mal de mauvaises interprétations, à mon avis, y compris parmi la critique polonaise, parce que ça l’arrange aussi: Herbert a toujours été associé à l’opposition politique — ce qui est tout à fait légitime, au reste, puisqu’il a toujours été contre le régime au pouvoir — mais, en même temps, il serait absurde de considérer qu’il est un poète aux ordres ou un poète qui va prôner quelque chose. Il a trop vu les dégâts du stalinisme et du réalisme socialiste dans l’art, pour essayer de défendre avec sa poésie une cause quelconque. Il s’en est toujours défendu et a toujours refusé de le faire.

Est-ce là la source de cette forme de pessimisme qu’on peut trouver dans la poésie de Herbert? je me souviens entre autres d’un vers sur la philosophie : « toutes les tentatives d’écarter ladite coupe d’amertume ont échoué »…

Il y a un pessimisme, mais il n’entame pas l’idée qu’il faut lutter contre le mal; bien sûr, pas contre le mal universel, mais il faut s’opposer à tout régime totalitaire, et demeurer conscient que nous, par notre attitude, et dans nos interactions avec les autres, nous comptons une part d’humanité, c’est-à-dire de responsabilité. C’est évidemment une poésie humaniste, mais une poésie qui connaît les limites de l’homme: Herbert a vécu l’invasion soviétique de 39, l’invasion allemande de 41, il a vécu le stalinisme en Pologne ensuite. Il lui aurait été dififcile d’être particulièrement enthousiaste quant à la bonté humaine ou à la possibilité pour les hommes de faire des choses vraiment admirables! Il garde néanmoins cette foi dans le fait que, parfois, il suffit d’avoir autour de soi des gens qui pensent comme vous pour créer une communauté, et c’est là une idée typique de l’opposition polonaise des années 70, voulant que la société civile s’organise. Le pouvoir peut bien rester en place, nous nous créons entre nous des liens tels que nous pouvons l’ignorer totalement.

Cet intérêt, ou ce repli, vers la société civile se traduit-il par cette attention portée à la volonté de témoigner, au sens de porter des témoignages, dans sa poésie?

Il y a des témoignages de ces événements historiques dont je vous ai parlé précedemment et qui imposent de témoigner, de parler pour tous ceux qui sont morts et donc qui ne peuvent plus parler. On le retrouve couramment dans les essais aussi, dans le Labyrinthe au bord de la mer en particulier, c’est-à-dire qu’il faut essayer de rendre une voix à tous ceux qui sont morts, qui ont été exterminés par des gens plus puissants qu’eux, et surtout plus guerriers qu’eux.

C’est pourquoi dans sa poésie il y a beaucoup d’ironie au sujet de l’histoire, qui présente nécessairement une version fausse, le discours des vainqueurs. Et si le témoignage individuel, comme celui du poète, qui peut paraître insignifiant au départ, il cherche toutefois à rendre une voix à ceux qui ne sont plus capables de témoigner ou n’ont pas les ressources intellectuelles pour le faire. Je me souviens d’un passage sur la langue, la langue d’Homère et celle d’une personne précise… un dresseur de chien, je crois: les deux sont des êtres aussi valables et aussi importants, la seule différence est que la langue du second n’a pas eu, elle, la capacité de dire ce qui lui fait mal, ce qui ne va pas, ce qui peut changer.

C’est pourquoi dans sa poésie il y a beaucoup d’ironie au sujet de l’histoire, qui présente nécessairement une version fausse, le discours des vainqueurs

Abordons maintenant des questions liés à l’imaginaire poétique de Herbert. Je suis particulièrement intrigué par le rôle de la pierre jusqu’à l’identification du poète à la pierre dans “M. Cogito”. Mais il y aussi l’apparition récurrente de la statue, du caillou. Quel est l’imaginaire herbertien de la pierre? Pourquoi la pierre?

Comme la pierre est multiple, il est difficile de dire en deux phrases ou d’essayer de résumer et de synthétiser… Mais disons que la pierre est d’une part le symbole de la durée, y compris le petit caillou qui, apparemment, n’a aucune valeur, celui qui peut être dans votre chaussure, celui qu’on trouve quelque part et auquel on trouve une forme parfaite parce qu’elle garde son intégrité. Il y a donc les cailloux, les pierres et parfois les ruines, qui sont elles des témoignages de civilisations passées et éteintes, qui restent comme une sorte de remords. D’autre part, il y a les statues qui sont plutôt les statues des grands hommes et sont donc plus souvent attaquées sous l’angle de l’histoire et de la décrépitude. Cette pierre-ci, c’est un peu l’histoire qui détruit les personnages importants et fait que certains personnages qui étaient importants au point de leur ériger une statue ne sont pas nécessairement dignes d’être mis sur un piédestal.

