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Dès la prise en main de l’ouvrage, on est étonné par son format. Plutôt petit, une couverture épaisse, simple et élégante. Bartolomeo in Cristu sous-titré « poèmes », publié aux éditions éoliennes en 2018 a reçu le prix Guillaume du poème en prose 2019. C’est une belle récompense pour son auteur Stefanu Cesari, qui, avec ce travail minutieux de construction d’un objet poétique bilingue – et non simplement d’une « traduction » – offre à la langue corse un magnifique terrain d’expression et de visibilité, et à la poésie française un souffle d’originalité, de forme et de fond, pour produire l’une des belles surprises de la poésie – invisible malheureuse des classements de vente – de ces dernières années.

Une poétique de l’ouvrage et du texte

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L’ouverture de Bartolomeo in cristu est déjà une expérience poétique en soi. Un travail graphique sur la couleur ocre, sur la couverture, dans la langue corse et, au travers de la lecture on le découvre, dans le texte lui-même. En bas de page, dans le sens inverse et en commençant par la dernière page on découvre un autre poème, comme un long fleuve dans le sens inverse de la lecture, « remonter le cours du récit c’est pénétrer dans le labyrinthe. Le rouge du réel a pris place celui du ciel et celui du sang, notre regard, notre propre temps dans lequel il faut s’immerger la tête penchée ».

Ainsi, on commence ce  « petit » ouvrage divisé en cinquante-neuf poèmes en prose bilingue français-corse, de taille semblable, puis une fois arrivé à la fin, il semble naturel de « remonter le court du récit » en tournant ce livre, retournement de point de vue, de forme – le poème tient sur deux lignes –, de syntaxe – saccadée, haletante là où l’on baignait dans une atmosphère ouateuse, oudoureuse par ailleurs – mais également de maniement de l’objet. C’est l’un des points remarquables de cet ouvrage, outre ses qualités purement littéraires dont nous parlerons par la suite, un véritable travail de forme a été fait, et la poésie s’en trouve enrichie puisqu’à la poésie « de fond » qui est celle du texte, s’ajoute une poésie « de forme » qui est issue pour sa part du travail coordonné de l’auteur et de l’éditeur.

Quand on sait à quel point les grands prix peuvent être des armes promotionnelles et commerciales importantes pour les grands éditeurs – qui en sont généralement les seuls récipiendaires – on ne peut que saluer ce travail poétique « d’équipe », mené par une maison d’édition indépendante (Les Editions éoliennes), brillamment gérées par Xavier Dandoy de Casabianca, qui est par ailleurs le responsable de la typographie de l’ouvrage.

Un ouvrage élégant, mais également pratique, il se glisse dans une poche de manteau, la poche arrière d’un jean, épais et solide il résistera aux confinements du métropolitain, à l’agitation fourmilleuse et grise d’une ville bien éloignée de cette petite chapelle, qui semble disparaître dans les derniers rayons de crépuscule, « ‘ssu paesu trà un àrburi vivu è un àrburi mortu / ce pays entre un arbre vivant et un arbre mort » disent les premières lignes.

Des lignes tracées aux rythmes pastoraux, à l’art de la contemplation, notion lointaine aux carcérales étendues métalliques, grouillantes et animées d’utilitarisme bourgeois.

Des lignes tracées aux rythmes pastoraux, à l’art de la contemplation, notion lointaine aux carcérales étendues métalliques, grouillantes et animées d’utilitarisme bourgeois. Des textes qui construisent un récit sans s’interdire des rembobinages, des pauses, un souffle léger et continu qui habite la lecture. Solitude mais aussi souvenirs d’enfances, nostalgie peut-être d’un petit monde disparu. Le personnage, s’il en est un, est intrinsèquement multiple, interroge. Il interroge la nature, il interroge le lecteur, puis cette fresque. Contemplation liturgique, religiosité païenne méditerranéenne, c’est une métaphysique que S. Cesari construit dans ce dialogue permanent entre le personnage et ses éléments, le texte et le lecteur, le corse et le français à l’intérieur du texte.

De la langue et de la traduction

Stefanu Cesari est une figure importante de la poésie corse des dernières années. Il est primé cette année pour un ouvrage bilingue français-corse, ce qui, notons le puisque ce n’est pas anodin, en fait le premier auteur corse primé à l’échelle nationale pour un livre en langue corse. Nous avons déjà ici un point de « réjouissance » quant à l’avenir des langues régionales qui, semble-t-il, peuvent trouver une place, quand elles sont adossées à une traduction et présentées en bilingue, bénéficier d’une audience plus large que leur circonscription habituelle, qui se limite aujourd’hui à quelques dizaines de milliers de personnes, dont l’intérêt premier n’est pas forcément de se tourner vers ce type de littérature, si ce n’est par militantisme. C’est une conception qui, sans être universelle, doit avoir sa place, puisqu’elle assure d’une part une diffusion plus large de l’œuvre – et parfois des prix comme c’est le cas ici – et d’autre part la traduction incite le lecteur curieux à l’apprentissage de nouvelles langues.

Etant donné l’échec cuisant de toutes les politiques de revitalisation des langues régionales de ces dernières décennies, il ne semble pas incohérent de se tourner vers un bilinguisme incitatif à travers la littérature. Aux jacobins maladifs, aux petits despotes du l’unicité linguistique – dont nous excluons nos lecteurs, amoureux de littérature et conscients de la chance du multilinguisme – nous opposons la force de la poésie, la réalité historique d’une France – et d’une Europe – multilingue de part les siècles ; nous leur opposons aussi le Prix Nobel de Mistral pour ses écrits en provençal, et aujourd’hui le Prix Louis Guillaume à Stefanu Cesari pour Bartolomeo in cristu.

Au-delà du talent certain de Cesari, de la puissance d’évocation – pastorale, spectrale, olfactive – de son écriture, au-delà même du travail admirable de l’éditeur, ce livre mérite d’être récompensé pour la leçon culturelle qu’il nous fait,

Ici traduction ne revêt d’ailleurs pas son sens commun puisque la composition bilingue étant entièrement assurée par S. Cesari, on apprécie les deux facettes d’une même écriture, et tandis que les structures du récit de Todarov semblent être respectées – étirées, distendues, mais respectées – on se réjouit de la qualité idiomatique de la composition. Cependant, que le lecteur francophone soit sans crainte, il n’y a aucune perte dans « l’expérience poétique » à la lecture uniquement française, tandis que ce livre incitera le corsophone « passif », et peut-être les locuteurs plus ou moins confirmés d’autres langues régionales, à se préoccuper de leur cas. On ne peut d’ailleurs qu’encourager nos lecteurs à cultiver le multilinguisme, qu’il soit régional et national, tant la « lecture dans le texte » surpasse toute traduction.

Au-delà du talent certain de Cesari, de la puissance d’évocation – pastorale, spectrale, olfactive – de son écriture, au-delà même du travail admirable de l’éditeur, ce livre mérite d’être récompensé pour la leçon culturelle qu’il nous fait, une leçon balayant les enfermements intellectuels, les cloisonnements socio-linguistiques, qui produisent in fine la disparition progressive d’un patrimoine qui est le nôtre puisqu’il est culture, puisqu’il est l’imaginaire et la réalité – des maquis, de l’isolement, de la solitude, de l’enfermement – puisqu’il est finalement une partie d’humanité.

  • Bartolomeo in Cristu de Stefanu Cesari, Editions Eoliennes, 128 p., 2018