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A l’Odéon, Clément Hervieu-Léger s’attaque au dernier opus de Jean-Luc Lagarce, un Pays lointain sobre et méditatif, qui nous promène sans heurts sur une mer de souvenirs.

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Une affaire de famille

Si les pièces de Lagarce nous touchent tant c’est bien par le portrait qu’elles dressent de la famille : celle qu’on supporte et qu’on déserte parfois brutalement, comme Louis, l’avatar de Lagarce ; et celle qu’on se choisit, les amis, les amants, ceux d’un soir et les « préférés », les éternels. La pièce se veut une ultime variation sur le thème du fils prodigue rentré au pays (lointain !), incapable de parler, de s’exprimer, retrouvant intactes les anciennes tensions qui un jour l’ont fait prendre la route – un thème déjà largement développé dans le texte plus connu Juste la fin du monde. Loïc Corbery et son visage de Pierrot ébouriffé campe un Louis mystérieux, doux et insaisissable, à cause du texte surtout qui là encore, ne lui laisse que peu la parole : c’est en creux que se dessine la figure de Louis, frère absent, amant sans engagement, ami fidèle parfois. Le projet est énoncé dès la première entrée en scène, un projet finalement très méta-théâtral : chacun décide tour à tour de jouer tous les personnages de la vie de Louis, pour tenter de remplir l’ambition de raconter une vie comme on le ferait d’une pièce, de passer en revue tous les personnages qui font qu’une vie est une vie. On s’interroge sur les rouages, le rôle des ces figures durables ou passagères, sur leur place dans la vie de Louis qui parfois n’a rien de proportionnel avec le temps qu’elles y ont passé.

La friche du souvenir

Clément Hervieu-Léger ne touche guère à cette trame brute en ce qu’il s’approche du texte avec une grande sobriété : tous les acteurs sont présents au plateau en continu, témoins de ce récit qu’on leur fait, avant de prendre tour à tour en charge l’un des longs monologues du texte comme autant de moments de bravoure. Nous sommes face à un continu et élégant tableau de famille, toujours bien équilibré dans l’espace et qui favorise ce long moment d’écoute mutuelle. La scène est entièrement occupée par un décor urbain en déréliction : cabine téléphonique désaffectée, pan de mur en béton, terrain vague, lampadaire triste, voiture désossée à l’abandon sont autant de signes d’un non-lieu marginal où seul, peut-être, un tel récit peut voir le jour – dans l’entre-deux, le lieu de nulle part où peuvent enfin se côtoyer les vivants et les morts à égalité, les temporalités d’une vie étalées au même endroit. On pense à la représentation de l’Enfer chez Cocteau dans son Orphée, un lieu urbain vide où se retrouvent quelques traces de la vie dont elles sont les ruines. L’espace de la pièce de Lagarce est volontairement abstrait, puisqu’il sonde avant tout les profondeurs de la mémoire et des affects : Hervieu-Léger ne cherche pas à être plus malin que le texte en conservant l’abstraction de ce terrain vague des souvenirs, où peut s’inscrire ce vaste bilan d’une vie.

La longue langueur des fins

Cependant, de cette immobilité du lieu saisi aux approches de la mort – rappelons-nous que Lagarce mourut avant même d’avoir vu cette pièce sur les planches, il s’agit bien d’une forme de testament ici – l’on retire tout de même une certaine lassitude. « Qu’est-ce que c’est long ! mais c’est beau ! mais quand même c’est long ! » s’exprima ma voisine à l’entracte ; et je pense que cela résume plutôt bien mon sentiment. Cela tient-il à la forme même de la pièce ? En retrouvant la plupart des éléments de Juste la fin du monde, je ne pouvais pas m’empêcher de penser que cette dernière était plus ramassée que le Pays lointain, plus efficace dans sa forme. Le plaisir de retrouver la mère, le frère et sa colère rentrée, les maladresses polies de sa femme et l’énergie butée de la petite Suzanne n’ont pas suffi à me faire oublier leur version plus dense et mieux construite de la pièce antérieure.

Les comédiens font un travail merveilleux, et on ne peut que saluer la direction au cordeau de Clément Hervieu-Léger qui nous pousse à une écoute fine de tous les tours et détours de la langue lagarcienne prise entre mille hésitations, retards et reformulations. Mais tous les comédiens n’ont pas la trempe de porter 3h30 de Lagarce avec autant d’énergie et de vérité, et parfois leur verve s’essouffle. Audrey Bonnet s’en sort avec brio en nous offrant une petite sœur nerveuse, pleine d’une tendresse qui ne s’exprime que par à-coups, presque désespérée parfois dans sa hâte à dire enfin ce qu’elle ne pourra peut-être plus dire au frère parti. Là le monologue n’est plus perçu comme tel, et on regrette presque le moment où il prend fin… Malgré son travail exigeant et une mise en scène qui respire l’intelligence, Clément Hervieu-Léger et ses comédiens ne peuvent éviter les difficultés de rythme de la pièce. Il faut alors accepter de se laisser porter par la mélodie si syncopée de la langue de Lagarce, qui cherche toujours le mot juste au risque de rendre la phrase bancale, et de rêver avec Louis sur une vie qui se referme, en pure poésie.

Le Pays Lointain, mise en scène de Clément Hervieu-Léger, au théâtre de l’Odéon jusqu’au 7 avril 2019