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À l’image du mythique village gaulois d’Astérix, la critique littéraire, sous le patronage de Juan Asensio, continue encore et toujours de résister à l’envahisseur. Mais de quel envahisseur parle-t-on au juste ? La lecture attentive du dernier livre de Juan Asensio, Le temps des livres est passé, répond à cette question page après page, article après article, jusqu’à ce que le lecteur n’ait plus aucun doute sur la solution de l’énigme : nous sommes envahis par le langage instrumental de la technique et il est urgent de le démanteler en réinvestissant les grandes œuvres littéraires du patrimoine mondial. Il se peut donc que le glas n’ait point encore tout à fait sonné.

Tant qu’il se trouvera des orpailleurs comme Juan Asensio, les livres qui ont témoigné du génie de l’humanité vivront et brilleront de mille feux. Ces livres sont essentiels parce qu’ils nous rappellent que le langage, plutôt que de simplifier abusivement la réalité, cherche à la traduire avec un maximum de profondeur. Ces livres sont aussi une preuve de surhumanité bénévole : bien qu’ils soient conscients d’avoir des moyens finis à cause du nombre de mots limité que nous possédons, ils essaient malgré tout de rivaliser avec l’infini afin d’enrichir nos perceptions. Ce sont ces livres enrichissants que Juan Asensio défend, et son travail, plus que jamais, se justifie en tant que pôle de résistance contre une angoissante mécanisation du langage et des relations humaines. Nous verrons ainsi que la critique littéraire, si elle démissionne de son plein gré de son rôle essentiel de sélection par le haut, collabore lamentablement avec les plus bas instincts de la modernité et induit, à plus ou moins court terme, un crime de civilisation massif. Sans critique littéraire de qualité, la littérature d’un pays sombre dans la misère, et lorsque la misère littéraire est installée, légalisée et légitimée, le peuple a tendance à devenir misérable et petit, aussi petit que les livres minuscules que l’on encense honteusement au détriment des grandeurs littéraires naturelles.

L’écho mirifique de Léon Bloy

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C’est un mot inspiré de Léon Bloy qui donne opportunément son titre au recueil de Juan Asensio, un mot que ce dernier a aussi placé au fronton épigraphique de son ouvrage, l’un de ces mots qui se lisent avec solennité, avec terreur également, parce qu’ils affrontent sans détour une folie par eux seuls confondue, une vérité perturbante qui fera date un jour ou l’autre. Ce mot si solennel et si terrifiant à la fois est adressé à Ernest Hello dans une lettre du 18 août 1880. Il admet que « le temps des livres est passé, passé sans retour… », englouti dans un précipice duquel on ne revient plus, comparable à une Eurydice aux Enfers qui serait ex tempore privée de tout espoir de rapatriement parmi les vivants. Cet épanchement bouleversant de Bloy paraît suggérer une passation des pouvoirs entre le langage et quelque chose d’autre, peut-être son exacte contradiction, à savoir le cri, le beuglement, le râle ou le gémissement, l’inarticulé en définitive. Il s’agit peut-être aussi de sa continuité plus suspecte, en l’occurrence un langage qui ne serait plus digne des livres, probablement outrageant vis-à-vis du Livre, un langage désincarné qui se serait exilé des profondeurs du Verbe pour se trahir dans les effets de manche, les diplomaties trompeuses et les propositions superficielles. Les deux hypothèses se rejoignent certainement et prophétisent une nouvelle époque malentendante, un nouveau paradigme sourd au mordant des phrases ferventes. Elles pronostiquent encore l’accouchement d’un temps inédit où les livres seront petits et les langues arrachées, en somme la préparation d’un siècle inquiétant, un siècle où « la littérature [ne sera] plus ad-verbe de Dieu » comme l’exprime si justement Juan Asensio dans l’un des articles de son essentielle et imposante anthologie.

Juan Asensio s’adonne à une régénération de la critique littéraire afin de se hisser à la hauteur vertigineuse des livres qu’il dissèque avec une remarquable précision.

