1) Couverture de l'article Bernanos
Auteur d’un recueil de textes consacrés à la littérature, la musique et la théologie (Les Métamorphoses de Protée), d’un roman (Les Solitudes profondes) et d’un essai sur la notion de singularité dans la philosophie de Hegel (Le festin de Saturne), notre chroniqueur Romain Debluë vient de diriger l’édition du recueil d’essais, d’articles et de pamphlets de Georges Bernanos paru il y a peu chez Robert Laffont. L’occasion pour nous de l’interroger sur la pensée et l’œuvre polémique du Grand d’Espagne.

Avant de commencer cet entretien, pouvez-vous nous donner quelques repères biographiques succincts afin de situer Georges Bernanos dans les milieux sociaux, politiques et littéraires de son siècle ?

2) Bouquin
Difficile de choisir, dans cette vie si dense et si mouvementée. Tâchons d’aller à l’essentiel, en guise d’introduction. Georges Bernanos naquit le 20 février 1888, à Paris ; mais il passa le plus clair de son enfance à Fressin, en Artois. Pour vous aidez à le situer parmi ses contemporains, rappelons que Claudel, à cette date, est âgé de 20 ans exactement. De même pour Maurras, son ennemi de toujours. Bloy a 42 ans, et il vient de faire paraître, l’année précédente, son premier roman, Le Désespéré. Péguy n’a que 15 ans. Donc, Bernanos naît en 1888, il s’engage ensuite dans des études de Lettres ; milite au sein des « Camelots du Roi » et participe à certains chahuts dantesques, entre autre en Sorbonne, ce qui lui vaudra quelques jours de prison. Quoique réformé, il s’engage comme volontaire dans les dragons ; il lit Bloy dans les tranchées ; il est plusieurs fois blessé ; il survit. En 1917, il épouse une certaine Jeanne Talbert d’Arc, et travaille au sein d’une compagnie d’assurances. En 1926, soit à l’âge de quarante-huit ans, il publie son premier roman, Sous le Soleil de Satan,  dans la collection « Le Roseau d’or », dirigée par Jacques Maritain. La suite est connue. En 1932, il rompt définitivement avec L’Action française de Maurras. En 34, il déménage aux Baléares, pour des raisons financières. En 38, après un bref retour en France, il part s’installer au Brésil, qu’il ne quittera qu’en 1945. C’est de là-bas qu’il rédigera Scandale de la Vérité,Nous autres, Français, la Lettre aux Anglais, et qu’il achèvera Monsieur Ouine. Finalement revenu en France, il y meurt le 5 juillet 1948 d’un cancer du foie.

Vous placez en exergue de votre ouvrage une citation de Paul Claudel. On connaît les mots acerbes du grand dramaturge catholique à propos de l’auteur des Grands cimetières sous la lune : « Il m’a paru qu’il y avait beaucoup, dans Bernanos, de la souffrance d’un raté. » On a – peut-être à tort – coutume d’opposer les deux hommes : l’un étant le représentant de la grande bourgeoisie institutionnelle compromise lors de l’Occupation, l’autre une figure forte de chrétien intransigeant. Quelles relations entretenaient Bernanos et Claudel ?   

Paul Claudel
Paul Claudel

On a évidemment tort de les opposer. Ou plutôt, on a tort de croire que leurs mésententes au plan humain font de leurs œuvres deux œuvres antagonistes. Malheureusement, quant à leurs biographies respectives, ils se ratèrent l’un et l’autre. Tout avait pourtant bien commencé : Claudel écrivit une lettre magnifique à Bernanos lors de la parution de Sous le Soleil de Satan, et Bernanos lui-même paraît avoir lu avec admiration certains drames de son contemporain, même s’il lui reproche, dès son premier roman, de décrire trop le sublime de la sainteté, et pas assez sa réalité concrète, – celle-là même dont il fait la description magistrale dans son œuvre romanesque. En 1926, Bernanos défend Claudel contre les attaques de l’Action française, et il ne cache pas son admiration pour ce « très grand poète français », pas plus que le plaisir qu’il eut à recevoir de lui plusieurs lettres élogieuses, à propos de Sous le Soleil de Satan, mais aussi du Journal d’un curé de campagne. Puis les choses se gâteront lors de la Guerre d’Espagne. Claudel manque de lucidité dans cette affaire, incontestablement. Et Bernanos, qui est sur place, à Majorque, et qui en tire le chef-d’œuvre que l’on sait, ne le lui pardonnera jamais.

Bernanos se fabriquera dès cette époque un Claudel fictif, constitué par la somme des défauts qu’il se croit autorisé à déduire à partir de l’image publique du poète

Il se fabriquera dès cette époque un Claudel fictif, constitué par la somme des défauts qu’il se croit autorisé à déduire à partir de l’image publique du poète, et qui lui servira toute sa vie de repoussoir exemplaire. Pour Bernanos, Claudel est un imposteur, – et l’on sait l’importance de ce thème proprement démoniaque dans son œuvre. Je dirais volontiers que Bernanos, à partir de la Guerre d’Espagne, fait de Claudel l’un des personnages non point de ses romans mais de ses pamphlets. Ce n’est dès lors plus de Claudel qu’il s’agit, en réalité. Car, comme l’écrivait le Cardinal Journet à Maritain, Bernanos ne peut pas s’empêcher de « penser contre » ; et une partie de sa pensée se construira « contre » un Claudel fictif, qu’il ne lit plus, mais dont il a besoin de s’inventer qu’il est son antithèse. Claudel réagira avec beaucoup de réserves à ces attaques incessantes et, disons-le, injustifiées. Mais il n’en pensera pas moins, et le dira, sans jamais y insister, lorsqu’il sera interrogé, au détour de tel ou tel entretien, sur l’œuvre et la personne de Bernanos.


Pourquoi avoir décidé de retrancher de ce volume, pourtant exclusivement consacré aux essais de Georges Bernanos, le premier texte à idées de l’auteur : La grande peur des biens pensants publié en 1931 ?