Et que dire des lieux dans la poésie de Herbert ? il fait souvent référence à une ancienne ville. Est-ce une ville précise? Varsovie avant le bombardement ?

Il y a plusieurs villes chez Herbert. Il y a «ma ville», qui est forcément Léopol — Lwów en polonais ou Lviv maintenant, en Ukraine [Léopol, d’usage moins courant, est le nom français de l’actuelle Lviv. Après une brève période d’indépendance à l’issue de la Première guerre mondiale, elle est restituée à la Pologne dans l’entre-deux-guerres avant de devenir une ville d’Ukraine]. C’est la ville avec ses clochers, ses tours : Il y a à Léopol beaucoup d’églises arméniennes, uniates et catholiques évidemment.

Les autres villes peuvent être Paris, Berlin, Varsovie également, dans les poèmes du début autour de la guerre et autour du cimetière de Varsovie. Ce sont des souvenirs de l’insurrection qu’il n’a pas vécu, mais qui a été pour sa génération une chose extrêmement troublante. Il y a chez lui ce besoin de rendre hommage aux poètes qui sont tombés, j’ai déjà écrit à ce sujet, des gens de sa génération, des jeunes qui sont tombés les armes à la main pendant l’insurrection de Varsovie et qui avaient réussi, dans la clandestinité, sous l’occupation allemande à publier deux ou trois recueils de poèmes remarquables. Chez Herbert il y a cette idée que ceux-là sont morts et que lui a le devoir de combler le vide; non pas de remplacer, mais de porter témoignage à leur place. Tout est lié chez Herbert et à chaque instant on décèle une grande logique de la construction intellectuelle. Cela se retrouve à la fois dans les essais et dans les poèmes. C’est d’ailleurs pour cela que dans la traduction des essais je me suis efforcées de traduire toujours de la même manière ce que j’avais traduit dans les poèmes pour que le lecteur puisse reconstituer ces liens.
Ce lien est une chose toujours très importante chez Herbert : le lien avec les gens, le lien avec le passé. Il s’agit de la fidélité, de la loyauté, que l’on a par rapport aux autres et par rapport à sa langue.

Justement sur cette question des liens et du rapport au passé, quel est le sens de la référence aux auteurs anciens chez Herbert, et plus particulièrement des historiens, dont Tacite qui revient très souvent ?

Ce n’est absolument pas pour afficher sa culture, au contraire de ce qu’on peut imaginer et de ce que font d’autres écrivains. Quant à la référence à Tacite, c’est surtout parce qu’il ne l’aime pas. Il ne l’aime pas parce que c’est un écrivain du pouvoir, un écrivain «au service de», qui écrit une histoire pour les vainqueurs, et qui écrit une histoire qui n’a donc pas d’intégrité intellectuelle, ni de loyauté; qui n’a pas d’honneur en fait. Et ça, il déteste. Que ce soit dans l’Antiquité ou lors de la période contemporaine, il est capable de «retrouver» ces symboles de servilité et de les condamner. Quand il écrit sur Tacite, en général, c’est donc plutôt à sa défaveur.
Il n’hésite donc pas à revenir sur le mythe de l’Antiquité telle qu’on l’a enseignée pendant des années dans les collèges où les Anciens sont tous des héros, de grands penseurs, ce sont tous des personnages magnifiques. Il démonte spécialement les mythes, en montrant que les héros peuvent être des personnages de hasard, des gens qui ont pu faire le bien, mais qui n’étaient pas nécessairement extraordinaires bien que l’histoire les ait retenu comme tels, les ait mis dans un cadre et qu’on y ait plus touché pendant des siècles. Et dans ce retour sur les histoires, au sens de l’Histoire mais aussi des histoires, les historiens et les mythes, on trouve le besoin de montrer que ce sont à la fois des hommes comme nous, et donc que nous aussi pouvons devenir des personnages glorieux, surhumains, héroïques si nous le souhaitons. Il maintient que ces personnages ont au départ une dimension proprement humaine et qu’il ne s’agit donc pas de les admirer sans aucune distance, en pensant qu’ils sont des gens qui nous dépassent, y compris intellectuellement.