Par conséquent, Le temps des livres est passé, bien davantage qu’il n’invite à la lecture d’une somme de travail immense où l’auteur a colligé une partie de ses inlassables recherches en littérature et en philosophie, recrutant parmi les esprits les plus représentatifs du génie de l’homme, se lit plutôt à l’instar d’un avertissement et d’une apologie. Avertissement, d’abord, parce qu’il nous met en garde contre les dérives et les déperditions du langage, menacé de toutes parts, éprouvé par les élans insensés de la modernité, assigné à la résidence des fascismes inassouvis et des communicants arrogants. Apologie, ensuite, parce qu’il prend la défense inconditionnelle du langage en tant que tel, en tant qu’il fut l’invention la plus belle de l’humanité, et même en tant qu’il fut « la plus haute conquête de l’humanité » écrit Juan Asensio en conclusion d’une étude consacrée à la Défense et illustration de la novlangue française du trop méconnu Jaime Semprun, aussi pertinent que son père Jorge Semprun pouvait parfois être décevant. Apologie du langage, encore et toujours, en tant que subtil maillage tissant un cosmos entre les hommes et suscitant la parole qui permet « aux choses du monde », qui nous affectent individuellement, de devenir pleinement humaines lorsque « nous pouvons en débattre avec nos semblables »[i].

L’épidémie des machines (ou, en filigrane, l’exhortation à devenir des saboteurs)

On a raison de parler de « bibliothèque de survie » sur la quatrième de couverture du Temps des livres est passé tant nous sommes aujourd’hui asphyxiés par les miasmes stagnants d’un langage appauvri dans l’élémentaire et l’approximatif. Au-delà de la société française qui décline à mesure que sa littérature décline, car la promotion systématique des petits livres engendre nécessairement un petit peuple, au-delà de notre pays où la possibilité croissante des impostures justifie l’impossibilité croissante des écrivains authentiques, c’est toute la société occidentale en particulier qui suit ce dangereux fléchissement, prisonnière du langage mondialisé de la technique, enfermée dans un univers suffocant de machines où « les choses sont libres » tandis que l’homme, lui, « ne l’est pas »[ii]. Ce n’est donc plus l’homme qui applique librement son jugement de goût sur les livres car ce jugement, hélas, est a priori déterminé par des dispositifs de conformité à l’inclination dominante du marché. Le vouloir de la machine a vraisemblablement supplanté le vouloir humain. Cela démontre le pouvoir d’extension des machines qui s’immiscent jusque dans les régions pourtant les moins favorables à la systématisation. La structuration des consciences, le dressage des libertés, l’objectivation des foules, ce trident idéologique renforce le caractère négativement visionnaire de Frederick Taylor lorsque celui-ci affirmait que l’homme, avant lui, était premier, mais que le système serait inexorablement premier dans le futur[iii]. Il y a une sorte de gaz sarin qui sévit désormais en dehors des souterrains du métro de Tokyo. Ce gaz plonge l’humanité dans le tombeau des inanimés – fosse commune des automates –, dans l’underground qui a directement intrigué un Haruki Murakami et qui renvoie indirectement aux plus sombres cavernes platoniciennes, à l’endroit même où tombera éternellement la « pluie noire » radioactive qui tourmenta Masuji Ibuse, au fond d’un sous-sol hallucinogène où nous sommes assujettis aux trajets bien définis d’un aiguillage sémantiquement indigent.