Tout d’abord, comme ce volume n’a jamais eu vocation à être celui des œuvres complètes de Bernanos, nous n’avons pas eu à retrancher cet ouvrage, mais nous avons très vite décidé de ne pas l’inclure. Et cela pour des raison d’ordre pratique : nous n’avions pas la place de tout mettre. Faire des choix ne fut donc pas un choix, mais une obligation. L’éditeur administratif et moi-même avons donc dès lors préféré favoriser la présence de textes moins fameux, certes, mais néanmoins fondamentaux, tels que Saint Dominique, ou Jeanne, relapse et sainte. Lesquels sont introuvables hors de ce volume, et des œuvres complètes dans la Bibliothèque de la Pléiade, tandis que n’importe qui peut courir acheter La Grande Peur en livre de poche, si l’envie le prend de compléter ses lectures bernanosiennes par son livre le moins catholique, puisque Bernanos ose y comparer le Pape Léon XIII à Édouard Drumont. Quelques excités inconditionnels pourront sans doute nous le reprocher. Répondons avec Léon Bloy : « Je ne puis admettre une minute qu’on ait le droit de « m’admirer » quand on admire Louis Veuillot ou Drumont. Il faut choisir. » Contre Bernanos lui-même, peut-être, mais avec la tempétueuse bénédiction de son propre maître Bloy, nous avons choisi.


On a souvent coutume d’opposer le Bernanos romancier, parfois caricaturé en simple auteur « d’histoires de curés », et le Bernanos écrivain de combat tonitruant contre l’hypocrisie, l’injustice et la bêtise de son temps. Quels liens établissez-vous entre ces deux pôles de l’œuvre bernanosienne ?

Lorsque Bernanos paraît délaisser le roman pour se consacrer, de manière presque exclusive aux « pamphlets », c’est d’un changement formel qu’il s’agit, et non d’une transformation en profondeur de son inspiration ou de son génie

Lorsque Bernanos paraît délaisser le roman pour se consacrer, de manière presque exclusive aux « pamphlets », c’est d’un changement formel qu’il s’agit, et non d’une transformation en profondeur de son inspiration ou de son génie. Le roman ne va pas assez vite pour la période infernale qu’est la Seconde Guerre Mondiale. Certes, Sous le Soleil de Satan naît de la Première, mais en 1926 seulement, soit huit ans après la fin des hostilités. Nul changement intérieur dans ce changement de moyen ; car c’est précisément pour continuer à témoigner comme il le fit toujours, dès le Soleil de Satan, que Bernanos fut contraint par les circonstances historiques à modifier la forme de son témoignage. C’est par fidélité à sa vocation qu’il délaissa le roman pour emboucher à pleins poumons une trompe neuve et adéquate, estimait-il, à l’urgence d’une situation inédite. Le roman devient une lame de fond et, durant plus de dix longues années, travaille de l’intérieur l’œuvre alors exotérique de Bernanos, dont la plus grande partie prend apparence – mais apparence seulement – de journalisme. En effet, tout ce que l’auteur de Monsieur Ouine écrit entre 1938 et 1943 est secrètement porté par les progrès lents de ce roman, œuvre-synthèse, qui est comme le milieu d’où surgissent les grands textes de guerre. Il est donc absolument faux d’affirmer que, durant une seule année de sa vie éditoriale, Bernanos n’écrivit plus de roman. Toute sa production est, toujours, romanesque, quand même elle n’en aurait pas l’aspect, puisque seule la gestation silencieuse de Monsieur Ouine permit aux œuvres dites « de combat » de voir le jour. Entre ce roman et les nombreux pamphlets lancés à la face du monde durant la guerre, et au sortir d’elle, il n’est en réalité, à la source de l’œuvre bernanosien, qu’une seule et même vertu créatrice.


Face aux grands trusts économiques et aux États tentaculaires, Bernanos défendait avec ardeur les libertés individuelles. Portés par des accents quasi tocquevilliens, certains de ses textes vont même jusqu’à formuler un éloge paradoxal du marché noir. Comment définiriez-vous la conception bernanosienne de la liberté ?

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Bernanos sait, comme chrétien, que la liberté ne lui vient d’aucun principe intra-mondain. La liberté de l’homme est celle d’un être fait à l’image et la similitude du Dieu créateur, seul Principe du monde, absolument transcendant à sa Création. Cette liberté dès lors, que tout homme éprouve à chaque instant de son existence n’est que le signe pratique, effectif, de cette disproportion ontologique fondamentale entre l’âme de la créature rationnelle et le monde. « Une âme est plus grande qu’un monde », disait Victor Hugo. Et Bossuet de donner de cette liberté une définition impeccable : « c’est ce qui me fait comprendre que je suis fait à l’image de Dieu ». Par conséquent, aux yeux de Bernanos, celui qui perd sa liberté perd, dans son existence, le savoir effectif de sa provenance surnaturelle. La liberté rend un homme « plus homme, plus digne de sa redoutable vocation d’homme, de sa vocation selon la nature, mais aussi de sa vocation surnaturelle, car celui que la Liturgie de la Messe invite à la participation de la Divinité – divinitatis consortes – ne saurait rien renoncer de son risque sublime ». On le voit, la liberté n’est pas une faculté de l’homme parmi d’autres, elle est son être-homme, son essence même réalisée, au sens premier du terme, – en tant, donc, qu’elle est principe actif.

Bernanos sait, comme chrétien, que la liberté ne lui vient d’aucun principe intra-mondain.

La liberté, c’est l’efficience de l’âme. Aussi le saint est l’homme libre par excellence, pour cette raison qu’il est celui en qui la ressemblance divine s’accomplit éminemment, faisant alors de lui un être où le péché ne trouve presque plus aucune prise. Dans Un Crime, Évangéline, à la fin du roman, s’exprime ainsi : « le mensonge m’a donné la seule liberté dont je pouvais jouir sans contrainte, car si la vérité délivre, elle met à notre délivrance des conditions trop dures à mon orgueil, et le mensonge n’en impose aucune. Seulement il finit par tuer ». Le mensonge, c’est-à-dire le péché, lui aussi, mais en négatif, libère : il offre l’illusoire liberté du néant, de l’indifférence à toute chose.  Mais il offre surtout cette indifférence au « oui » et au « non »,  que l’on ne sait plus même prononcer en présence de la vérité qui est la vie. Tout le contraire, donc, de la liberté telle que la pense Bernanos, dont le fond de possibilité n’est pas le néant mais, au contraire, l’Être même subsistant, c’est-à-dire Dieu, dont la présence creuse en nous la place d’une liberté que les dernières pages de la Lettre aux Anglais décrivent en de saisissantes formules : « Nous attendons de l’Église ce que Dieu lui-même en attend : qu’elle forme des hommes libres, une espèce d’hommes libres particulièrement efficace, parce que la liberté n’est pas seulement pour eux un droit, mais une charge, un devoir, dont ils rendront compte à Dieu ». La liberté n’est qu’en vue de Dieu, à tous sens de cette expression. Elle n’existe que dans la perspective d’un appel d’être transcendant au monde et à la condition strictement naturelle, d’une part ; et, d’autre part, elle n’existe que sous le regard de Dieu, en tant que l’homme porte pour l’éternité le poids de ses actes et qu’il doit en répondre devant l’Éternel.


