Jérôme Ferrari ©Babelio
C’est un roman en forme d’office funèbre que nous offre Jérôme Ferrari. À la place des chapitres, ce sont les moments de la liturgie, associés à des photographies qui scandent À son image. Ainsi s’entremêlent la messe pour Antonia, la défunte, dans l’église de son village natal de Corse, les souvenirs du prêtre qui la célèbre, et une réflexion sur la photographie. Cette réflexion est lancinante, Antonia est photographe. Longtemps, elle s’ennuie dans un journal local. Que photographier sinon les matchs de pétanque des notables du coin ? Il y a aussi les réunions de presse des autonomistes corses, sans aura cependant, car elle les connaît depuis l’enfance et ils lui semblent s’inventer une cause. À la recherche d’une vie plus intense, elle tente le reportage photographique de guerre en ex-Yougoslavie. Puis elle revient en Corse photographier des mariages – vie plate mais sans douleur – avant de mourir dans un accident de voiture.

Les larmes du Christ.

À son image
Comment dire la mort ? Parler de la souffrance et du manque qu’elle provoque est un lieu commun, qui pourtant ne s’épuise jamais. Le prêtre qui célèbre les funérailles d’Antonia est son oncle et son parrain, follement attaché à sa filleule, qui lui offrit son premier appareil photo. Lors de la messe au secours de sa peine viennent les paroles de la liturgie : « Les paroles de la liturgie ne sont pas difficiles à prononcer. Elles ne lui appartiennent pas, elles existent sans lui, elles ne réclament ni sa douleur ni la tendresse inopportune de ses souvenirs mais seulement la matérialité de son corps pour s’incarner et se faire vivantes à travers lui. » De la même manière, la vie d’Antonia nous est racontée à travers des étapes pré-établies, celles de la messe. Ceci lui offre le réconfort d’un sens a posteriori donné par cette forme sacrée. C’est à mon sens la force du magnifique passage sur l’évangile selon Saint Jean dans la section 6 du roman. L’évangile est celui de la résurrection de Lazare : l’ami du Christ est mort. Ses sœurs, Marthe et Marie, demandent à Jésus de le ressusciter. Celui-ci « se met à pleurer lui aussi comme s’il oubliait que Lazare se lèvera bientôt du tombeau et qu’il n’y a donc aucun motif de chagrin ». Le prêtre médite longuement sur cette question, qui le taraudait déjà enfant, incapable de s’adresser à l’assemblée comme l’aurait souhaité la mère d’Antonia. Il se remémore son chemin de conversion, un appel tellement puissant qu’il ne lui a laissé d’autre choix que d’entrer dans les ordres. A la fin cependant, il reprend la parole : « Je vous ai parlé des larmes du Christ, trop longuement et maladroitement, et je vous demande encore pardon. Pourquoi pleure-t-il ? Parce qu’il se tient dans le déchirement. Nous nous tenons nous aussi, avec lui, dans ce déchirement. Nous devons nous y tenir : là, entre l’espoir et le deuil, tout à la fois accablés par le deuil et débordant d’espoir. Ainsi, nous croyons qu’Antonia est auprès du Seigneur, mais nous la pleurons quand même ». L’Évangile, comme la liturgie, accueille la souffrance. L’humanité du Christ en pleurs se fait étrangement consolante. Ainsi le texte exprime avec délicatesse le poids trop lourd de la mort.

La vie est trop lourde ou trop légère.

« Est-ce que l’on souffre par l’insignifiance de notre vie ou est-ce qu’on souffre par le poids dramatique de notre vie ? »

 C’est une question merveilleusement formulée par Milan Kundera : « Est-ce que l’on souffre par l’insignifiance de notre vie ou est-ce qu’on souffre par le poids dramatique de notre vie ? ». C’est aussi cette question que pose A son image, mais du côté de l’intensité, Antonia n’a connu que la souffrance. En effet, comment échapper à cette insignifiance ? Par l’amour ? Pascal B., le fantasme de jeunesse est aimant mais grossier, sans cesse arrêté à cause de son combat politique pour l’indépendance de la Corse. Rester avec lui est se condamner à n’être jamais que la femme de Pascal B., celle qui attend. Quant à Simon, l’amant occasionnel, il est bien trop amoureux d’Antonia pour qu’elle ne lui demande autre chose que des plaisirs sensuels. Par la photographie alors ? L’image, par sa séduction, a le pouvoir de recouvrir l’absence de sens. Mais sa profondeur est factice : « Car le problème était précisément l’absence totale de tragédie et les photos d’Antonia échouaient à en rendre compte parce qu’elles étaient trop lourdes d’une signification qui faisait pourtant défaut. Ses images manquaient d’innocence. Elles ne se contentaient pas d’accueillir la trace candide de l’instant mais s’inscrivaient, sans qu’Antonia comprît pourquoi, dans tout un réseau, bavard et solennel d’interprétations superflues, peut-être mensongères ». Par le voyage, loin des lieux familiers, et donc dérisoires ? En ex-Yougoslavie, cette fois la vie est trop lourde, trop pleine des souffrances de la guerre. Jamais Antonia ne réussit à sortir de cette impasse, qui semble être le propre de sa photographie, à l’image de la vie : « C’était décidément sans issue : ses photos souffraient toujours d’un excès ou d’un déficit de signification ». Celui qui part en quête d’un sens plus profond pour sa vie avec un appareil photo, comme le fit Antonia, est donc bien mal armé, il s’arrêtera à la superficialité : « Les photos opposaient l’impénétrabilité de leur surface à toute quête de profondeur ». Pire, la photographie peut faire croire à une profondeur qu’elle ne possède pas : « Oui, les images sont une porte ouverte sur l’éternité. Mais la photographie ne dit rien de l’éternité, elle se complaît dans l’éphémère, atteste de l’irréversible et renvoie tout au néant ».