Cette humanité qu’Herbert admire parfois des Anciens apparaît dans un passage très émouvant du poème « Pourquoi les classiques » où il compare l’humilité de Thucydide à la grandiloquence des contemporains…

Oui, alors, je n’en ferais pas un théorie, mais j’ai l’impression que Herbert a plus en admiration les historiens et écrivains grecs que latins. C’est seulement une intuition, il faudrait que je vérifie et essaie d’étayer la thèse que je suis en train d’avancer, mais il est vrai que les gens qui sont modestes et servent le bien public sont des personnages qui lui plaisent. Mais il aime bien aussi les personnages ambigus, comme ce personnage qu’on a exilé d’Athènes et envoyé aux colonies en Italie, Alcibiade. Herbert l’aime bien, parce qu’on ne sait pas quoi en penser; qu’il faut interroger afin de savoir s’il s’agit d’un personnage positif ou d’une victime d’un complot et qu’on a cherché à écarter, ou au contraire s’il ne s’agit pas d’une personne veule, débauchée, caractère que certains ont voulu lui donner. Si, en fait, un personnage comme Alcibiade intéresse aussi Herbert, il n’est donc pas seulement fasciné par les personnages intègres…
Non! lui-même a connu une vie, comment dire, diverse et variée… donc il n’est pas du tout du genre à juger les autres. Alcibiade fait partie des héros qui l’intéressent. Par exemple, au sujet de Périclès, il est capable de le vanter en tant que bâtisseur, celui qui a construit Athènes, a été le mécène des arts en général, mais il lui reproche en même temps l’expédition contre Samos, fruit de sa faiblesse pour sa maîtresse. Mais s’est il agi d’une faiblesse, et non d’un besoin impérialiste de conquérir et surtout d’assujettir les colonies qui se révoltent? Périclès est également un personnage ambigu pour Herbert.

Enfin, pour parler d’un personnage cette fois créé par Herbert, le fameux Monsieur Cogito, qu’on a parfois comparé à Monsieur Teste: que dire des ambiguïtés de ce personnage créé par Herbert ?

Il y a eu d’abord des personnages qui étaient des porte-parole de l’auteur avant l’arrivée de Monsieur Cogito. Monsieur Cogito arrive, lui, entre 67 et 69, on ne sait pas exactement, parce qu’il y a eu des premières versions. À ce moment, il ne sait pas encore comment l’appeler et ne sait pas qu’il va devenir un personnage récurrent. Il va beaucoup s’y attacher par la suite et celui-ci devient le porte-parole de l’auteur qui s’est refusé jusqu’en 69, demeurant dans la distance et l’ironie, à s’impliquer et à apparaître à la différence du Milosz qui dis «je» à toutes les lignes. Avec Monsieur Cogito il va trouver quelque chose d’assez pratique : quelqu’un qui est lui et qui n’est pas lui, un Monsieur Tout-le-monde, et il a beaucoup insisté sur ce fait.

Le premier, Constantin Jelenski, un ami de Herbert à Paris et le compagnon de Leonor Fini, intellectuel extrêmement brillant, avait très bien compris en regardant Monsieur Cogito, et en le lisant surtout — il voulait le traduire d’ailleurs — que M. Cogito était aussi le représentant d’une génération, de leur génération. C’est-à-dire quelqu’un qui a vécu des événements très douloureux et qui en même temps garde une espèce de sérénité, parce qu’il a survécu à ces événements. Et comme il est en dehors de la scène politique, il peut juger sereinement les choses qui adviennent autour de lui. Il a donc cette sagesse, un peu comme le satori, qui dit : « je ne suis pas là donc je peux effectivement regarder, poser les choses et donner mon avis sur le monde ».

Mais c’est d’autre part l’avis d’un Monsieur Tout-le-monde: pas spécialement courageux, qui ne s’engage pas ni n’accomplit des actes exceptionnels; qui n’est pas non plus un grand intellectuel. Sans grandes ambitions, il essaie simplement de comprendre ce qui se passe autour de lui et d’user de bon sens. C’est donc un personnage mis à distance, qui reste à distance, mais avec lequel il y a toujours ce jeu : c’est bien sûr l’auteur, mais ce n’est pas complètement lui. Il peut être vous ou moi, c’est aussi un témoin d’une génération. C’est un personnage qui se réactive à chaque fois et qui, à mon avis, peut être réactivé pour les générations à venir.

  • La Poésie contre le chaos, Une biographie de Zbigniew Herbert, Brigitte Gautier, éditions Noir sur Blanc, 23 euros 2018

Entretien réalisé par Jean-Nicolas Mailloux