© AFP / Françoise Guillot
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L’auteur du tant salué Réparer les vivants nous offre un nouveau roman en forme de « château baroque, rutilant et bordélique ». Un livre de notre temps, qui s’inscrit pourtant dans le temps long de matériaux immémoriaux, ceux que Paula Karst, le personnage principal, doit imiter pour peindre ses trompe-l’œil.

41xiI3x7nlL._SX195_Paula Karst, à 20 ans, devient peintre en trompe-l’œil après s’être longtemps ennuyée dans le cocon familial. Cette année d’études la porte dans un tourbillon effervescent de découvertes. Choisir cette période charnière, c’est donner à l’écriture l’élan de la jeunesse et des ses désirs, traduit par la longueur de phrases à bout de souffle, et les accumulations de couleurs et de sensations. À travers un travail acharné, Paul s’incarne : « Paula fait connaissance avec ce corps où elle était né – il était temps. ». S’épuisant, debout, dans les odeurs chimiques de pigments, Paula apprend à peindre et se lie d’une amitié indéfectible avec Kate et Jonas – Jonas, son coloc, fusionnel et nécessaire, sans que ne soient délimités les contours de cette relation. A la fin de l’année, Paula et Jonas pensent à leurs successeurs « des élèves de l’Institut qui leur ressembleraient et dont ils enviaient les commencements, les cages thoraciques gonflées de promesses et les bouches bée ». C’est de ce champ immense de possibles, de promesses dont parle le roman, et Paula ne choisit pas, elle passe de chantiers en chantiers, bouge sans cesse « la précarité est devenue la condition de son existence et l’instabilité son mode de vie ». Temps mort, Paula dans la mer : « C’est donc ça la vie ? »

Un roman de notre temps.

Cette exaltation ne laisse ainsi que peu de temps pour la réflexivité. Un monde à portée de main est un roman de notre temps, il ne questionne pas ses valeurs. Les personnages principaux évoluent dans la post-modernité comme dans leur milieu naturel. Ils sont sans idées politiques en lien avec les événements du monde du dehors, étudiants ou jeunes professionnels centrés sur leur vie, son rythme trépidant, ses histoires amoureuses sans lendemain. En contraste avec la vie aventureuse de Paula, ses parents apparaissent en contrepoint, d’une autre époque peut être, comme détenteurs d’un secret : ils « se content[ent] d’une seule vie quand il est possible d’en mener plusieurs de front, on les compare à une île déserte, à l’ennui, à du métal inoxydable, à l’habitude, on fait des théories, quand Paula les approche en oiseaux rares, leur tourne autour, remuée par cette alliance qu’elle sait profonde et mystérieuse. » Un autre temps se superpose encore, celui des souvenirs, qui souvent reviennent à Paula lorsqu’elle peint : royaume d’enfance qui informe sa pratique picturale.

La matière raconte des histoires.

Jouer sur le plein permet d’exhiber le vide : que recouvre ce trop, cette frénésie scripturale de couleurs et de textures, à l’image de l’appartement désordonné et dégoulinant de Paula et Jonas ?

Jouer sur le plein permet d’exhiber le vide : que recouvre ce trop, cette frénésie scripturale de couleurs et de textures, à l’image de l’appartement désordonné et dégoulinant de Paula et Jonas ? C’est là que réside tout l’intérêt d’un monde à portée de main, l’auteure y crée une poésie de la matière. Car la matière contient toujours plus qu’elle-même : elle contient du temps, c’est à dire des histoires. C’est ce qu’apprend Paula à l’Institut de peinture de Bruxelles : l’œuvre picturale, et littéraire sans doute, est toujours chargée de ce que l’on ne voit pas, de ce qui nous précède, d’un long travail de sédimentation. À travers les peintures de Paula, se déroulent une multitude d’histoires qui remontent jusqu’à la préhistoire. À la fin, l’œuvre ultime : participer à une imitation de la grotte de Lascaux. A la transcendance se substitue l’histoire de notre monde, l’inscription de l’homme dans la durée. On peut raconter l’histoire du marbre ou du bois au même titre que celle des gens : « Et dans ce bruit, Paula commence à peindre, condense en un seul geste la somme des récits et la somme des images, un mouvement ample comme un lasso et précis comme une flèche, car l’écaille de tortue contient à présent bien autre chose qu’elle-même, ramasse les genoux écorchés d’une fillette de cinq ans, le danger, une île au fond du Pacifique, le bruit d’un œuf qui se lézarde, la vanité d’un roi, un marin portugais qui croque un rat, la chevelure ondoyante d’une actrice de cinéma, un écrivain à la pêche, la masse du temps, et sous des langes brodés, un bébé royal endormi au fond d’une carapace dans un nid fabuleux ». Ainsi, les personnages, en nombre réduit, s’effacent dans ce roman pour laisser la part belle à la matière. Mais ce n’est pas une accumulation à la manière des Choses de Perec : en allant à la source de la fabrication, de la matière première et de ses strates, Maylis de Kérangal fait naître des mondes chatoyants.

Séduction et réflexion

Dans ce roman les mots souvent rares, précieux, techniques participent à la séduction : exotiques, ils sont évocateurs d’inconnu et de mystère.

Ce n’est pas l’angoisse ici des objets qui nous étouffent, c’est la jubilation de creuser le palimpseste de la matière brute pour s’inscrire dans l’histoire du monde. Dans ce roman les mots souvent rares, précieux, techniques participent à la séduction : exotiques, ils sont évocateurs d’inconnu et de mystère. Séduction pure aussi de l’art virtuose du faux. Montrer les dessous du trompe-l’œil permet de satisfaire notre pulsion de savoir ce qu’il y a derrière, et répond à notre fascination pour l’imitation et ses ficelles. Un beau chapitre donne justement libre cours aux séductions du mythe cinématographique avec la plongée au cœur des décors factices de la Cinecittà. Si le cinéma a pour fonction de « matérialiser les fantasmes », le roman est lui aussi un trompe-l’oeil qui fabrique des rêves. Dans ce temps de la durée et de la frénésie intervient ultimement l’attentat contre Charlie Hebdo : assassinat de dessinateurs contre pérennité des fresques de Lascaux. Au cœur de la durée, la déflagration de l’événement nous renvoie à un présent bouleversant. Elle rappelle que l’art nous inscrit précisément dans plus durable que nous.

  • Un monde à portée de main, Maylis de Kerangal, Gallimard, Collection Verticales, 20 euros.