On trouve réunis dans ce volume certains essais très peu connus de Bernanos, que vous avez déjà mentionné, comme Saint Dominique ou Jeanne, relapse et Sainte. Pouvez-vous nous dire quelques mots de ces deux ouvrages ?

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Au risque, sinon, d’être bêtement répétitif, je ne puis que renvoyer – que le lecteur me pardonne – aux notices que j’ai rédigées pour ces deux textes brefs mais magnifiques. Tout Bernanos s’y trouve en germe, mais paradoxalement avec une précision déjà remarquable. Pour ne pas rester court, je prends un exemple très simple : le titre même de son livre consacré à Jeanne d’Arc. Quel est le sens de ce titre ? Rappelons qu’était dite « relapse » toute personne qui retombait (re-lapsus) dans l’hérésie après avoir abjuré une première fois solennellement : c’est alors qu’elle risquait la peine capitale, à laquelle l’Inquisition recourait en réalité assez peu. Ainsi est-ce à ce titre, parce qu’elle se rétracta, après avoir une première fois abjuré ses « erreurs » le 24 mai 1431, que Jeanne d’Arc fut condamnée au bûcher. Tel est le cœur du texte de Bernanos : la figure infiniment mystérieuse d’une sainte condamnée par l’Église elle-même comme une relapse, c’est-à-dire comme une hérétique ayant « rechuté », comme on le dit d’un malade qui semblait guéri avant d’être à nouveau terrassé. Toutes les dernières pages de Jeanne, relapse et sainte tournent autour de son abjuration, de cet instant où, dans l’esprit de la jeune fille, le doute s’insinue.

Ce qui importe, essentiellement, à Bernanos, ce n’est pas tant la confrontation de Jeanne avec ses juges que la confrontation de Jeanne isolée, abandonnée de tous, avec elle-même ; lorsque, bien involontairement, elle rencontre avec douleur le fond de sa propre âme. « Il faut regarder cette agonie en face, écrit Bernanos, ou mieux il y faut entrer. Qu’elle est profonde, qu’elle est froide ! » L’agonie, littéralement, c’est le combat ; et c’est bien un combat dont l’écrivain cherche à avoir l’intelligence, mais avant tout un combat intérieur entre Jeanne et ses propres peurs bien légitimes, sa propre angoisse au devant de ses juges lustrés de certitudes et sourds à ses tentatives de défense, sa propre résignation, enfin, qui la conduit à signer d’une croix son abjuration. Bernanos concentre son attention et celle du lecteur sur cette minute où un certain « équilibre » s’est rompu. Par quoi le fut-il ? Par ceci de très précis que soudain, c’est le Christ qui est invoqué par les juges de Jeanne d’Arc, lesquels lui certifient qu’elle sera damnée, à moins d’amender ses erreurs. En d’autres termes, c’est pour Bernanos l’instant où Jésus lui-même est extorqué à Jeanne d’Arc : les juges, écrit-il, « lui ont volé son âme ». L’Église confisque le Christ et fait savoir à la future sainte que Dieu n’est pas de son côté, mais du côté de ceux qui la jugent sans l’écouter, en cette heure terrible dont Claudel fera une scène entière de sa Jeanne d’Arc au bûcher, scène qu’il décrira lui-même comme « l’une des scènes les plus atroces qui précèdent la conclusion du drame, ce juge qui l’interroge avec le corps du Christ entre les doigts ». Dans ce texte comme dans tous ses textes, sans exceptions, c’est toujours les combats intérieurs qui, d’abord, fascinent et intéressent Bernanos, lequel savait bien, après Rimbaud, que « le combat spirituel » est « aussi brutal que la bataille d’hommes ».


Dans votre notice introductive aux Grands cimetières sous la lune, vous écrirez : « Bernanos n’est ni Sartre ni Camus, il ne donne pas ici le livre d’une indignation humaine. » Pouvez-vous nous parler plus en profondeur de la notion d’engagement chez Bernanos et définir la nature de ses indignations ?

Disons d’abord que l’engagement de Bernanos n’est jamais politique, au sens obvie du terme. À ce propos, Jean de Fabrègues écrivait dans Combat, en 1958 : « ses œuvres politiques tendent toujours à être autre chose que de la politique ». Et encore : « pour juger de la politique de Bernanos, il faudrait donc d’abord s’établir en un point où l’on verrait que son souci premier n’était pas un souci politique, mais celui de la réalisation du royaume de Dieu et de sa justice ». L’auteur de Monsieur Ouine n’est pas un écrivain engagé – comme l’on dit d’un nouveau venu dans une entreprise qu’il vient d’y entre engagé. Le premier sens de ce verbe, nous indique Littré, c’est « mettre en gage » ; or, Bernanos ne donne de gages à nulle collectivité humaine, pas même à sa patrie, qu’il aime profondément mais n’hésite pas à quitter lorsque ses compatriotes en trahissent la vocation, car l’écrivain sait bien qu’une patrie n’est pas une idée, et qu’elle n’est rien sans les âmes qui la composent.

Disons d’abord que l’engagement de Bernanos n’est jamais politique, au sens obvie du terme.

Sa fidélité ne va qu’à l’Église. Mais disant cela, je crains de m’exprimer mal, car c’est précisément là une fidélité sans nulle restriction, puisque c’est une fidélité à l’Église catholique et apostolique, donc universelle (katholikós) et ayant vocation à l’accomplissement terrestre de cette universalité (apostéllô : envoyer au loin). Sans la connaître sans doute, Bernanos fut une admirable incarnation de cette formule, non moins admirable, de saint Thomas d’Aquin, qui définit les chrétiens comme ceux « qui inter mundanos conversantur, ad fidem Christi publice confitendam, quasi in campum certaminis de secretis Ecclesiæ sinibus producti », « qui sont engagés dans le monde pour proclamer publiquement la foi du Christ, projetés en quelque sorte depuis le secret du sein de l’Église vers le champ de bataille ». Si Bernanos donne si souvent l’impression de se jeter corps et âme dans les tourmentes du monde, il ne faut cependant pas perdre de vue qu’il ne s’y laisse jamais sombrer ni abîmer, précisément parce que l’origine de cette poussée en avant, de cette charge – au sens militaire – de tout son être contre les légions du démon, n’est autre que ce que l’Aquinate décrit comme le secretum Ecclesiæ sinibus, le « secret du sein de l’Église », source surnaturelle et secrète de l’énergie inlassable dont il fit preuve sa vie durant, à l’image de l’athlétisme spirituelle de son abbé Donissan.