La photographie et la mort.

 La photographie semble toujours avoir rapport avec la mort, elle fige à jamais un moment qui a existé, sans avoir la richesse d’une peinture, puisqu’elle colle absolument à son référent

Ainsi le parrain d’Antonia peut se maudire de lui avoir offert son premier appareil : par cette passion pour l’image, il l’a condamnée au malheur. En effet la photographie semble toujours avoir rapport avec la mort, elle fige à jamais un moment qui a existé, sans avoir la richesse d’une peinture, puisqu’elle colle absolument à son référent : « Sur les photographies, les vivants mêmes se sont transformés en cadavres parce qu’à chaque fois que se déclenche l’obturateur, la mort est déjà passée ». Les notes sur la photographie de Roland Barthes dans La chambre claire entrent en résonance avec ces réflexions, jamais à son sens la photographie, contrairement à l’œuvre d’art, ne peut s’extraire d’une contingence qu’elle fige. Si la peinture contient l’éternité, la photographie porte la mort. Ainsi écrit-il : « En me donnant le passé absolu de la pose, la photographie me dit la mort au futur. Ce qui me point, c’est la découverte de cette équivalence. Devant la photo de ma mère enfant, je me dis elle va mourir : je frémis tel le psychotique de Winicott d’une catastrophe qui a déjà eu lieu. Que le sujet en soit déjà mort ou non, toute photographie est une catastrophe ». Ce sont enfin de bien éphémères monuments à ceux que nous avons aimés : Roland Barthes rappelle comme elles s’usent, périssables comme le papier, peut-être disparaissent-t-elles aussi au temps du numérique, cette fois sous le nombre et l’insignifiance. Antonia croit échapper à cette essence de la photographie en partant en Yougoslavie photographier des choses qui comptent vraiment : la guerre, l’intensité de la peine humaine.

Tu ne feras pas d’idole.

Elle se heurte alors à une nouvelle limite de ce médium : que peut-t-on représenter ? C’est une question pour notre époque. La photographie et sa diffusion à outrance ont changé le rapport à la guerre. Tout le monde a désormais accès à la connaissance immédiate de massacres : « La bestialité de l’ennemi est désormais documentée et chacun peut se repaître du spectacle tout en s’octroyant le luxe de l’indignation ». Le bien-fondé de l’image est remis en question. Elle nous fascine, et ceci d’autant plus que le sujet en est violent ou choquant. Au nom de l’information, ne se met-t-on pas en position de voyeur ? Ces réflexions m’ont fait penser à une autre lecture. Philippe Grimbert raconte dans Un secret comment le narrateur regarde avec sa mère un film sur la déportation : « Fasciné par le spectacle de ces corps dévêtus serrés les uns contre les autres, je n’ai pu détacher mes yeux de ces femmes qui protégeaient leur poitrine, de ces hommes les mains en coquille sur leur sexe, avançant dans le froid en file indienne pour se rendre au bâtiment des douches. […] Sachant trop bien ce que j’allais en faire une fois seul dans ma chambre, j’ai attardé mon regard sur ces chairs déjà profanées ». L’émoi érotique du narrateur est horrible, mais ce qui est en cause est l’image elle-même. La souffrance ne serait-elle pas un point aveugle à la captation ? On ne pourrait la saisir sur le vif, au risque de l’obscénité. La peinture, elle, diffère bien la représentation. Ainsi Antonia se rend-t-elle compte qu’elle ne peut pas faire développer ses photographies de guerre. Elle se retrouve sans alternative, ses photographies professionnelles se divisant entre « celles qui n’auraient pas dû exister, et celles qui méritaient de disparaître ». Tu ne feras pas d’idoles, ni aucune image de ce qui est dans les cieux en haut, ou sur la terre en bas, rappelle la Bible, en exergue du roman.

  • À son image, Jérôme Ferrari, Actes Sud, 224 pages, 19 euros.