HEPTAMERON

Dans l’intimité délabrée du théâtre des Bouffes du Nord, Benjamin Lazar se livre à un exercice original : nous livrer quelques-uns des récits de l’Heptaméron, écrits par Marguerite de Navarre aux débuts du XVIe siècle, en les faisant dialoguer avec des madrigaux italiens.

Dans le cercle des récits

Tout est beau dans cette mise en scène : les bougies que l’on allume avec précaution, les sourires des femmes dans leur lumière tremblante, la langue ciselée de Marguerite de Navarre qui épouse chacun des mouvements du cœur dans des tournures élégantes et précises, les timbres des merveilleux chanteurs des Cris de Paris qui font résonner les couleurs changeantes des madrigaux ; mais aussi les mouvements lents des corps qui parfois mettent discrètement en espace les histoires contées, la qualité d’écoute entre les différents protagonistes lorsque l’un d’entre eux prend en charge une partie d’histoire. Le but semble être, pour Benjamin Lazar, de recréer quelque chose de ce cadre intime dans lequel s’ancre L’Heptaméron : lui-même inspiré du Décaméron de Boccace, il réunit un groupe de jeunes gens bloqués par une pluie diluvienne dans une abbaye. Ils décident de passer le temps en se racontant des histoires : chacun doit conter une anecdote par jour… Le récit-cadre sert alors de prétexte à la collection d’histoires et au partage d’expériences sur le sujet inépuisable de l’amour.

De cette trame on garde ici la sensation privilégiée d’assister à quelques-uns de ces récits, loin du tumulte de la ville, dans un havre de paix et d’écoute où l’on suit avec plaisir les méandres délicats de la « langue du cœur », que parle si bien Marguerite…

De cette trame on garde ici la sensation privilégiée d’assister à quelques-uns de ces récits, loin du tumulte de la ville, dans un havre de paix et d’écoute où l’on suit avec plaisir les méandres délicats de la « langue du cœur », que parle si bien Marguerite… Et le dialogue tissé entre musique et parole donne à chaque histoire un écho émotionnel dont peut-être le récit brut nous priverait, déshabitués que nous sommes des tours et détours que prend le français de la Renaissance pour toucher à son objet. Le madrigal remplit ici parfaitement sa fonction : la musique au service du poème et de ses « affetti », ses passions, nous fournit l’espace nécessaire pour rêver en amont et en aval du récit, dans l’écho toujours un peu tragique laissé par ces hommes et femmes en prise avec la mort de l’amant, les langueurs du désir et de l’attente, la cruauté aussi parfois. Qui est le rêveur, qui est le rêvé ? L’arrivée inattendue d’un visiteur anglais avec ses récits de Berlin Est vient déranger un peu l’atmosphère feutrée des récits de Marguerite ; et pourtant lui aussi nous parle d’amour, d’histoires tout aussi folles et dramatiques que les passions de nos chevaliers de la Renaissance et de leurs dames cruelles.

La concurrence des voix

Tout s’emmêle dans cette mise en scène sans heurts, la fiction et le récit de songe, la grande Histoire avec l’anecdote, l’universel de l’amour avec les ragots de cour. C’est à une grande rêverie que nous convie en fin de compte Benjamin Lazar, sans dénouer les fils qu’il tisse ensemble mais en les laissant simplement se répondre : scénographie blanche comme une page d’écrivain, peuplée d’objets épars aux formes abstraites (esquisses abandonnées d’architectes ?) et quelques images vidéo hachées, des bribes de souvenirs qui parfois tremblent sur les grands rideaux frémissants… La « chambre obscure » de la mémoire fait des liens parfois inattendus et surprenants, au mépris de la chronologie et du choc des langages – certes ! Mais de ce projet extrêmement bien pensé, à la rigueur intellectuelle parfaite, on sort un peu froid ; il semble que quelque chose manque, un fil plus clair peut-être qui lierait entre elles ces histoires, une progression ? La chaleur et l’humour de notre Anglais perdu détonnent presque dans ce paysage si léché, où la langue de la Renaissance est vénérée dans toute sa splendeur mais en perdant, peut-être, le sel et la violence que certaines histoires recèlent. Si la musique est ici majoritairement porteuse de l’émotion, c’est alors au détriment de la langue, qui ne manque pas pourtant sous son corset rigide d’un cœur brûlant de désirs sauvages. Ce n’est pas lui faire entièrement justice que de la cantonner dans une esthétique si tenue…

Et si ce spectacle avait été un concert ? me suis-je demandé. Un concert-lecture, où les madrigaux répondraient à des textes choisis. Peut-être alors aurais-je considéré sous un autre angle cet assemblage. Mais au fond, tout cela manquait peut-être un peu de théâtre, c’est-à-dire de corps ; à trop vouloir tisser, avec délicatesse et minutie, cette délicate toile d’araignée de songeries, les fils en deviennent sans doute un peu trop lâches. Et puis, il ne faut pas croire Marguerite : sous ses dehors de bigote protestante, le corps sait toujours faire entendre la voix de la passion.

  • Heptaméron. Récits de la chambre obscure, mise en scène de Benjamin Lazar, direction musicale de Geoffroy Jourdain/Les Cris de Paris, au théâtre des Bouffes du Nord jusqu’au 23 février