Comptant parmi les premiers Camelots du Roi, membre du Cercle Proudhon, directeur du journal royaliste L’avant-garde de Normandie, proche un temps de Léon Daudet, Bernanos eut un long compagnonnage avec l’Action française et un rapport complexe à son chef de file : Charles Maurras. Que Bernanos reprochait-il exactement au maître de Martigues ? Sa théorie positiviste de l’organisation sociale subordonnant l’Église catholique à la politique ? Le virage conservateur qu’il fit prendre à son mouvement durant l’entre-deux guerres ? Pouvez-vous nous éclairer sur les causes profondes du divorce intellectuel entre Bernanos et l’Action française ?

Charles Maurras
Charles Maurras

Ce que Bernanos reprochait à Charles Maurras ? D’abord et tout simplement, de n’être ni croyant ni pratiquant. Bref, de n’être pas catholique. « N’est-il pas énorme, peut-on lire dans Scandale de la vérité, d’entendre M. Maurras parler au nom de la tradition française, alors qu’il reste volontairement étranger à la part la plus précieuse pour nous de notre héritage national, la tradition chrétienne française ? » Et encore : « À nos yeux, la France maurrassienne est aussi creuse, aussi vide que son catholicisme sans Christ ». Ensuite et par conséquent, de n’être pas un vrai monarchiste, car toute monarchie est participation finie et imparfaite à l’unique Monarchie absolue qu’est la royauté du Christ. Dès lors, qui ne croit pas au Christ, ne peut pas exposer une complète théorie de la monarchie mondaine, puisque celle-ci repose précisément, comme sur son fondement, sur l’imitation de la royauté parfaite qui est spirituelle et surnaturelle. Jean de Fabrègues a écrit sur ce point des lignes remarquables : que Bernanos « ait eu une très grande, et presque enfantine, admiration pour le génie de Maurras, sa dialectique, le ton de cette vie entièrement consacrée à une unique bataille, c’est certain.

Au vrai, Bernanos est plus monarchiste que Maurras, parce que sa monarchie est plus originelle, plus haute et plus vaste : elle est surnaturelle, là où le monarchisme de Maurras n’est, à ses yeux, que le régime idéal de configuration des épanouissements sociaux de l’homme.

Mais le royalisme de Bernanos précédait en quelque sorte celui de l’Action Française. L’homme qui l’avait inspiré était un bénédictin, Dom Besse, puissante nature de la chrétienté médiévale ». L’écrivain l’avouait bien volontiers lui-même : « combien d’entre nous, écrivait-il à La Vie Catholique, en 1926, ont été amenés à l’Action Française, ou confirmés dans l’essentiel de sa doctrine, par des pères et des maîtres vénérés – un Clérissac pour Maritain, pour moi, un dom Besse ! ». Maurras, admiré par Bernanos, ne fut jamais son maître à penser. Il est essentiel de ne jamais l’oublier, sous peine de finir par adopter le point de vue des hommes d’Action française qui accusèrent l’auteur de La Joie de trahison lorsque ce dernier prit avec eux de salutaires distances. C’était croire là que Bernanos appartenait à leur camp, et plus largement qu’il appartenait à un camp – quel qu’il soit. Erreur grossière de perspective. Une fois délaissés ses engagements de jeune bagarreur sous la bannière assez risible des Camelots du Roi, Bernanos ne fut d’aucun camp, d’aucun parti, malgré des sympathies certaines, des rapprochements, des proximités – des fraternités, pour mieux dire. Au vrai, Bernanos est plus monarchiste que Maurras, parce que sa monarchie est plus originelle, plus haute et plus vaste : elle est surnaturelle, là où le monarchisme de Maurras n’est, à ses yeux, que le régime idéal de configuration des épanouissements sociaux de l’homme. Maurras ordonne la surface (le monde), Bernanos brasse les profondeurs (les âmes). Leurs monarchismes ne pouvaient se rencontrer longtemps, et seulement à la faveur d’un malentendu qui se fera jour comme tel au moment de la rédaction de Scandale de la vérité, où Bernanos accuse très explicitement Maurras de n’être pas assez chrétien pour être réellement monarchiste. Avant cependant de lui ôter dans cette affaire toute responsabilité puisque, écrit-il, c’était aux chrétiens de l’Action française de prier pour la conversion de leur chef. C’était, en quelque sorte, aux chrétiens de l’Action française d’être assez effectivement chrétiens pour provoquer la conversion de Maurras. Car, vérité terrible et altissime : si les impies ne sont par responsables des chrétiens, les chrétiens, eux, sont responsables de l’impiété des impies.


Des membres du Sillon adeptes des idées libérales de Marc Sangnier aux catholiques démocrates de la revue Esprit après guerre, Bernanos fut toujours prodigieusement agacé par les chrétiens progressistes. Quels étaient les motifs profonds de son exaspération ?

Bernanos n’est absolument pas un homme de parti, puisqu’il est un catholique, et que, contre les parties, « catholique » signifie l’Universel qui est en chaque homme. De la Révolution de 1789, qu’il admire, il écrira en 1944 : « cette expérience grandiose était au-dessus des partis ». Les partisans, qu’ils fussent de gauche ou de droite, l’ont toujours exaspéré avec une égale intensité, dans la mesure où, précisément, ils sont tous des hommes du particulier contre l’Universel, et par là divisent et opposent, – ce qui est le propre du Diable, ni plus ni moins. Dans Marianne, en 1935, il écrivait ces lignes d’une netteté sans appel : « démocrate ni républicain, homme de gauche non plus qu’homme de droite, que voulez-vous que je sois ? Je suis chrétien. Si je ne l’étais pas de naissance (comme, après tout, l’immense majorité des Français), je le deviendrais tout de suite, aujourd’hui même. Pourquoi ? Mon Dieu, pour cette raison à la portée du plus humble que le monde moderne a le feu dans ses soutes et qu’il va probablement sauter. Nul n’est sûr, après l’accident, s’il se retrouve en vie, d’avoir encore un état civil, une famille, ni même une patrie. J’aurai toujours un nom : celui de chrétien ».