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En 1990, déjà, Gilles Deleuze se tracassait que l’école pût être livrée au glossaire de l’entreprise, que le champ de la connaissance la plus scrupuleusement investie pût désormais être remplacé par la « formation permanente », par cette horrible volonté d’arraisonner qui est le plus sûr moyen d’imposer une forme unique, une langue exclusive, une déformation du potentiel humain en vue de l’astreindre aux frontières médiocres de l’industrie de masse. C’étaient là les balbutiements alarmants de ce que Deleuze appelle une société de contrôle, une société monstrueuse du chiffrage, de l’encodage et de la pixellisation, une société où l’on apprend avec sidération « que les entreprises ont une âme »[iv]. Cela sous-entend de toute évidence que les âmes humaines ne comptent plus pour rien, qu’elles n’existent plus, qu’elles ont été anéanties et absorbées par le Moloch technique prématurément inculpé par Bernanos dans La France contre les robots. Cette réalité technocrate s’accompagne d’un marketing rigoureusement omniscient, supervisé par une « race impudente » de nouveaux monarques absolus, admirés par de nouveaux courtisans pressés de rallier cette logique perverse de la soumission et de l’aliénation[v]. De nos jours cette logique de la soumission a contaminé à peu près tous les domaines puisque la littérature elle-même fonctionne selon le mode d’emploi de l’entreprise. Ceux qui font maintenant partie des auteurs à succès sont les mieux adaptés à la combinaison d’une langue assassinée et d’une outrecuidante marchandisation des textes. Ce sont aussi les plus méprisables parce qu’ils participent volontiers d’un mouvement sacrilège qui retranche à la littérature ses ultimes tentatives de perdurer dans le sacré. Ils participent encore à l’effondrement de l’école qui forme de plus en plus assidûment au goût de l’entreprise et délaisse, tout aussi assidûment, l’office d’une patiente instruction aux trésors littéraires et philosophiques. La psychologie de la rentabilité, associée à l’impératif de visibilité, a transfiguré le secteur des lettres en une foire immodérément médiatique, à tel point que les salons du livre, dorénavant, ne se distinguent plus vraiment des festivals de cinéma où l’apparence a congédié le réel. À cet égard, peu importe ce que disent les livres dans la mesure où le contenu a été substitué par l’empire des contenants. La déploration deleuzienne au sujet des nouveaux philosophes, en 1977, n’a pas pris une ride étant donné qu’elle peut actuellement s’étendre aux philosophes et aux écrivains jubilants : « Il faut qu’on parle d’un livre et qu’on en fasse parler, plus que le livre lui-même ne parle ou n’a à dire. À la limite, il faut que la multitude des articles de journaux, d’interviews, de colloques, d’émissions radio ou télé remplacent le livre, qui pourrait très bien ne pas exister du tout »[vi]. Comment ne pas voir en cela que les récentes réformes de l’enseignement secondaire mangent dans la main des spéculateurs de la finance ? Moins de littérature et moins de philosophie ne peuvent à terme qu’engendrer une irréversible entropie de civilisation, ou, pour le dire avec Max Picard, un « homme du néant » mûr pour un monde spirituellement rachitique, délesté de figures tutélaires et noyé sous des cataractes de grégarisme, un homme finalement conditionné pour vénérer les petits esprits qui produisent de petits livres[vii]. Nous ne sommes guère éloignés de ce moment où tout ce qui prétendra être philosophie ou littérature ne sera que l’offre manufacturée pour une demande calibrée.

Juan Asensio, en quelque sept cents pages salutaires, nous fait la grâce de nous prémunir contre ce genre de despotisme faramineux qui s’est emparé du langage

Auteurs à succès, éditeurs de succès, journalistes recopiant bêtement les data du succès, attachés de presse des vedettes et distributeurs de triomphes ridiculement futiles, tout ce groupement de négociants est parfaitement intégré à « l’industrie littéraire » dont s’émeut Tocqueville, à ces « littératures démocratiques [fourmillant] toujours de ces auteurs qui n’aperçoivent dans les lettres qu’une industrie » et des stratégies pour prospérer parmi les « vendeurs d’idées »[viii]. Le même Tocqueville, plus loin, souligne à juste droit que le modèle démocratique tend à modifier la langue d’un pays parce que la loi de la majorité, par la force des choses, se préoccupe moins « de spéculations philosophiques ou de belles-lettres » que « d’affaires » et de commerce[ix]. Ainsi la langue de nos démocraties techniciennes s’accomplit dans les processus et les cahiers des charges, elle se transforme radicalement pour répondre aux besoins du marché et aux désirs grossiers des investisseurs, elle se paupérise dans la tyrannie de la multitude, et peu à peu on la voit abandonner les espaces infinis « de la théologie et de la métaphysique »[x], là où les hommes approfondissent le mystère de l’existence et ont le goût de se poser de grandes questions.

