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Quand, dans le dernier film de Bruno Dumont présenté à Cannes, résonne le premier chant, Jeanne d’Arc la guerrière, étendard à la main, fixe la nuée. C’est un œil souverain, il se substitue au monde, il devient le monde. C’est par lui et son injonction qu’on tombe dans la fiction, c’est par lui que se matérialisent la Normandie, filmée comme un paysage flamand, et la Guerre de Cent ans. Il distord les proportions et fait vibrer l’horizon, rejouant la partition de la terre et du ciel, de la dune et du vent, de la bergère conquérant les terres éternelles.

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Nous voici donc, frontalement, face à la suite de Jeannette, objet cinématographique encore non identifié, quelque part entre la chanson de geste médiévale et la comédie musicale, joyeuse cacophonie d’où surgissait, tel un miracle, le visage de Jeanne d’Arc, enfant puis adolescente, glaise extraite des mots de Charles Péguy (Le Mystère de la charité) et façonnée dans le vivant par le regard de Bruno Dumont. Le réalisateur reprend la plupart des motifs de ce premier opus – son actrice, le texte de Péguy, le déplacement géographique, la musicalité – mais les assèchent, poussant l’épure à son paroxysme. Si l’on retrouve les mines étranges, l’élocution butée, ce goût pour les couleurs locales et la facétie d’un anachronisme (une casemate transformée en geôle médiévale), ce matériau de travail, creusé depuis quelque temps par le cinéma de Dumont (Ma Loute, P’tit Quinquin), s’estompe et s’allège de tout excédent. Démarche en forme d’ascèse qui n’est pas sans rappeler celle, tout aussi passionnante, entreprise il y a quelques années par Rabah Ameur-Zaïmeche avec son Histoire de Judas.

Du chaos hérité de Jeannette, Dumont tire une ligne claire, organise son imagerie comme son héroïne les armées : pantomime de la bataille, le ballet de chevaux et la marche des tambours accouchent d’un mouvent pendulaire, infini, au centre duquel émerge Jeanne, seul point immuable. Dumont filme alors la puissance d’une pensée, sa capacité à révolutionner l’ordre du monde, la solitude qui en découle, poursuivant la réflexion sur le manifeste et l’invisible déjà à l’oeuvre dans Hadewijch.

L’apparition divine s’est dissipée, les voix intérieures se sont tues. La foi de Jeanne s’est recentrée, s’est raffermie et avec elle, la fiction gagne en sérénité, abandonnant toute sa force de monstration. Au moment de la dernière prière, un nid d’oisillons tient lieu de miracle : c’est la vie dans ce qu’elle a de plus ordinaire qui émerveille et émeut l’œil de Jeanne, c’est la vie simple et nue qui, au moment de mourir, la conforte dans ses principes, pourtant mis à mal par les sceptiques et les scrupules. Cette ultime vision, plus que toute autre, la sauve et nous apaise ; on comprend d’autant plus ce besoin pour Bruno Dumont de filmer Jeanne d’Arc, tant elle figure l’ambition primitive de son cinéma : partir du trivial et du profane pour construire une recherche patiente, entêtée de l’absolu et de la beauté.

Miroir du verbe

Escamotage constant de l’action, le récit de Dumont réduit le parcours de l’héroïne, ses circonstances et ses péripéties à leur plus simple expression, c’est-à-dire à leur évocation par des paroles rapportées, des rumeurs ou un décret royal. C’est ce miroir du verbe qui est tendu au spectateur : rarement l’oralité, la prosodie de la langue n’auront été aussi précieuses à la naissance de visions synesthésiques, la voix guidant le regard, élargissant son champ, convergeant les ombres et la lumière à la manière d’une focale.

Jeannette devenue Jeanne, épouse la puissance de l’image : fragile et éthérée, pure et invincible. Dans son corps frêle et minéral, elle accueille l’immense et l’infime, la paix et la violence, la pensée et le mouvant.

Jeannette devenue Jeanne, épouse la puissance de l’image : fragile et éthérée, pure et invincible. Dans son corps frêle et minéral, elle accueille l’immense et l’infime, la paix et la violence, la pensée et le mouvant. Il faut la voir entrer dans la cathédrale d’Amiens comme dans son royaume : horizontalité et verticalité, l’architecture monumentale et le cadrage ciselé, tout fait écrin pour ce diamant, tout fait caisse de résonance pour l’appel vibrant émanant du corps de la jeune fille, droit et digne.

La chair de Jeanne est un sacrement en soi, une mystique en puissance. Il lui fallait encore une révélation, elle adviendra d’une harmonie. La partition de Christophe, lunaire et habitée, enrobe l’âme de Jeanne, caresse sa pensée déjà fluide et limpide, son souffle et ses respirations, et l’élève vers le divin, épanchant sa soif d’éternel. Son procès en hérésie se transforme ainsi en une litanie polyphonique, jeux de refrains et d’accord, cherchant dans la répétition une forme de transcendance, fabriquant par le discours et la musique un espace hors du temps comme de l’espace.

Au moment où s’élève, au loin, l’épaisse fumée du bûcher, il ne nous reste pour preuve, au revers des paupières, que le souvenir brûlant de cette voix unique. La musique de son âme, la pureté de son regard, ses principes inexpugnables qui raidissent son corps et sa parole, sa révolte contre le monde, plus forte encore que sa charité : Jeanne était là, avant l’anéantissement final, avant le retour du silence.

  • Jeanne de Bruno Dumont, avec Lise Leplat Prudhomme, Annick Lavieville…, 2h17, présenté au Festival de Cannes. Date de sortie : 11 septembre 2019