Bernanos eut un attachement très fort à certains de ses maîtres. Jusqu’à sa mort, il se reconnaissait notamment deux grands aînés : Édouard Drumont et Charles Péguy. Comment parvenait-il à concilier son admiration pour l’auteur de La France Juive, fondateur de la Ligue nationale antisémite de France, et son engouement pour Péguy, dreyfusard militant et ardent défenseur de l’anarchiste juif Bernard Lazare ?

La seule explication plausible à une telle contradiction me paraît être celle, entre autres, de M. Sébastien Lapaque, qui démontre fort bien que de son maître Drumont, Bernanos ne retient que ce qu’il veut bien en retenir. Autrement dit, qu’il s’invente un Drumont sur mesure, comme il s’est inventé un Claudel sur mesure. Bernanos est le créateur, d’une certaine façon, de ses propres maîtres. Du moins leur recréateur. Pour lui, Drumont est un héros, de même que Péguy ; il est une sorte de chevalier solitaire des temps modernes, dont il convient de saluer la noblesse. J’avoue, à titre personnel, ne pas bien comprendre comment la lucidité de Bernanos put s’aveugler au point de trouver dans la « pensée » et l’existence de Drumont matière à une telle idéalisation… mais il est vrai que la jeunesse peut accomplir en ce domaine d’inexplicables exploits. Quoi qu’il en soit, Drumont devient un personnage de Bernanos, comme Claudel. Et ce personnage n’est pas tant celui de l’antisémite infâme, dont il cite dans le fond assez peu les textes, que celui d’un héros actif, bouillonnant de colère et flamboyant de déraison… qu’il dresse contre Maurras dont il est en train de se distinguer, pour finalement s’en séparer en 1932, soit un an après la parution de La Grande peur. Drumont, c’est l’homme d’action excessif sans doute mais effectif, tandis que, petit à petit, Maurras deviendra pour lui le type même du théoricien impuissant, aux deux bras immobilisés par les scrupules de son « réalisme », comme le Kant manchot de Péguy, à force d’avoir les mains pures.


« J’ai parié pour la monarchie dès l’âge de raison (…) Il n’est de véritable drapeau qu’un prince vivant » écrivait Bernanos. On connaît l’attachement profond de l’auteur de Nous autres Français à la vielle France de la monarchie capétienne et à la chevalerie de Du Guesclin. Le royalisme de Bernanos tenait-il davantage de l’idéal, de la nostalgie et de la fidélité d’esprit ou trouve-t-on dans son œuvre un véritable corps de doctrine politique constitué comme chez Louis de Bonald ou Pierre Boutang ?


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Évidemment, non. Bernanos est tout sauf un théoricien de la monarchie. Il fut royaliste, le demeura toujours, mais bien malin qui parviendrait à découvrir dans son œuvre un traité de la monarchie idéale… Bernanos, au vrai, n’use quasiment jamais du mot de « roi », sinon pour désigner le Christ. Que le lecteur reprenne, s’il le désire, la masse fulminante et bouillonnantes de ses essais et articles : il n’y trouvera nulle part l’expression précise, développée et construite, des espoirs monarchiques de l’auteur. À l’exception de quelques textes consacrés au Comte de Chambord, textes assez rares et assez peu considérables, le lecteur ne moissonnera pas grand-chose. On ne sait d’ailleurs pas trop, dans le fond et dans le détail, de quelle monarchie il est adepte. Un roi, c’est « un homme à cheval qui n’a pas peur » : c’est une définition fort belle, mais ce n’est pas – Dieu merci ! – le tracé précis d’un système politique efficace. Bernanos est un royaliste qui ne parle que du Christ, et laisse à d’autres le soin d’élaborer la théorie du meilleur régime politique possible. Dans La France contre les robots, Bernanos, qualifie la révolution de 1789 de « grand mouvement d’espérance » ; c’est-à-dire qu’il y voit, littéralement, un événement de portée théologale, donc surnaturelle. Vous comprenez donc que la monarchie, pour lui, appartient pleinement au domaine des contingences historiques du monde, et non à celui de l’absolu. D’ailleurs, dès sa rupture avec l’Action française, Bernanos écrivait que « rétablir la monarchie est aujourd’hui un mot vide de sens ». Et d’ajouter ces lignes lumineuses : « je crois qu’il faut la refaire, contenant et contenu. Il s’agit de prouver qu’elle peut créer, créer une nouvelle France ». Paradoxe formidable aux imbéciles : la monarchie de Bernanos est une monarchie révolutionnaire, non pas une monarchie qui est derrière nous, mais une monarchie qui est encore devant nous, comme la grande Préfiguration terrestre de la seule Monarchie véritable, à savoir celle, surnaturelle et intégrale, du Christ Roi.

Bien que viscéralement monarchiste jusqu’à sa mort, Bernanos applaudit dans plusieurs de ses livres « l’esprit de révolte » de 1789. Pouvez-vous nous dire quelques mots de ce paradoxe ?

Pour Bernanos, la vocation spirituelle de la France est tout à la fois celle d’une monarchie et celle de la Révolution, parce que la racine de ces deux phénomènes est une et indivisible : la tradition nationale – spirituellement nationale – de la liberté

Bernanos hérite de Péguy, mais aussi de Léon Bloy, une certaine vision de la Révolution française, qui ne s’accorde certes pas avec la condamnation sans appel d’un Joseph de Maistre, par exemple. Pour Bloy, déjà, les Bourbons étaient d’indignes souverains qui, peu ou prou, méritèrent leur sort ; et Napoléon, qui accomplit l’esprit de la Révolution, est le grand homme que l’on sait, infiniment plus sublime à ses yeux que ne le furent Louis XIV et ses deux successeurs. Aussi Bernanos peut-il écrire sans crainte de contredire à ses propres principes : « La France qu’on aime, c’est toujours la France de 1789, la France des idées nouvelles ». Ainsi s’explique, en plus de l’influence de Péguy, l’admiration de Bernanos pour la Révolution française en sa « figure » de l’an 1789. Relisons ces lignes de La France contre les robots : « Il y a une tradition française de la Liberté. En 1789, tous les Français, pour un moment du moins, ont communié dans cette tradition, chacun selon l’étendue de ses connaissances ou la force de son esprit, mais avec une foi simple, unanime. Pour un moment, pour un petit nombre de jours d’un été radieux, la Liberté fut une et indivisible. Reprendre notre Révolution, c’est remonter à la racine, au principe, au cœur enflammé de notre union nationale. » Et encore, dans le même livre : « Je dis « Notre Révolution » avec une assurance tranquille. En le disant, je me sens d’accord avec ce que je me suis toujours efforcé de servir : la tradition, l’esprit, l’âme de notre peuple. » Pour Bernanos, la vocation spirituelle de la France est tout à la fois celle d’une monarchie et celle de la Révolution, parce que la racine de ces deux phénomènes est une et indivisible : la tradition nationale – spirituellement nationale – de la liberté, dont la France à pour mission surnaturelle, aux yeux de l’écrivain, d’en préserver la présence dans le monde jusqu’aux temps derniers où se manifestera la Source et la Fin de cette liberté, lors de l’avènement du Christ.


