Copyright du photographe © Jérôme Panconi

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Dans son dernier essai paru aux éditions du Seuil, la sociologue de la littérature Gisèle Sapiro (directrice d’études à l’EHESS et directrice de recherche au CNRS) s’interroge sur les rapports complexes qu’entretiennent les écrivains français à la politique depuis l’affaire Dreyfus. Analysant l’évolution de l’idée d’engagement dans le champ de la production littéraire hexagonale, son ouvrage, dense et documenté, se penche sur le parcours de nombreux auteurs, d’André Malraux à Aragon, en passant par Drieu la Rochelle, André Gide ou Maurice Barrès.           

Pouvez-vous vous présenter pour nos lecteurs qui ne vous connaîtraient pas encore et nous dire un mot de vos axes de recherches principaux, de vos méthodes de travail ainsi que du courant d’analyse critique dans lequel vous vous inscrivez ?

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Mes recherches relèvent de la sociologie des intellectuels, de la littérature et de la traduction. Après une formation en littérature comparée et en philosophie, j’ai fait, sous la direction de Pierre Bourdieu, une thèse de doctorat en sociologie qui portait sur le champ littéraire français sous l’Occupation allemande et sur les choix politiques des écrivains dans cette conjoncture de forte contrainte. Cette thèse qui mettait à l’épreuve le concept bourdieusien de « champ » dans une période de perte d’autonomie du monde des lettres a paru sous le titre La Guerre des écrivains, 1940-1953 (Fayard, 1999). Ayant travaillé sur les procès de l’épuration et sur le débat à propos de la responsabilité de l’écrivain auquel ils ont donné lieu, j’ai ensuite engagé une recherche de longue haleine sur cette notion de responsabilité depuis le début du XIXe siècle à travers les procès littéraires et les luttes pour la liberté d’expression (La Responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France, XIX-XXIe siècle, Seuil, 2011). Dans ce nouveau livre, Les Ecrivains et la politique en France, de l’affaire Dreyfus à la guerre d’Algérie, j’examine les rapports entre champ littéraire et champ politique sous différents angles : d’un côté les engagements politiques des écrivains, de l’autre la dimension idéologique des œuvres littéraires.

Pouvez-vous éclaircir brièvement pour nos lecteurs les notions – capitales dans votre ouvrage – de « champ littéraire » et de « champ politique » empruntées au sociologue Pierre Bourdieu ?

La valeur littéraire ne se mesure pas à la valeur marchande des œuvres mais selon des critères esthétiques spécifiques, qui sont l’objet de luttes entre les écrivains

Le concept de « champ » forgé par Pierre Bourdieu vise à appréhender le fonctionnement relativement autonome de certains univers, qui n’est pas réductible à des facteurs externes : par exemple, la valeur littéraire ne se mesure pas à la valeur marchande des œuvres telle que mesurée par les chiffres de vente, mais selon des critères esthétiques spécifiques, qui sont l’objet de luttes entre les écrivains. L’autonomie n’est cependant jamais complète, les enjeux extérieurs à ces univers s’y réfractent, transformés par leur logique spécifique. C’est pourquoi je m’intéresse aux rapports entre champ littéraires et champ politique, deux espaces sociaux qui se sont différenciés à la fin du XIXe siècle, avec la professionnalisation des carrières politiques suite à l’avènement du régime de démocratie représentative sous la Troisième République.
L’opposition droite/gauche est aujourd’hui largement utilisée pour analyser le champ littéraire contemporain. Pouvez-vous nous parler de l’importation de ce clivage dans le monde des lettres françaises ?   

Avec l’installation du régime républicain, les catégories de droite et de gauche se fixent pour désigner le principal clivage politique, remplaçant des notions comme rouges et blancs : cette dernière désignait les monarchistes, or on voit naître une droite républicaine, tandis que l’option monarchiste est reléguée aux marges du champ politique, incarnée par la Ligue d’Action française, fondée par deux écrivains, Charles Maurras et Léon Daudet. En raison des analogies entre ces deux champs, littéraire et politique, ce clivage a tôt fait d’être introduit dans le champ littéraire, où il prend un sens spécifique en se greffant sur des oppositions internes comme mondains contre bohème, arrière-garde contre avant-garde, Rive droite contre Rive gauche, ou encore en étant employé pour désigner les divisions au sein des assemblées et jurys littéraires comme l’Académie française et l’Académie Goncourt.

