Rendant hommage aux “hérétiques” qui “traquent les signes névrotiques de leur époque“, et s’érigeant contre “la rotation des stocks humains” et “l’homme mesure qui adhère à son vide”, Pascal Boulanger fait paraître aux éditions tituli ses carnets de la période 2016 – 2018, placés sous le signe du “combat spirituel” cher à Rimbaud.  

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En guise de préface au dernier ouvrage de Pascal Boulanger intitulé en référence explicite à saint Augustin Jusqu’à présent je suis en chemin, une photographie en noir et blanc de Véronique Peyle intitulée « Le veilleur ». Un court texte relatif à la photographe exprime la dialectique qui est à l’œuvre dans tout le travail du poète, entre la captation sensible du négatif et son dépassement dans une prose épiphanique : « Les photos de Véronique Peyle sont des captures du vide », écrit Boulanger, en concluant qu’il s’agit in fine « de déposer l’instant de l’évènement (son absence) et de le prolonger éternellement. » À l’image de la figure humaine située en retrait du paysage maritime de la photo, le poète apparaît dans ces carnets couvrant la période 2016-2018 comme en marge de la fureur d’un monde marqué par la dévastation spectaculaire et l’attente d’une incertaine parousie.  « Le visible, en effet, écrit-il en ouverture de l’ouvrage, ne reçoit d’hommage bienveillant que par l’accueil qu’un retrait ménage », ajoutant quelques pages plus loin qu’écrire « exige une dissonance, un profond écart ». Cet ensemble de fragments volontairement non datés est placé sous le signe du « combat spirituel » cher à Rimbaud et du compagnonnage littéraire.

Lyrisme évocatoire

Des notes de lecture se disséminent tout au long des carnets, rendant ici hommage à la « mise à nu des muscles et des nerfs du langage » propre à l’écriture de Jacques Henric ou à la prose circulatoire de Dominique Preschez où « tout éclate, se décentre, se multiplie dans une succession de souvenirs, d’analepses et d’instants dilatés ». En ligne de mire, se situe toujours un lyrisme évocatoire que Pascal Boulanger oppose à « la fadeur sentimentale » et aux « jeux parodiques de la modernité. » Le lyrisme ne désigne pas seulement ici l’incertaine prosodie du monde, une coquetterie musicale quelconque, des rimes alanguies et autres rythmes niais. Bien au contraire, il s’agit de transposer l’expérience intérieure qui est celle de tout poète digne de ce nom à travers des éclats de Verbe et des éclairs divins : « Le lyrisme, en effet, déporte, change d’espaces, découvre et traduit un nouvel amour qui multiplie, symboliquement, un monde », écrit-il après avoir fustigé l’immédiateté vengeresse et souvent réactionnaire des réseaux sociaux.

De quoi serions-nous contemporains si ce n’est principalement de l’obscurantisme galopant et de l’exploitation toujours plus brutale de l’homme par l’homme ? Dans une liste à la Prévert, au doux parfum anarchique, le poète énumère les principaux bénéficiaires des élections présidentielles de 2017. Le conformisme et la réaction mènent tambour battant le jeu. Sont dénoncés pêle-mêle : « le conformisme des progressistes », « les barbares islamistes », « la rotation des stocks humains » ou « l’homme mesure qui adhère à son vide ». Seule la poésie serait alors à même de nous sauver, mais encore faut-il l’éprouver en son for intérieur, comme l’on traversait jadis les enfers : « Il ne s’agit pas d’habiter mais de traverser poétiquement le monde », précise Pascal Boulanger, accumulant dans un ensemble bien peu disparate les références savantes à ses auteurs de prédilection, parmi lesquels se trouvent les telquéliens de la première heure qu’il ne se prive pas d’égratigner parfois au passage. Tous ont l’honneur néanmoins d’appartenir à la catégorie de ces « hérétiques » qui « jettent leurs corps dans la lutte, tracent une sémiologie de la réalité, traquent les signes névrotiques de leur époque et opposent leur propre parole à celle de l’opinion. »

Pascal Boulanger prouve s’il en était besoin qu’il est une éthique quotidienne de l’écriture pouvant aller de pair avec l’exigence unique d’une quête spirituelle par essence inachevée

Pascal Boulanger, dont les éditions Tinbad ont publié fin 2018 une anthologie poétique, Trame, couvrant les années 1991-2018, prouve s’il en était besoin qu’il est une éthique quotidienne de l’écriture pouvant aller de pair avec l’exigence unique d’une quête spirituelle par essence inachevée. « Un chrétien ne prouve pas Dieu, ajoute-t-il, mais voyage vers lui, dans l’écoute et dans l’étonnement que cette écoute procure » ; écoute qui est aussi celle du lecteur convié à ce partage du sensible qu’exige toute littérature digne de ce nom. On pourra enfin lire ces carnets comme le manifeste anti-poétique, au sens bataillien du terme, et résolument anti-moderne d’un homme ayant choisi délibérément de délaisser toute activité poétique pour se consacrer désormais à la prose ou plutôt à une mise en prosodie du monde vécue comme une lutte sans merci contre les forces qui toujours nient : « Je me suis défini, écrit Boulanger, on m’a défini, comme poète (faute de mieux…) et ce malentendu date depuis longtemps. Mais l’univers de la plupart des poètes de ces trente dernières années n’est pas le mien… Manque, en effet, une dimension anthropologique et métaphysique dans la poésie française […] C’est la houle qu’il me faut, les faits d’armes qui permettent et de dévoiler et de relancer les grands récits fondateurs de temporalité », ajoute-t-il dans un souci plus grand encore d’embrasser ou d’étreindre la totalité du réel, dans une âme et un corps.

  • Jusqu’à présent je suis en chemin, Pascal Boulanger, Carnets : 2016-2018, Librairie Éditions tituli.

Olivier Rachet