À la suite de Tocqueville et de tous les whistleblowers qui nous sauvent à l’endroit où tragiquement nous périssons, Juan Asensio, en quelque sept cents pages salutaires, nous fait la grâce de nous prémunir contre ce genre de despotisme faramineux qui s’est emparé du langage, cette voluptueuse puissance contre laquelle nous devons résister en lisant ou en relisant les écrivains et les penseurs véritablement soucieux de s’exprimer avec une parole conséquente, voire oraculaire, une parole qui « ne dit ni ne cache rien » parce qu’elle « donne des signes »[xi]. Dans cette optique d’une parole considérable à rapporter, à faire connaître omnibus omissis rebus, Juan Asensio, cela va de soi, s’adonne à une régénération de la critique littéraire afin de se hisser à la hauteur vertigineuse des livres qu’il dissèque avec une remarquable précision. C’est pourquoi Le temps des livres est passé, outre son statut de labyrinthe borgésien où tel chef-d’œuvre convoque un autre chef-d’œuvre en suivant une voie tantôt intempestive, tantôt positivement déconcertante, se dresse devant nous comme le dernier monument de la critique littéraire, comme un monument aux morts unique en son genre, un hapax dans une France à présent désertée par toute critique digne de ce nom, un hommage aux glorieux anciens de l’exercice critique au travers duquel s’entremêlaient la rigueur intellectuelle, l’obsession d’une langue maîtrisée et le courage de juger un texte pour ce qu’il valait. On ne le sait que trop : Juan Asensio a vécu des ostracismes scélérats au seul motif qu’il pratique régulièrement le massacre d’un petit livre indûment et mensongèrement promu par ce qu’il faudrait appeler sans fard une association de malfaiteurs du journalisme. On le sait aussi et Le temps des livres est passé le confirme brillamment : Juan Asensio n’a pratiqué le massacre des platitudes que pour mieux édifier les romans ou les essais immortels mais vulnérables, pour mieux les exposer, les remettre sur le devant de la scène, les faire découvrir pour certains, et son infatigable devoir de réanimation des grands esprits est d’autant plus louable qu’il intervient avec acharnement à une époque de coma spirituel sans précédent, une époque où les valeurs sont périlleusement renversées, une époque où le petit joue au grand et où le grand se trouve dramatiquement remisé dans les angles morts de la société. En d’autres termes, Le temps des livres est passé, en choisissant de sanctifier les meilleurs et en ignorant le pire, s’attache latéralement à « remettre à leur place les instigateurs du dévoiement de la littérature »[xii], tout comme il s’évertue franchement à nous guider au sein d’une géniale confrérie où, par exemple, Cormac McCarthy répond intuitivement à William Butler Yeats, Georges Darien tend la main à Ernest Hello, et Robert Penn Warren tient admirablement la comparaison avec William Faulkner.