 Vous classez dans votre ouvrage les différents acteurs de la production littéraire en quatre catégories distinctes : les « avant-gardes », les « esthètes », les « notables » et les « polémistes ». Pouvez-vous expliciter les formes de discours qui leur sont propres et nommer quelques-uns de leurs représentants les plus célèbres ?       

Charles Maurras
Charles Maurras

Il s’agit en fait de types idéaux plutôt que de catégories. Les écrivains établis tendent à euphémiser les enjeux politiques, mais cette euphémisation va prendre des formes différentes selon qu’on se situe au pôle plus hétéronome des « notables », où la littérature est conçue comme un instrument de reproduction de l’ordre social et où le discours critique devient moralisateur (comme chez Henry Bordeaux), ou au pôle plus autonome des « esthètes » au sein duquel la tendance est à l’esthétisation (comme quand André Gide voit en la figure du juif dans les pamphlets antisémites de Céline une métaphore). Le discours critique des nouveaux entrants ou des écrivains marginaux tend, à l’inverse, à se politiser parce qu’ils s’opposent à l’orthodoxie des dominants. Mais, alors que les « avant-garde », au pôle autonome, visent à faire du renouvellement des formes littéraires et artistiques un instrument de subversion du monde social (à l’instar des surréalistes ou des situationnistes), les « polémistes », au pôle hétéronome, subordonnent la critique à des jugements sociaux et politiques, recourant au style pamphlétaire et à la violence verbale (à l’instar d’un Lucien Rebatet).

Vous consacrez dans votre livre un chapitre complet aux figures d’écrivains d’extrême-droite. D’un côté les néoclassiques, nationalistes et royalistes, dont Charles Maurras est le chef de file, de l’autre des écrivains fascistes comme Robert Brasillach qui pratiquent, selon les mots de Walter Benjamin, « l’esthétisation du politique ». Selon vous, l’opposition entre ces deux pôles est-elle simplement réductible au clivage « notable » / « polémiste » ? Pouvez-vous nous dire un mot de cette opposition qui divise la droite littéraire française de l’entre-deux-guerres ? 

Je ne dis pas que les différences entre ces pôles sont réductibles à ce clivage, mais qu’il explique en partie leurs (re)positionnements respectifs. En fait, c’est plutôt la droite fascisante de La Nouvelle Revue française, laquelle n’est pas maurrassienne, les Drieu la Rochelle et les Montherlant, qui représente le pôle esthète à l’extrême droite du champ littéraire. Formé dans les rangs d’Action française, Brasillach est plus proche des « polémistes » du fait de sa position encore dominée dans le champ, même s’il tend vers le pôle « esthète ». La rupture de la jeune garde d’Action française, emmenée par Brasillach et Rebatet, avec leur maître Maurras, s’opère en 1934, moment de fascisation de la société française : n’ayant pas été éduqués, à la différence de Maurras, dans l’esprit de revanche à l’égard de l’Allemagne et n’étant pas aussi hostiles au romantisme, ils se laissent séduire par l’Allemagne nazie. J’essaie de combiner des facteurs sociaux (âge, origines sociales, éducation, socialisation politique) avec des facteurs proprement littéraires (indicateurs de la position qu’ils occupent dans le champ et enjeux spécifiques) pour expliquer leurs prises de position politiques.

 De quelle nature fut l’influence de la première guerre mondiale sur la production littéraire française ? Les massacres de Verdun, de la Marne et de Charleroi peuvent-ils être tenus seuls responsables de la forte politisation que connaissent les milieux littéraires français dans les années 1930 ?

