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Dans le cadre du Festival d’Automne, le théâtre de la Bastille accueille deux spectacles du metteur en scène Tiago Rodrigues. Sopro, créé au festival d’Avignon en 2017, rend hommage au métier de souffleur de théâtre.

C’est à partir d’anecdotes racontées par Cristina Vidal, souffleuse depuis vingt-cinq ans au théâtre de Lisbonne où travaille Tiago Rodrigues et sa troupe, que le metteur en scène a eu l’idée de construire ce spectacle en forme de chant du cygne, en mêlant les histoires de coulisses aux intrigues des pièces jouées – mais n’est-ce pas toujours le cas ? – et en saluant ce métier sur le point de disparaître.

L’invocation des fantômes

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Le titre nous dit tout, car un certain « sopro » (« le souffle », en portugais) balaie la pièce de bout en bout, et nous conte des histoires de fantômes et de voix perdues. On entend dès les premières minutes ce vent « sauvage » (wild is the wind…) qui fait trembler les grands rideaux blancs du théâtre à l’abandon qu’arpente Cristina, obstinée, concentrée, son texte en main et ses lunettes au bout du nez. Une créature des ombres, comme elle aime à s’appeler à de multiples reprises, un de ces multiples rouages qui fait que la magie opère, et pas des moindres : c’est elle qui redonne aux acteurs, ces splendides et misérables pantins creux, le souffle du texte lorsqu’ils viennent à manquer d’oxygène, pour les regonfler et leur rendre la vie… On apprend petit à petit la construction du spectacle, et surtout la volonté de Cristina de ne pas être un vrai personnage mais de continuer à jouer son rôle, en ne faisant que souffler aux autres acteurs le texte qu’elle aurait pu dire. Sa voix, qui constitue le fil narratif du spectacle, n’est entendue pour nous qu’à travers un chuchotement sans timbre, rien qu’une brise avec les chuintements doux du portugais. Et pourtant c’est elle qui dirige tout, qui appelle les acteurs restés en coulisses, leur indique leurs placements, distribue les rôles. Cette demi-présence qui s’incarne dans les corps des acteurs, en empruntant tour à tour plusieurs des voix féminines, vient alors croiser les autres demi-présences qui peuplent tout lieu théâtral pour ceux qui y travaillent : progressivement les voix des personnages oubliés viennent se mêler au récit, au travers de quelques lignes qui sont restées gravées parce qu’elles résonnent avec telle ou telle situation de la vie de troupe – une histoire d’amour finissante au creux d’un adieu de Racine… Parfois même les situations réelles sont rejouées comme des scènes de théâtre, où l’on se reprend sur certaines intonations, sur le sens accordé à un mot, une pause ou un sourire. « Ca ne s’est pas passé comme ça ! » proteste la directrice du théâtre dans une des plus belles scènes de la pièce où elle évoque son cancer des poumons – encore le souffle ! Tant est subtile, mystérieuse et tragique, parfois, l’intrication du théâtre et de la vie.

L’envers du décor

Mais l’invisible ne se laisse pas dompter si facilement. Quel dommage que Tiago Rodrigues se soit laissé aller à la tendance actuelle du témoignage et de l’explication de texte… Dans ce théâtre de fantômes, on aurait aimé encore un peu plus de mystère ; j’aurais aimé, du moins, qu’on me laisse un peu plus de place pour mon rêve. Et comme Aurélien chez Aragon, laisser l’esprit dériver sur ces phrases qui décidément ne passent pas, et dont la substance musicale vient hanter la mémoire et cristalliser les impressions : Je demeurai longtemps errant dans Césarée… et c’est encore Bérénice, comme par hasard, qui hante Cristina et la troupe de Tiago Rodrigues. Je l’aime, je le fuis ; Titus m’aime, il me quitte. Portez loin de mes yeux vos soupirs et vos fers…

En voulant rendre hommage à tous ces merveilleux raconteurs d’histoires, Tiago Rodrigues y mêle le récit de la création même de la pièce, et de sa position par rapport au travail qu’il entreprend

Il est difficile de ne pas effrayer les fantômes. En voulant rendre hommage à tous ces merveilleux raconteurs d’histoires, Tiago Rodrigues y mêle le récit de la création même de la pièce, et de sa position par rapport au travail qu’il entreprend. Peut-être est-là le pas de trop. Bien sûr, nous sommes dans la coulisse, on dévoile les mécanismes, tout le fonctionnement de cette grande machinerie de l’illusion ; et nous sommes aussi dans l’humilité de ce dispositif volontairement pauvre du texte soufflé, où l’incarnation ne se fait jamais tout à fait. C’est la position même de Cristina qui transparaît dans ce travail, elle qui dit ne pas être faite pour la lumière et ne pas pouvoir se substituer aux acteurs. On la voit dans son costume de travail, toute en noir avec sa lampe de poche, sa montre et ses lunettes, exacte, discrète, bien différente des acteurs et du regard franc qu’ils jettent au public. Cette histoire nous est transmise comme par tradition orale, comme un conte. Il faut être là pour la saisir, être suffisamment attentif pour pouvoir la transmettre à son tour au public. Mais on aurait envie de ne pas connaître tous les secrets de fabrication ; du moins, ceux de Cristina sont suffisants, et nous n’avons pas besoin de ceux du metteur en scène…

Faire confiance aux histoires

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Car la position de Cristina, celle qui a donné naissance à sa vocation de souffleuse, est avant tout celle du rêve : elle évoque de façon très émouvante son premier jour de théâtre à 5 ans, dans la boîte du souffleur, où elle a suivi la pièce les yeux levés devant des géants. C’est le goût de cet émerveillement qui reste ; mais à trop s’enfoncer dans les secrets de cuisine, le mystère s’évente. En demeure un certain sentiment de sécheresse devant ce qui aurait pu être davantage qu’un témoignage, pour devenir une vraie histoire. Un cancer du poumon est tout aussi tragique que le fait de ne pas aller à Moscou pour les Trois Sœurs ; un acteur cabotin rend les ratés avec la souffleuse aussi drôles que le texte d’Harpagon. Tout est théâtre, même les petits moments de vie dans les coulisses, même certaines pauses, certains trous de mémoire historiques de la troupe. On sent la fin de la pièce approcher avec un léger regret de ne pas avoir vu évoluer le dispositif ingénieux et poétique de départ, de ne pas l’avoir vu s’enfoncer plus avant dans le jeu mais garder la distance objective et explicative du récit rapporté. Car la souffleuse est bien, elle, du côté de la vie, dans la communication d’un élan vital pour que l’histoire puisse avoir lieu. Bien sûr, la situation est menacée, le théâtre envahi par la végétation, le métier promis à disparaître, c’est avec un certain éloignement que ces mots nous parviennent déjà comme à travers les brumes du passé. Mai c’est là le plus beau au théâtre : nous faire entendre la voix des spectres comme s’ils étaient vraiment là, au présent, devant nous, et que tout pouvait recommencer.

Cristina le dit pourtant : c’est déprimant, Tiago, ton théâtre en ruines ! C’est comme si c’était définitif… Et certains moments de grâce des acteurs, tous unis dans une superbe écoute et un jeu élégant et sobre, nous prouvent que le théâtre est encore là. En faisant davantage confiance aux histoires qu’il raconte, peut-être est-il encore possible de braver le temps, et les mauvaises herbes.

  • Sopro, texte et mise en scène de Tiago Rodrigues, au théâtre de la Bastille jusqu’au 8 décembre.