La dignité des gouffres et la bassesse des plaines

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Cet exhaussement de la critique littéraire, disons-le, nous transporte dans une sorte de sentiment océanique majeur où la notion d’infini semble moins importante que l’idée de profondeur. L’on doit à Bachelard cette impression que la mer manifeste davantage la profondeur que l’infinité du monde[xiii], et, dans la perspective critique de Juan Asensio, nous posons l’hypothèse que les auteurs qu’il rassemble sont des explorateurs audacieux de toutes les béances occultes où bat le cœur d’un chaos primitif. Tel Dante se faisant cornaquer par Virgile pour sonder les abîmes infernaux qui sont aussi les vérités que personne ne veut admettre, Juan Asensio suit à la trace les écrivains des abysses et les penseurs des catacombes, ne craignant pas le péril d’être commotionné par le chemin dégringolant. Comme le redoutable Cioran l’écrivait à propos de Michaux dans l’un de ses mémorables Exercices d’admiration, Juan Asensio possède « la volonté de s’attaquer à l’inconcevable, de le forcer, de le faire éclater », de traquer les aventuriers des gouffres, et, prenant ses appuis depuis ces terribles ténèbres, « il se crée [lui-même] des gouffres »[xiv] dont chacun correspond aux articles qu’il rédige[xv]. Il y a longtemps du reste que Juan Asensio répète à qui souhaite l’entendre qu’il est fasciné par les trous noirs et qu’il considère que son œuvre critique n’a jamais été que la recherche d’une crevasse apocalyptique, sidérale et secrète, au sein même de ces livres qui savent descendre dans les tripes de l’univers[xvi]. Tout grand écrivain sera par conséquent d’abord un spéléologue héroïque, un animal fouisseur, un scaphandrier qui n’a pas peur de se salir les mains et de vivre la turbulence des jaillissements originaires. C’est à la racine primordiale des choses que ces voyageurs créatifs nous entraînent, à la source de toutes les langues et de tous les devenirs, à la nativité des mondes où l’honnête homme, le temps d’une lecture décisive, se regarde à l’état sauvage et pré-moral, ceci avant de se réengager vaille que vaille dans une culture achevée, une histoire identifiée ou une parole fixée. Et si tous les grands écrivains sont des fanatiques de la préhistoire des mondes, des passionnés de ces gisements pré-individuels où se décide l’indécidable, tous les critiques littéraires, s’ils veulent être grands à leur tour, doivent servir d’ambassadeurs à ces enquêteurs féroces de l’Antre. De là cette évidence : les mauvais livres sont des secrétaires de la surface, des greffiers de la mourante écume, des flatteurs de la terre ferme où rien n’exige d’être creusé, des poltrons, in fine, qui ne mettent pas la tête sous l’eau, et les mauvais critiques sont les porte-voix de ces dégonflés, de ces hommes et femmes de lettres qui sont plutôt des hommes et femmes de chiffres, locuteurs des langages de l’entreprise ou de ce que Juan Asensio nomme « la parole viciée ». Autrement dit les artistes autonomes luttent avec la nature naturante pendant que les artistes du troupeau se contentent de la nature naturée en l’instrumentalisant vulgairement.

Tout grand écrivain sera par conséquent d’abord un spéléologue héroïque, un animal fouisseur, un scaphandrier qui n’a pas peur de se salir les mains et de vivre la turbulence des jaillissements originaires.

Aux confins des entrailles de l’univers, au matin permanent du monde, on ne saurait délimiter une quelconque forme. Les romanciers de l’abîme, de toute façon, n’ont pas vocation à cristalliser dans une parole spécifique un éventuel récit qui nous dévoilerait l’énigme de la Création. À de telles profondeurs, il est impensable de recenser la moindre forme finie ou de se reposer sur les lauriers d’une structure linguistique souveraine. Les grands fonds de la nature sont littéralement amorphes – ils n’ont que des intensités qui se concrétisent en de multiples aspects éphémères. C’est pourquoi Bachelard recommande au critique ambitieux de s’en tenir à une stricte mesure « des forces poétisantes en action dans les œuvres ». Il termine en disant logiquement « qu’il s’agit moins de décrire des formes que de peser une matière »[xvii]. Or cette matière que l’on met en balance, elle n’est pas quelque chose de foncièrement palpable. Elle évoque une materia prima insaisissable dont l’explorateur intrépide peut à peine rendre compte. Mais il suffit d’une soudaine vision, d’un éclair qui transperce la nuit, pour que le pèlerin du Chaos soit un instant ébranlé par un panorama qui le hantera jusqu’à la fin de ses jours. Remonté alors parmi les siens, revenu de ces ombres plus fascinantes que celles aperçues par Ulysse, ce visiteur de l’Absolu pourra écrire un chef-d’œuvre s’il en a la carrure.