L’expérience de la Première Guerre mondiale, première guerre industrielle, a rapidement discrédité l’héroïsme épique associé à la littérature de guerre

L’expérience de la Première Guerre mondiale, première guerre industrielle, a rapidement discrédité l’héroïsme épique associé à la littérature de guerre. Cette guerre insaisissable dans son ensemble requiert un renouvellement des techniques narratives. Le roman picaresque connait un renouveau (Les Croix de Bois de Roland Dorgelès, lauréat du prix Goncourt 1919 contre Proust), à côté des genres liés au témoignage comme le carnet de route (Ceux de 14 de Maurice Genevoix, 1918-1923). Mais c’est Le Feu (1916) d’Henri Barbusse, paru censuré en 1916, qui inaugure la vague de romans pacifistes des années 1920, jusqu’au Voyage au bout de la nuit (1932) de Louis-Ferdinand Céline, en passant par Le Grand Troupeau (1931) de Jean Giono. Le souvenir de la guerre n’est pas le principal facteur de politisation dans les années 1930, même si l’action est un thème de prédilection des anciens combattants. Il y a la crise économique de 1929, l’arrivée de Hitler au pouvoir en 1933, la crise du 6 février 1934, la mobilisation antifasciste (le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes) face au néo-pacifisme des droites conservatrice et réactionnaire qui soutiennent l’invasion de l’Ethiopie par Mussolini et les franquistes en Espagne. Il devient alors difficile de séparer littérature et politique. André Malraux publie pendant la guerre d’Espagne L’Espoir (1937) où l’on retrouve l’héroïsme épique, Drieu La Rochelle réplique avec Gilles (1939), qui s’achève sur l’engagement du protagoniste dans le camp franquiste.

Le quatrième chapitre de votre ouvrage est consacré aux écrivains communistes et au « réalisme socialiste ». Si le genre est bien connu dans les arts graphiques, notamment en peinture, il l’est beaucoup moins en ce qui concerne la production littéraire. Pouvez-vous nous rappeler les grands principes de cette esthétique et nous donner quelques exemples de réalisations romanesques françaises qui lui sont rattachées ?

La notion de réalisme socialiste vise à concilier l’exigence réaliste de description du monde social avec la perspective engagée du romantisme révolutionnaire.

Le réalisme socialiste a été adopté en URSS en 1932 comme méthode de création : il permet de trancher les rivalités entre les avant-gardes et la RAPP, l’association des écrivains prolétariens, en fondant une Union des écrivains, et en récupérant l’héritage de la littérature réaliste classique. Cette adoption coïncide au passage de la stratégie classe contre classe à la ligne nationale vers le communisme. La notion de réalisme socialiste vise à concilier l’exigence réaliste de description du monde social avec la perspective engagée du romantisme révolutionnaire. Aragon l’introduit en France dès 1935, avec son livre Pour un réalisme socialiste. Mais ce n’est qu’à partir de 1946, quand se met en place une politique de contrainte des créateurs connue sous le terme de « jdanovisme », d’après le nom de son initiateur, Andrei Jdanov, que se développe une véritable production réaliste socialiste, dont André Stil, lauréat du prix Staline pour Le Premier Choc (1951-1953), sera en France le représentant attitré. On peut citer aussi Jean Fréville (Plein Vent, 1950) ou Pierre Courtade (Jimmy, 1951).

Durant l’occupation allemande, des auteurs comme Aragon pratiquent la « contrebande poétique ». Pouvez-vous nous parler des fonctions politiques, des modes de production et des réalisations de cette littérature clandestine ?