Comme Léon Bloy, Bernanos avait la dent dure pour ses contemporains catholiques. Du Pernichon de L’Imposture aux Monsieur de Clergerie de La Joie, l’auteur présente en effet, tant dans ses romans que dans ses essais, une galerie de catholiques honteux, mièvres ou hypocrites. Hormis leur pharisaïsme, que reprochait exactement Bernanos aux chrétiens de son temps ?

Vous l’avez dit vous-même : il leur reprochait d’être honteux, mièvres, hypocrites et pharisiens. Bref, il leur reprochait – et il se reprochait le premier – de n’être pas des saints. Car c’était là l’unique et la seule préoccupation de Bernanos, comme ce fut celle, en son temps, du grand Léon Bloy. C’est ça, et c’est tout. Que pourrait-on d’ailleurs reprocher d’autre à un catholique, lorsque l’on est catholique soi-même ? Au reste, il vous suffit d’ouvrir n’importe quelle publication de la presse catholique contemporaine pour que vous saute au visage une exhaustive synthèse desdits reproches. Un très récent exemple. Il y a quelques jours, on pouvait lire dans l’éditorial de La Vie, ces lignes : « Au fil des siècles, des voix fortes se sont toujours élevées pour forcer à la réforme. Pour faire vite, citons Bernard de Clairvaux au XIIe siècle, Catherine de Sienne au XIVe, Martin Luther au XVIe, sans parler de Molière et de son Tartuffe au XVIIe… » Somptueux, n’est-ce pas ? Non seulement, dans un journal chrétien, saint Bernard et sainte Catherine ne sont pas nommés tels, mais ils sont en outre placés sur le même plan que le certes génial Molière, qui n’eût cependant rien ni d’un réformateur de l’Église ni d’un saint, et que le frère Martin, excommunié en 1521, et qui porta à l’unité de l’Église les coups que l’on sait.

Deux saints, un satiriste génial, et un porcelet hérétique sont donc installés de plain-pied, et confondus en outre sous l’étendard de ceux qui voulurent « forcer à la réforme ». Or, précisément, toute la différence entre sainte Catherine et Luther fut que la première ne força rien du tout : elle espéra humblement les réformes auxquelles elle travailla activement, et l’Église en fut grandie. Relativisme, honte, confusion… : l’aperçu n’est pas loin d’être faramineux, sous ses aspects faussement anodins. L’on conseillera donc à cet éditorialiste une relecture, au plus vite, du beau texte de Bernanos intitulé Frère Martin, où l’auteur rappelle que « Luther et les siens ont désespéré de l’Église, et qui désespère de l’Église, c’est curieux, risque tôt ou tard de désespérer de l’homme » ; et que « le malheur de Martin Luther fut de prétendre réformer… » ; et qu’on « ne réforme l’Église qu’en souffrant pour elle, on ne réforme l’Église visible qu’en souffrant pour l’Église invisible ». Vous avez là toute la différence entre un texte génialement fraternel et ferme envers Martin Luther, car génialement lucide ; et une mièvrerie, plus piteuse que pieuse, de journaliste à la plume confite dans le jus d’une complète confusion.

Le dernier essai de Bernanos, La France contre les robots, constitue une violente charge contre la civilisation technicienne qu’il qualifie de « nouvelle organisation totalitaire et concentrationnaire du monde ». A l’instar de Jacques Ellul (La Technique ou l’enjeu du siècle, 1954), de Bernard Charbonneau (L’État, 1950) ou de Gunther Anders (L’Obsolescence de l’homme, 1956), Bernanos s’attache dans cet ouvrage à dénoncer le règne des machines et l’emprise progressive de l’économie sur tous les pans de la vie individuelle. En quoi la critique bernanosienne de la civilisation des machines se distingue-t-elle de celle de ses contemporains ?

JACQUES ELLUL - CHASTENET PIERRE ( X )
JACQUES ELLUL – CHASTENET PIERRE ( X )

Par sa radicalité, sans doute. Non pas au sens où Bernanos condamnerait la technique comme telle, là où Ellul, par exemple, prend bien soin de distinguer la technique du Système technicien. Une telle distinction est également présente dans La France contre les robots, où il s’agit d’opposer la réalité spirituelle de la France non à la technique, ni même aux machines, – mais à la Civilisation des Machines. Bernanos est plus radical au sens étymologique du terme : il est celui qui remonte en toute lucidité jusqu’à la racine la plus profonde de l’opposition qu’il pose entre l’homme libre et la Civilisation des Machines. Entre la vie intérieure et les « robots ». Bref, entre l’âme et la machine élevée à la puissance d’une civilisation totale et totalitaire. Mais j’anticipe. Qu’est-ce, en quelques mots, que cette fameuse Civilisation des Machines, que Bernanos ne définit d’ailleurs jamais nettement ? D’abord, cette civilisation a ceci de propre qu’elle est planétaire. Et elle l’est en ceci que son objectif est intrinsèquement quantitatif : absente à toute considération qualitative, la Civilisation des Machines ignore toute forme de discrimination humaine, puisque tout membre de cette espèce – homme, femme ou enfant – n’est jamais pour elle qu’un matériau disponible pour certaines utilisations. Ensuite, elle a pour essence de se démultiplier et de créer elle-même les conditions de possibilités d’une multiplication toujours plus conséquente d’elle-même par elle-même, dans elle-même. « Je ne parle pas, précise Bernanos, de l’invention des machines, je parle de leur multiplication prodigieuse, à quoi rien ne semble devoir mettre fin, car la Machinerie ne crée pas seulement les machines, elle a aussi les moyens de créer artificiellement de nouveaux besoins qui assureront la vente de nouvelles machines ».

 Redisons-le, la liberté telle que la conçoit le chrétien Bernanos s’avère être tout le contraire de l’efficacité technique à quoi la Civilisation moderne voudrait réduire l’homme.