Il n’est pas un livre commenté par Juan Asensio qui soit inapte aux territoires et aux substances de ces envoûtantes abissi terrestri. Explicitement ou implicitement, chacun de ces livres jette sur les précipices inchoatifs la lumière de son phare singulier. Ainsi Le tunnel d’Ernesto Sábato initie une catabase dans le cœur d’un meurtrier, pourchassant le Mal sur des terrains où le droit positif ne va pas. Plus subtilement, Sous le volcan de Malcolm Lowry descend plus bas encore, à l’étiage des vérités premières, comme s’il avait localisé dans sa fantasmagorie mexicaine une Jérusalem dantesque qui pourrait signifier un envisageable seuil des Enfers. Dans tous les cas, ces écritures exceptionnelles offrent une lisibilité des obscurités fondatrices, tel un art divinatoire des abysses qu’il faudrait appeler chaomancie ou bathomancie[xviii]. On affirmera donc que les plus grands écrivains se dissocient des petits parce qu’ils sont d’infréquentables bathomanciens, se risquant à des périples où nul ou presque ne pourrait les suivre, sinon les lecteurs désireux d’apprendre le langage des entrailles et les critiques ayant de l’appétit pour les guerres intestines, les conflits intra-terrestres où combattent les dieux, les morts et les héros de la vaste nuit où gît l’aurore des mondes. Il va de soi que le langage de ces ténèbres fertiles ne saurait emprunter à aucune « mythologie apprise »[xix]. Tout à l’inverse, le langage de ces initiés ne peut être qu’une langue pionnière, toujours différente, analogue à l’hétérogénéité perpétuelle qui règne dans les grands fonds et qui contraste avec l’homogénéité racontée par les mauvais livres. Les titans des profondeurs sont d’une certaine manière représentatifs de « l’instinct linguistique » cher à Steven Pinker, en ce sens qu’ils écrivent instinctivement ce que la nature crée spontanément. Aussi n’est-on pas surpris que ces livres zélés aient tendance à disparaître : ils ne sont pas compatibles avec les évangiles hédonistes d’un siècle où le livre, plutôt que d’interroger notre arrière-boutique la plus intime, se doit de glorifier le troupeau dans ses plus abominables épiphanies de trivialité. On a perdu l’amour des dynamismes et on lui a préféré une « prestigieuse sclérose »[xx] typique des Occidentaux contemporains, peu enclins aux découvertes renversantes après avoir à peu près tout conquis. Il semble en effet qu’on ne veuille plus de la curiosité vicieuse d’un Borges, cette curiosité vantée par Cioran et qui fait naître une disposition aux abîmes, cette « curiosité poussée jusqu’à la manie, jusqu’au vice, je dis bien vice, car, en matière d’art et de réflexion, tout ce qui ne tourne pas en ferveur quelque peu perverse est superficiel, donc irréel. »[xxi]

Le refus catégorique d’une langue de morts-vivants

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Si l’on prend Cioran au pied de la lettre, il s’ensuit que tous les écrivains aux réputations de vertueux n’ont aucune consistance. Tous les gentils que l’on invite partout ne sont que de calamiteux fantômes, des idéaux de la moyenne qui n’ont aucune épaisseur dans la réalité. Ce sont des écrivains mort-nés, supposément des vainqueurs très acclamés pendant la saison des prix d’automne – des « écrivants » corrigerait d’emblée Juan Asensio en empruntant le lexique de Roland Barthes. Ils sont en général plébiscités par les foules qui obéissent au doigt et à l’œil à tous les appareils publicitaires. Le fouet de la communication dirige ce désolant bétail vers les magasins de petits livres. C’est un spectacle de mort où l’on observe des zombies qui se précipitent vers d’autres zombies. Au reste, cette thanatocratie psychique, inhérente au management de la littérature, n’est qu’un prolongement attendu, un résultat de la préoccupante mise en bière des sociétés industrialisées. L’américanisation fatale des cerveaux a peut-être commencé en Californie, dans ces villas de Santa Barbara que Jean Baudrillard compare à des « funeral homes », des habitations où prévaut une « rage d’asepsie » redoublée d’une « cryogénisation des affects »[xxii]. Il se joue là-bas une euthanasie des peuples à tropisme universel. Le projet est simple : si la Terre entière se métamorphose en nécropole géante, l’administration des masses en sera facilitée. Du temps où Jean Baudrillard formulait ces remarques, de surcroît, les réseaux sociaux n’avaient pas émergé de cette Californie crépusculaire. Si l’auteur de La société de consommation avait vécu dix ans de plus, nul doute qu’il aurait durci l’ensemble de ses thèses et qu’il se serait désespéré du présent statut virtuel de la littérature. À l’ère tyrannique des amitiés d’arrangement, des narcissismes décontractés et des agents littéraires destinés à consolider le racolage, le livre a ontologiquement régressé, mué en une espèce d’objet funéraire au parfait design, en une espèce d’urne où se tiennent tristement les cendres du langage. De tels ouvrages réclament un public dépassionné, idéologiquement modéré, essoufflé, prêt pour des lectures sans souffle car au-delà d’une certaine quantité de pages, des éditeurs, maintenant, ne publient pas ou ne publient plus, étant donné que les statistiques démontrent qu’un livre long se lit beaucoup moins qu’un livre rapidement consommable.