Louis Aragon
Louis Aragon

Aragon a élaboré cette technique pendant la « drôle de guerre », quand le Parti communiste français a été interdit, et il l’a développé sous l’Occupation. Elle est inspirée du « clus trobar » des troubadours qui chantaient leurs amours pour les dames en présence de leurs seigneurs. Par un jeu de déplacement spatio-temporel et de métaphores, ou par le recours à l’allégorie, cette « contrebande poétique » permet de contourner le censure. Aragon est suivi par nombre de poètes. Cette technique a pu se développer en zone sud jusqu’en 1942, parfois avec la complicité des censeurs, mais dès le printemps 1942, le resserrement de la censure limite son usage, qui disparaît avec l’invasion de la zone sud par les troupes allemandes en novembre de la même année. La plupart de ces poètes poursuivent cependant le combat poétique dans la clandestinité. La fonction symbolique de la poésie est remplacée par le témoignage des exactions et des crimes commis par l’occupant et ses serviteurs français, comme dans le poème « Oradour » de Jean Tardieu. Des noms propres de lieux et de morts apparaissent : la poésie clandestine tresse un tombeau poétique aux résistants exécutés, les muant du statut de « terroristes » ainsi que les désigne le régime de Vichy en héros et martyrs du combat pour l’indépendance dans la mémoire collective.

À la suite des romans emprunts de lyrisme révolutionnaire d’un Malraux (pensons notamment à L’Espoir), Sartre marque un réel tournant dans la littérature de gauche. Pouvez-vous dire un mot de la théorie sartrienne de l’engagement et de ses conséquences littéraires dans le roman existentialiste ?

La littérature existentialiste produit un effet d’objectivité en incorporant la vision du monde subjective du narrateur à l’univers fictionnel.

À la différence des romans engagés des années 1930 (d’un Malraux ou d’un Aragon), la littérature existentialiste produit un effet d’objectivité en incorporant la vision du monde subjective du narrateur à l’univers fictionnel. Nourri de la jeune littérature américaine qui arrive alors en France, notamment de Dos Passos et de Faulkner, Sartre publie La Nausée en 1938, qui évoque l’expérience existentielle de la contingence et de l’absurde. C’est l’expérience de la guerre qui le fait évoluer vers un renversement de cette contigence comme principe de liberté de la conscience, laquelle doit se matérialiser dans des choix qui l’engagent, car liberté signifie responsabilité. Théorisée dans L’Etre et le néant (1943) cette philosophie est incarnée dans le cycle romanesque des Chemins de la liberté entamé après la guerre, puis dans ses pieces de théâtre, qui mettent en scène des dilemmes liés aux choix.

Sous la IIIème République, André Gide est rappelé à l’ordre par les tenants de la responsabilité sociale et politique de l’écrivain qui le taxent d’immoralisme et de subjectivisme. Pouvez-vous nous parler de cette querelle et de ce qu’elle révèle des enjeux politico-littéraires de l’entre-deux-guerres ?

André Gide, devenu un auteur influent après la Première Guerre mondiale, a été violemment attaqué par la droite catholique proche d’Action française représentée par Henri Massis, qui lui reprochait d’avoir justifié l’homosexualité dans Corydon (1920) et dans son récit autobiographique Si le grain ne meurt (1924). Cette droite lui reprochait aussi son individualisme et son subjectivisme, elle dénonçait la dangerosité de son style classique qui masquait le soi-disant romantisme du fond. La querelle révèle une série d’oppositions, entre classicisme et romantisme, entre moralisme et amoralisme dans l’art, entre objectivisme et subjectivisme, entre nationalisme et individualisme. La droite maurrassienne revendiquait le classicisme contre le romantisme révolutionnaire dont elle disait qu’il était importé d’Allemagne, de même que l’individualisme était assimilé au protestantisme (Gide était protestant).

Vous consacrez un chapitre complet à Pierre Dieu la Rochelle, dans lequel vous retracez le parcours de l’auteur du Feu Follet. Vous mettez notamment en lumière le lien profond entre son parcours personnel, notamment familial, et son engagement politique qui l’amènera à adhérer en 1936 au Parti Populaire Français de Jacques Doriot. Un mot sur le « cas » Drieu ?