Si la Civilisation des Machines est un péril grave pour l’homme, c’est avant tout parce qu’il lui est consubstantiel de se déployer à l’infini, puisqu’en elle-même, dès sa parution dans le monde, le règne de la quantité fut une règle d’essence, une loi de nature : la technique ne peut que proliférer parce qu’elle n’existe que d’être soumise aux notions « de rendement, d’efficience et finalement de profit ». Ces traits permettent donc de déduire une conclusion très logique aux yeux de Bernanos, à savoir que la civilisation technique est la stricte antithèse de la liberté humaine : « un monde gagné pour la Technique est perdu pour la Liberté ». La Civilisation des Machines est le contraire de la liberté, dans la mesure où elle n’est rien d’autre que la réduction de l’homme à tout ce qui lui assigne des bornes infranchissables où l’on considère qu’il est contenu et, par conséquent, manipulable à l’envi. L’homme libre, c’est celui qui fait l’épreuve de l’Infini en lui présent. Redisons-le, la liberté telle que la conçoit le chrétien Bernanos s’avère être tout le contraire de l’efficacité technique à quoi la Civilisation moderne voudrait réduire l’homme. Cette dernière en effet n’est qu’une capacité servile d’agir sur le monde en fonction d’une motion extérieure qui extirpe à la personne humaine toute forme de responsabilité puisqu’elle l’oblige à l’obéissance totale sans que son consentement ne soit, à aucun moment et d’aucune façon, sollicité. L’homme désiré par la Civilisation des Machines est celui qui ne sert pas mais qui obéit. « Un homme libre seul est capable de servir », puisque « le service est par sa nature même un acte volontaire, l’hommage qu’un homme libre fait de sa liberté à qui lui plaît, à ce qu’il juge au-dessus de lui, à ce qu’il aime ». Tandis que l’obéissance (au sens précis de Bernanos !) est une obéissance de cadavre, la seule dont soient encore capables des hommes que l’on induit à se croire plus petits que l’infernale machinerie où ils se résignent à n’être plus que des d’infimes rouages ayant pour unique destin d’admettre définitivement leur subordination. S’il fallait donc la définir d’une formule, je dirais que la Civilisation des Machines est celle qui veut faire oublier à l’homme qu’il possède une âme. Or, faire oublier à l’homme son âme, c’est lui faire oublier qu’il n’est pas du monde, qu’il vient de plus loin et va plus haut : dès lors, tous les excès deviennent possibles, puisque si l’homme n’est plus un être fait à l’image du Principe du monde, il est un égaré tout prêt à se jeter dans les filets du prince de ce monde. On connaît la formule fameuse : une « conspiration contre toute forme de vie intérieure ». Tout est là. « Conspiration », c’est-à-dire une civilisation d’ensemble, où tout conspire à nous nuire, de concert. Là où il y a conspiration du monde, il n’y a plus de respiration possible pour l’âme, – car l’âme ne respire bien que dans l’Esprit (spiro : souffler). « Contre toute forme de vie intérieure » : non pas contre telle ou telle forme d’intériorité jugée inadéquate, mais contre la vie intérieure comme telle, qui est la vie de l’esprit en tant qu’esprit. La civilisation totalitaire contemporaine est une conspiration contre l’Esprit, à laquelle il convient donc d’opposer la révolte de ce même Esprit.


À la sortie d’une conférence sur le thème de la Liberté donnée en Sorbonne en 1947, Bernanos affirme, devant un parterre de journalistes américains médusés : « Les totalitarismes sont les fils de la démocratie. J’emmerde la démocratie ! » Loin d’opposer les dictatures aux démocraties modernes, Bernanos les voyait bien plus comme deux faces d’une même médaille et rappelait régulièrement que le suffrage universel avait servi de paravent à l’exploitation des enfants dans l’Angleterre de la révolution industrielle ou aux bombes atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki. Sur quels principes politiques et philosophiques s’appuyait son rejet inconditionnel de la démocratie représentative ?

À ma connaissance, cette phrase est prononcée par Bernanos le lendemain de cette fameuse conférence, dans le hall de l’hôtel Montalembert, à l’adresse de Jean de Fabrègues, après s’être ironiquement présenté comme « le dernier défenseur des démocraties en péril ». C’est seulement en ne séparant pas les deux formules, que l’on peut les comprendre l’une et l’autre. Car si, bien sûr, la première est ironique, elle n’est pas d’une ironie gratuite. Au contraire, elle est pleine de sens, et rend sensible ce qui, pour beaucoup, peut apparaître comme un paradoxe : d’une part, Bernanos « emmerde la démocratie », d’autre part, lorsqu’il faut la défendre – car ce royaliste est lucide –, il n’hésite pas à en devenir le critique mais ferme défenseur. Il s’agit bel et bien ici de défendre la démocratie contre elle-même, contre ce qu’elle a engendré et dont elle se croit si différente ; il ne s’agit pas de devenir démocrate, mais de demeurer toujours juste, et fidèle tout à la fois à la vérité et à la justice. Je vais peut-être vous surprendre, mais je crois que, dans le fond, ce que reprochait Bernanos à la démocratie… c’est son inexistence. Du moins à la vraie démocratie.

Je vais peut-être vous surprendre, mais je crois que, dans le fond, ce que reprochait Bernanos à la démocratie… c’est son inexistence.

Prenez un article comme « De Démocratie en démocratie », publié en 1945. L’écrivain y explique très clairement qu’il ne conçoit pas qu’un homme s’engage pour la démocratie, pour cette raison très simple que nulle n’a jamais vu, en œuvre, en acte, une véritable démocratie. Au contraire de la monarchie qui a fait ses preuves. La démocratie, elle, est toujours dénoncée par les démocrates eux-mêmes comme n’étant pas encore assez démocratique, ou pas démocratique comme il convient de l’être, etc. Bref, la démocratie est dénoncée comme fallacieuse par les démocrates eux-mêmes, au sens où nulle réalisation concrète ne paraît correspondre à l’Idéal de la Démocratie tel que le rêve ses thuriféraires. L’injonction de Bernanos à ces derniers est très simple : qu’on me montre une véritable démocratie, et je jugerai sur pièces ! « Nous ne somme ni démocrates, ni antidémocrates, écrit l’auteur de Monsieur Ouine, pour la raison que le mot se prête à tous les usages, et qu’un homme digne de ce nom refuse de jouer avec des dés pipés ». Pour Bernanos, littéralement, la démocratie ne veut rien dire. Elle n’a pas de sens, puisqu’elle ne correspond à rien de réel, ou plutôt puisque dès lors qu’elle trouve une correspondance dans le réel, la médiocrité de cette réalité même oblige les démocrates à admettre, penauds, que ce n’est pas là une vraie démocratie. Elle est insaisissable par essence, parce qu’elle est une pure abstraction, dont la nature même est de n’être pas incarnée, – la démocratie n’étant pas une personne mais un régime politique, au contraire de la monarchie qui n’est un régime politique qu’à condition d’être d’abord une personne singulière, laquelle déterminera par sa singularité les qualités mêmes du régime qu’elle est. Car la monarchie de saint Louis n’est pas la monarchie de Louis XV ; ce sont là, quasiment, deux régimes politiques divers, parce que ce sont là deux rois absolument incommensurables, malgré l’identique fonction qui fut la leur.


