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Au théâtre de la Colline, Pauline Bureau présente un spectacle récompensé en 2017 du Molière jeune public. Dormir cent ans nous fait suivre deux adolescents en plein questionnement sur leur identité, et que les ressources de l’imaginaire aident à poser le premier pas vers la vie adulte.

Théâtre et psychanalyse

Pauline Bureau et sa compagnie La Part des Anges se placent sous le patronage du conte avec le titre de leur pièce, qui évoque bien sûr l’héroïne de la Belle au bois dormant : en se piquant sur l’aiguille du fusain, la princesse Aurore s’endort d’un sommeil magique de cent années au terme desquelles un prince viendra la réveiller d’un baiser. Mais ici point d’adaptation ou de réécriture : le conte n’est utilisé qu’à titre métaphorique, pour évoquer selon les mots de la metteure en scène ce moment si particulier de l’adolescence où l’on est dans l’attente de la vie à venir et des mystérieux changements de son corps et de ses désirs, ce moment de vertige où l’on ne peut plus s’en remettre absolument à ses parents pour l’organisation de sa vie, et où ceux-ci attendent de nous quelques initiatives – le père de Théo aimerait bien qu’il aille “prendre l’air” tout seul par exemple…

Pauline Bureau a bien lu Bettelheim et sa Psychanalyse des contes de fées… Et si l’on n’a ici pas affaire à un véritable conte de fées, puisque tous les éléments magiques se déroulent sur le plan symbolique du rêve – terreau fécond pour la psychanalyse! – on en retrouve tout du moins la structure typique, à faire rougir un Vladimir Propp. Le ou les personnages sont en manque de quelque chose ici d’imprécis (la confiance en soi ? un compagnon ? l’amour familial ? la compréhension ?), et pour cela ils doivent se mettre en quête et partir en voyage (ou faire un rêve, dans la transposition moderne). Après avoir traversé des épreuves, ils finissent par trouver ce qu’ils cherchent, sans savoir précisément que c’était cela qu’ils cherchaient: Théo trouve Aurore, Aurore trouve Théo. Et tous deux peuvent s’en retourner chez eux, plein d’âge et de raison, vivre entre leurs parents le reste de leur âge… Pour Bettelheim, les contes de fées ont une fonction sociale et philosophique: celle de transmettre aux générations suivantes une sagesse sous forme de métaphore. Chaque conte fournit ainsi son apprentissage pour permettre à l’enfant de grandir sans heurts, en acceptant les obstacles qui se présentent à lui. Ici plusieurs éléments résonnent avec les analyses de Bettelheim : le Roi-grenouille par exemple, l’idole de Théo, qui incarne pour l’homme la peur de ne pas être accepté par la femme – si seulement elle acceptait de nous embrasser, elle pourrait bien nous transformer en Prince! Différents motifs sont ainsi tissés par la pièce autour des grands thèmes psychanalytiques abordés par les contes : le thème du baiser bien sûr, celui des parents absents, mais aussi celui du sommeil auquel aspire l’adolescent au seuil de la vie adulte, car il aimerait encore profiter de l’enfance protégée…

La caverne aux images

Pauline Bureau joue habilement de toutes ces références, et construit un spectacle intéressant en ce qu’il a entre autres le mérite de renouveler la lecture genrée du conte : si c’est toujours la Princesse qui attend son baiser (ou qui est prisonnière de sa tour, de son cercueil de verre…) et le Prince qui franchit les épreuves pour gagner ses faveurs, ici on ne sait pas qui rêve de qui dans la forêt des fantasmes. Et si les deux jeunes amoureux sautent ensemble de pierres en pierres, c’est Aurore seule qui s’affronte aux bêtes sauvages… Le plateau très simple, avec les espaces séparés d’Aurore et Théo, transforme grâce aux belles projections une rue d’immeubles haussmanniens en arbres menaçants –  nous rappelant très joliment que la forêt inévitable des contes de fées n’est qu’une image de notre monde d’adultes, que les enfants se doivent de traverser en héros !

En résulte un théâtre de son et lumières, qui fonctionne par vignettes, dans une plastique très lisse, avec des corps très chorégraphiés, un théâtre de « types » enfin où l’on aurait aimé, peut-être, un peu plus de chair…

Mais la démarche de ne garder que la structure du conte « typique » en évidant son contenu, et en contournant soigneusement toute réécriture, m’a laissé la sensation d’une dramaturgie un peu paresseuse, aux fils un peu trop lâches. La matière dramatique demeure volontairement assez faible, pour laisser la part belle au pouvoir des projections. Pauline Bureau est très consciente de cet aspect des choses, elle qui s’est inspirée d’entretiens réalisés avec des adolescents de 11 à 15 ans pour cerner l’univers de ses protagonistes – et il est apparu que leur imaginaire était fortement structuré par les symboles et les héros modèles du jeu vidéo, le nouveau lieu des rêves ! En résulte un théâtre de son et lumières, qui fonctionne par vignettes, dans une plastique très lisse, avec des corps très chorégraphiés, un théâtre de « types » enfin où l’on aurait aimé, peut-être, un peu plus de chair… On apprécie cependant que Pauline Bureau s’inscrive dans ce nouveau courant de théâtre jeunesse très créatif, où les pièces labellisées « jeune public » se veulent le fruit d’un travail de qualité, à rebours d’une infantilisation embarrassante. Pourvu que cela dure… Car les enfants comprennent (presque) tout, et c’est bien la raison d’existence des contes : faire comprendre par une simple histoire les choses les plus profondes. Alors soyons ambitieux !

  • Dormir cent ans, texte et mise en scène de Pauline Bureau, au théâtre de la Colline jusqu’au 23 décembre