Dans ce chapitre, j’ai voulu saisir les valeurs éthico-politiques véhiculées par une œuvre a priori non politique, Rêveuse bourgeoisie de Drieu La Rochelle, roman autobiographique sur son histoire familiale. Cette œuvre est imprégnée du thème de la décadence. L’adhésion de Drieu aux prophéties sur la décadence trouve son fondement dans l’expérience du déclin familial, mais le travail de reconstruction de l’histoire familiale est à son tour largement tributaire d’une vision idéologique du monde qui lui donne un sens en la rattachant au naufrage du vieux monde face à la modernité. En même temps, les prises de position successives de Drieu ne prennent sens que par rapport à son positionnement dans le champ littéraire : rejeté par les surréalistes qui sentent ses dispositions éthico-politiques, il renonce à rallier l’Action française pour ne pas leur donner raison et rejoint Doriot qui vient de rompre avec le Parti communiste, où s’est engagé son rival intime, Aragon. Ce choix de ce qu’il appelle le « socialisme fasciste » le conduira à la collaboration.

Le milieu littéraire parisien des années 1920 est secoué par une grande querelle civilisationnelle opposant deux visions du monde. Des ouvrages comme Orient et Occident (1924) de René Guénon, Tentation de l’Occident (1926) d’André Malraux et Défense de l’Occident (1927) d’Henri Massis illustrent bien la grande diversité des intervenants et la vivacité de ce débat à l’époque. Pouvez-vous nous parler des enjeux de cette querelle durant l’entre-deux-guerres et de son actualité ?

Dans les années 1930, la « défense de l’Occident » se politise fortement, elle est le mot d’ordre du ralliement de la droite conservatrice et de l’extrême droite

La vague d’orientalisme venue de l’Allemagne défaite, qu’introduit notamment un René Guénon, a suscité un mouvement de rejet en France au nom de la supériorité de la civilisation occidentale et de la défense du classicisme, notamment du côté de l’extrême droite intellectuelle gravitant autour de l’Action française et de ses alliés catholiques, à l’instar d’Henri Massis. C’est aussi le rejet du bolchevisme, assimilé par Massis au despotisme asiatique, qui s’exprime dans ce débat. Seuls Malraux et les surréalistes prônent alors le relativisme culturel, qui est déjà théorisé dans l’anthropologie américaine à cette époque. Pendant la Guerre du Rif, en 1925, les surréalistes politisent le mythe romantique de l’Orient en lui conférant une dimension anticolonialiste. Dans La Tentation de l’Occident, Malraux fait dialoguer un jeune chinois avec un jeune français sur des bases égales. Ce dialogue n’est pas exempt de stéréotypes mais promeut l’idée d’échanges horizontaux et non verticaux, qu’il développera dans son discours à l’UNESCO naissante en 1946. La spécialisation de Malraux dans les cultures dites orientales va le constituer en expert à un moment où la culture devient une catégorie d’intervention publique. Il reconvertira ces compétences dans le champ politique après la guerre. Notons que dans les années 1930, la « défense de l’Occident » se politise fortement, elle est le mot d’ordre du ralliement de la droite conservatrice et de l’extrême droite en soutien aux régime fascistes et en justification du colonialisme comme je l’ai montré dans La Guerre des écrivains : en témoignent les collaborations du bi-mensuel pro-franquiste Occident lancé en 1937. Et cela demeure l’étendard des mouvements fascistes après la guerre : Maurice Bardèche, le beau-frère de Robert Brasillach, lance en 1952 Défense de l’Occident, revue qui a survécu jusqu’en 1982.

 Si l’on assiste dans les années 1970 à ce que vous nommez une « dépolitisation du champ littéraire », puis à un retour massif du sujet individuel en littérature dans les années 1980, on observe aujourd’hui une repolitisation croissante du champ littéraire. Comment expliquez-vous ce changement de paradigme ?