Lors des obsèques de l’auteur à l’église Saint Severin, seul un de ses confrères était présent : André Malraux. Hormis l’influence importante et durable qu’il exerça sur de nombreux jeunes auteurs d’après-guerre, notamment Roger Nimier qui lui consacra un essai flamboyant (Le Grand d’Espagne, 1950), quels étaient ses rapports avec les écrivains de sa génération ?

Restreints, très restreints. Nous avons parlé déjà de Claudel, et cela se passe de commentaires. Bernanos a rencontré Céline deux fois, je crois, mais cela n’a jamais fait d’étincelles, malgré une certaine estime réciproque. Il rencontra bien sûr Zweig au Brésil. Mais il n’y eut pas, à ma connaissance, de « grande amitié » entre Bernanos et l’un de ses confrères majeurs. On sait son peu de cordialité envers Mauriac. Avec Maritain, il y eut des hauts et des bas – assez graves –, mais, entre autre grâce à la patience angélique et à la bonté sans fond de Raïssa, il n’y eut jamais de rupture définitive ; et jusqu’à la mort de Bernanos, les Maritain lui firent le don de leur belle amitié, malgré le caractère de cochon de l’auteur des Grands cimetières, et certaines petites saloperies qu’il écrivit à l’encontre de celui qui fut l’éditeur de son premier roman.

En rejetant à la fois les théories matérialistes de Marx et le présupposé de la pensée libérale, les régimes totalitaires et les démocraties parlementaires, Bernanos semble se rapprocher des penseurs du mouvement personnaliste qui furent ses contemporains. Quel rapport Bernanos entretenait-il avec ceux que Jean-Louis Loubet del Bayle baptisa dans son essai éponyme les « Non-conformistes des années 1930 » ? Nous pensons ici en particulier à des auteurs aujourd’hui largement oubliés comme Robert Aron et Arnaud Dandieu, Jean de Fabrègues, Thierry Maulnier ou encore Jean Pierre Maxence.

Au plan humain, il y eut quelques belles amitiés, notamment avec Jean de Fabrègues. Au plan des idées, Bernanos partage avec tous ces gens un constat très simple : il y a crise, et une crise profonde de la civilisation, qui exige une réponse spirituelle, une transformation profonde de l’homme, et non pas seulement des institutions, car c’est l’homme qui fait les institutions et non le contraire. Voilà pour les convergences. C’est beaucoup et c’est bien peu tout à la fois. Car il reste évidemment que, quant à l’œuvre, celle de Bernanos, géniale, n’a rien de commun avec celles, insignifiantes et dispensables, de tous ces demi-habiles et autres seconds couteaux.


Auprès des éructations archaïsantes d’un Léon Bloy ou de la verve prodigieusement perfide d’un Léon Daudet, les pamphlets de Bernanos, bien que pleins de fougue, semblent parfois un peu tièdes. Comment qualifieriez-vous le style pamphlétaire de Georges Bernanos ?

Bernanos, quant à lui, dans ses pamphlets, n’est pas tant un homme qui écrit qu’un homme qui s’écrie

On ne comprend guère le style de Bernanos si l’on ne comprend pas qu’il est, par certains coté, extrêmement proche non pas du style de Céline mais de la démarche célinienne. Laquelle est bien connue, que l’on peut ainsi résumer : faire passer l’oralité à l’écrit. Ce qui ne signifie pas écrire comme l’on parle, au contraire des confondantes facilités auxquelles se laissent aller aujourd’hui la quasi totalité des écrivains contemporains. Cela signifie : faire passer la puissance de l’oralité dans l’écrit, en transposant l’oralité, c’est-à-dire en l’adaptant, précisément, aux exigences de l’écrit. Car l’oralité pure, brute, sans transposition, ne tient pas à la page, pour reprendre encore une formule de Céline. Elle glisse dessus, et rien n’y reste ; il faut alors la fixer, avec force métamorphoses et transformations, en adaptant l’énergie de l’oral aux conditions de l’écrit. Bernanos, quant à lui, dans ses pamphlets, n’est pas tant un homme qui écrit qu’un homme qui s’écrie. Son style est une voix, si naturellement travaillée par sa profonde culture littéraire, qu’elle peut se permettre un certain « débraillé » qui passe pour négligence, alors qu’il est le résultat d’un processus complexe et savant de transposition. Bernanos, pas plus que Céline, n’écrivait comme il parlait. Bernanos veut parler en écrivant, et l’on pourrait définir son art par une paraphrase de Gracq : en parlant, en écrivant. Sans conjonction de coordination, comme l’écrivait Gracq, afin d’insister sur la coïncidence de ces deux verbes, qui ne sont pas accolés, mais d’une certaine façon presque superposés.

Dans ses textes à idées, Bernanos affuble régulièrement ses contemporains du doux nom d’ « imbéciles ». Pouvez-vous dresser pour nous le portrait type de l’imbécile bernanosien ?

Ici, je ne puis pas mieux faire que de laisser la parole à Bernanos lui-même, qui a décrit ce type avec suffisamment de précision pour décourager toute tentative de paraphrase. Lisons la France contre les robots : « Ceux qui m’ont déjà fait l’honneur de me lire savent que je n’ai pas l’habitude de désigner sous le nom d’imbéciles les ignorants ou les simples. Bien au contraire. L’expérience m’a depuis longtemps démontré que l’imbécile n’est jamais simple, et très rarement ignorant ». Et encore : « Le cerveau de l’imbécile n’est pas un cerveau vide, c’est un cerveau encombré où les idées fermentent au lieu de s’assimiler, comme les résidus alimentaires dans un colon envahi par les toxines ». Et enfin, dans Les Grands cimetières sous la lune, cette formule lapidaire : « L’imbécile est d’abord un être d’habitude et de parti pris ». Voilà l’imbécile de Georges Bernanos.