Alain Damasio © Cyrille Choupas
Alain Damasio © Cyrille Choupas

Damasio signe avec les Furtifs, un Grand Roman qui mérite ses majuscules tant dans le registre du genre science-fiction que dans celui de la littérature. L’histoire haletante, d’un père qui recherche sa fille disparue, aborde notre rapport au monde, notre rapport à la société contemporaine des services, et au-delà, le rôle du langage qui nous y assujettit.

Aujourd’hui, dédaigner la science-fiction, reviendrait en peinture à considérer le paysage comme un genre mineur ; inconscient que Monet et Cézanne ont déjà produits leurs chefs d’œuvre. La seule excuse d’une telle méprise était jusqu’à présent que les grands auteurs de science-fiction écrivaient en anglais, à l’exception notable pour le français, de l’ancêtre Jules Verne et du merveilleux conteur Barjavel. À présent, l’ignorance n’est plus admissible !

Ô rage d’Orange

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Damasio décrit avec gourmandise un futur proche, dans lequel les grandes marques commerciales ont racheté nos villes qu’elles gèrent comme des forfaits téléphoniques en rendant accessible l’information, les lieux, la vitesse, aux privilégiés. L’intrigue se passe à Orange, rachetée par la marque éponyme, qui gère l’accès aux routes, aux parcs, aux espaces et aux services publiques en fonction du forfait des citoyens. Damasio détaille surtout avec amour les franges de la société et les ZAD qui luttent contre cette appropriation violente et exclusive. Il nous fait connaître et aimer ces révoltés, poètes et gourous qui peuplent aussi bien le monde des Furtifs que le nôtre.

Le livre de Damasio serait déjà passionnant s’il se cantonnait à ce registre foisonnant de la critique du monde contemporain ; la mise en perspective des travers de la société de l’information ; la dénonciation d’une civilisation qui limite la pensée et la liberté sous le faux-semblant de la possession matérielle ; l’exaltation d’un mode de vie plus frugal où la solidarité et le partage enrichissent les vies individuelles. Damasio va plus loin en explorant le rôle du langage dans cette aliénation.

Futur fureteur Furtif

Il n’est pas rare que les auteurs de l’imaginaire explorent les limites du langage en créant des mots. En général, l’auteur de science-fiction compose les noms des objets nouveaux qu’il imagine.  Certains vont plus loin que cet acte simple de dénomination. On se souviendra du poème Jabberwocky de Lewis Caroll : « Il était grilheure ; les slictueux toves Sur l’alloinde gyraient et vriblaient ;» Les personnages de Damasio aussi se laissent souvent entraîner par sa veine poétique : « Velvi est dans la ligne de rite. Ils la blicent. Ça flisse dans sa toile.» Cette folie des mots, qui rappelle les divagations du Finnegans de James Joyce est loin d’être gratuite ; elle est la conséquence de la rencontre des Furtifs, les véritables héros de ce roman. Nous accompagnons Lorca Varese dans la découverte de ces animaux qui peuplent notre terre à notre insu. Plus évolués que nous, ils ont appris à se cacher pour survivre. La quête de la fille de Varèse se mêle intimement avec celle des furtifs. L’enquête est pleine de rebondissements et de détours. Rapidement, le personnage s’intéresse aussi au langage des Furtifs.

La forme du mot informe

Aux mirages de notre société technologique future, Damasio oppose son utopie humaniste. Pour l’atteindre, il nous faudra abandonner les beautés creuses de la rhétorique pour les joies pures de la poétique.

De nombreux auteurs ont créé de toute pièce des langages pour nous faire rencontrer les peuples de leurs rêves. On se souviendra de l’elfique de Tolkien, plus récemment du Dothraki de Game of Thrones. Dans chaque cas, la langue créée a pour vocation de refléter par ses tonalités, ses vocables, l’esprit de l’espèce. D’autres auteurs explicitent leurs idées en travaillant directement sur le langage. L’exemple le plus significatif est la novlangue de George Orwell qui restreint la pensée critique grâce aux mots valises (noirblanc) et à la double pensée. Damasio travaille dans la direction inverse d’Orwell, car pour lui, notre langue formate déjà notre pensée. Avec la quête de Lorca nous découvrons que le langage des Furtifs, le skyweg, permet d’échapper au carcan des mots et de la phrase. L’œuvre de Damasio est passionnante car il ne s’agit pas de suivre son raisonnement mais plutôt sa démarche de recherche. Disciple de Deleuze, il considère que la rigidité des concepts et de la logique nous limite, nous empêche de percevoir la vérité. Le skyweg est la solution, une langue sans lettres fixes, sans mots prédéfinis, sans syntaxe. Son génie littéraire nous entraîne, il nous persuade de la supériorité des Furtifs. Nous sommes prêts à abandonner nos ornières intellectuelles, jusqu’au moment où il fait une découverte effarante : sans les garde-fous de la structure, le skyweg ne transmet pas d’information, il ne fait que refléter l’esprit de celui qui reçoit. Damasio ne se décourage pas, son héros non plus. Son acceptation des Furtifs le fait évoluer. Aux mirages de notre société technologique future, Damasio oppose son utopie humaniste. Pour l’atteindre, il nous faudra abandonner les beautés creuses de la rhétorique pour les joies pures de la poétique.

 Autrefois la versification a servi d’écrin à la tragédie, aujourd’hui la prosodie de Damasio est le support existentiel de ses furtifs.

Damasio réussit merveilleusement à nous faire appréhender ses furtifs. On ne les voit pas, ils parlent peu ; pourtant ils marquent leur présence par des signes et des sons empruntés à l’environnement visuel et sonore. Dans le livre, cela se traduit par des altérations des mots, des glissements de sens, de magnifiques allitérations : « Des kamikazes et des casse-cous tankent en quinconce des canoës–kayaks sur des camping-cars. » ou «Elle aussi je l’entense. Je la sens. Son frisson m’onde par les os, ça fait ça :…grince la stridence… sirènes percent…» L’œuvre devient poétique sans perdre sa dynamique, et gagne de la profondeur et du sens. Les furtifs utilisent le son de la phrase pour nous atteindre, ils la ponctuent de signes évanescents. L’auteur opère une mise en abîme d’un genre nouveau. Autrefois la versification a servi d’écrin à la tragédie, aujourd’hui la prosodie de Damasio est le support existentiel de ses furtifs. Ils sortent du livre, tels des animaux magiques, pour envahir notre espace. Nous les entendons, nous les percevons à la lecture puis ils s’échappent pour peupler les ombres et les fissures. La démonstration de Damasio est magistrale : point n’est besoin d’artefacts pour enchanter notre quotidien, seule notre imagination en est capable.

Avec Les Furtifs, la quête devient une fable philosophique où Damasio nous montre l’importance de son combat contre l’orientation de notre civilisation, avec la justesse et l’art du grand écrivain. Le livre est exigeant mais récompense le lecteur par sa puissance évocatrice et créatrice. Sa richesse est telle qu’il donne aussi les outils intellectuels pour l’objection… mais c’est là une autre critique.

  • Alain Damasio, Les Furtifs, éditions La Volte,  avril 2019, 704 pages, 25 euros.
  • Alain Damasio, Les Furtifs, Gallimard, Folio Science-Fiction, février 2021, 944 pages, 11.50 euros.

Éric Jeux

Auteur de la saga de SF : le temps des Infralents, publiée chez PGDR

www.infralent.com,