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Une des principales raisons de cette dépolitisation du champ littéraire a été le discrédit jeté sur la littérature engagée à partir de la fin des années 1970, et sur toutes les questions sociales en littérature, à quelques exceptions près comme Sortie d’usine (1982) de François Bon. L’histoire et les enjeux politiques figuraient sous une forme distanciée, à travers la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale (dans le cycle autobiographique de Pierre Guyotat), de la guerre d’Algérie (Une guerre sans fin de Bertrand Leclair, 2008 ; Des hommes de Laurent Mauvignier, 2009), mai 68 (Les Années d’Annie Ernaux, 2008), ou de l’engagement maoiste (Tigre en papier d’Olivier Rolin, 2002). La repolitisation récente de la gauche littérature française est liée à la crise économique (Des châteaux qui brûlent d’Arno Bertina, 2017), aux attentats (La Folie Elisa de Gwenaelle Aubry, 2018) et à la montée de l’extrême droite populiste (déjà présente dans Le Procès de Jean-Marie Le Pen de Mathieu Lindon, paru en 1998). La littérature dite postcoloniale, qui connaît un vaste succès de par le monde, y a également contribué. La cause des femmes connaît aussi un retour dans la littérature française, de Virginie Despentes (King Kong Theorie, 2006) à Camille Laurens (Celle que vous croyez, 2017). On observe en outre un renouveau du genre de la fiction politique avec Soumission (2015) de Michel Houellebecq et Les Sorcières de la République (2017) de Chloé Delaume, et de l’essai engagé, quoique sous une forme très poétique, avec Frères Migrants (2017) de Patrick Chamoiseau.

Des écrivains comme Philippe Muray, Renaud Camus ou Richard Millet connaissent aujourd’hui un certain succès, notamment auprès d’une partie de la jeunesse. Comment expliquez-vous l’attrait qu’exercent ces penseurs sur des jeunes gens que ni leurs origines familiales ni leur formation intellectuelle ne prédisposaient à apprécier ce type de pensée politique ultra-conservatrice, voire franchement réactionnaire ? Faut-il mettre cette engouement sur le dos d’une véritable droitisation de la société française, y voir une simple réaction de rejet face aux générations précédentes ou plus simplement l’expression d’un goût de la provocation inhérent à la jeunesse ?

Ces auteurs jouent sur le registre anticonformiste, ils présentent l’antiracisme, le multiculturalisme ou le féminisme comme relevant d’une idéologie dominante et d’une pensée dogmatique qui censure ceux qui s’y opposent. Ils font de la provocation en testant les limites légales (la loi condamne l’incitation à la haine envers des personnes en raison de leurs origines ethniques ou de leur religion), mais ils sont aussi ouvertement racistes et antiféministes, et légitiment de ce fait ce type de discours. Il est vrai que la jeunesse est souvent séduite par la provocation ; il y a cependant aussi une résurgence de la revendication identitaire dans ses rangs. Cela dit, il faudrait mener une étude pour se prononcer sur cette réception : je ne l’observe pas chez mes étudiants de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, par exemple.

Réédition des textes politiques de Charles Maurras chez Robert Laffont ainsi que de la sulfureuse correspondance Morand-Chardonne dans la collection Blanche, polémiques autour de la publication des pamphlets de Louis-Ferdinand Céline, republication triomphante (plus de 9 000 exemplaires vendus depuis sa parution) des tristement célèbres Décombres de Lucien Rebatet : nous assistons depuis quelques années à une vaste politique de réédition d’auteurs réputés infréquentables, notamment en raison de leur collaborationnisme patenté. Que vous inspirent ces récentes initiatives éditoriales ?

Ces rééditions, dans la conjoncture de la montée de l’extrême droite, sont des opérations lucratives dangereuses.

Ces rééditions, dans la conjoncture de la montée de l’extrême droite, sont des opérations lucratives dangereuses. C’est sans doute le succès commercial de la réédition des Décombres de Rebatet qui a décidé Laffont à publier un volume d’écrits de Charles Maurras, dans la même collection « Bouquins », que Jean d’Ormesson qualifiait de « la bibliothèque idéale de l’honnête homme ». Et sans la polémique, Gallimard aurait réédité les pamphlets de Céline, ce qu’il fera sans doute lorsqu’ils tomberont dans le domaine public en France. Ces entreprises conduites par des maisons respectables, qui sont moins mues par des motivations politiques que par le sens des affaires, en légitiment d’autres dont les visées sont clairement idéologiques, comme la réédition en 2017 du Hitler de Louis Bertrand par les mystérieuses Éditions du Lore…

  • Les écrivains et la politique en France, Gisèle Sapiro, Le Seuil, 2018.