Or une littérature de cet acabit, pomponnée d’une allure de corbillard, apporte non seulement avec elle un ramollissement de l’Histoire, mais, aussi, une momification de la réalité aggravée d’une extinction du langage (qui n’a plus rien à faire d’un réel atomisé[xxiii]). En représailles à ces fossoyeurs du vivant, Pierre Mari, par l’intitulé de sa préface au Temps des livres est passé, a tout à fait raison d’insinuer que les travaux de Juan Asensio sont des « incandescences » rivées au chevet des écrivains dont l’âme est fondamentalement pyrique. Contre la corporation des embaumeurs des lettres et de la philosophie, contre ceux qui ont l’âme humide, il faut opposer une « constellation d’ogres »[xxiv], une phalange divine à même de nous délivrer de ce philistinisme obscène, et surtout à même de nous signaler que le langage managérial est une violente expression de la mort. Il faut redonner la parole à ceux qui ont écrit au nom du principe vital ancré dans les gouffres chaotiques.

Les hautes consciences réunies dans Le temps des livres est passé partagent une même répulsion de ce que Nietzsche désigne comme « la soif de l’or » en provenance du Nouveau Monde

Sans aucune exception, les hautes consciences réunies dans Le temps des livres est passé partagent une même répulsion de ce que Nietzsche désigne comme « la soif de l’or » en provenance du Nouveau Monde[xxv]. Les œuvres millénaires sont nécessairement allergiques aux séductions répétées de l’argent. Elles se bâtissent lentement depuis des balcons fiévreux où l’on ne voit que le ventre noir du chaos, l’estomac de la désorganisation élémentaire où se déroulent de plus captivantes intrigues que celles qui mobilisent par exemple une salle des marchés. Hors de ces zones turbulentes, il n’y a pas d’accès privilégié à la réalité – il n’y a que des morceaux inertes de la vie, des miettes pathétiques, des épluchures artificielles qui saturent les petits livres et remplissent le mandat de plaire à la masse d’un lectorat frappé de zombification. La littérature française la plus récente ne peut pas et n’a pas même le droit de se redéfinir à partir de ses nouveaux auteurs à succès, puisque la plupart des succès du XXIe siècle, en toute logique, arborent le masque de la canaille managériale. C’est pourquoi Juan Asensio veille à ne pas souiller ses rares choix francophones de noms insidieusement corrompus. Il s’évertue au contraire à nous éclairer sur des noms sublimes qui justifient l’existence d’un esprit français de profondeur, des noms tels que ceux de Paul Gadenne, Guy Dupré ou encore Christian Guillet, respectivement auteurs de La Plage de Scheveningen, Les fiancées sont froides et Au nom du père, autant de livres scrupuleusement étudiés par notre cicérone des gouffres, autant de livres qui disqualifient salutairement les productions prolifiques de nos nullités contemporaines, lesquelles devraient méditer le célèbre mot de Wittgenstein en dernière page du Tractatus logico-philosophicus : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence », et dans la mesure où la nullité littéraire est hermétique aux profondeurs, y compris celles d’une piscine pour enfants, elle devrait prendre le parti de se taire à jamais.

Juan Asensio s’évertue à nous éclairer sur des noms sublimes qui justifient l’existence d’un esprit français de profondeur, des noms tels que ceux de Paul Gadenne, Guy Dupré ou encore Christian Guillet

 Il est d’ailleurs amusant que Roberto Bolaño, dans son colossal 2666 également présent dans Le temps des livres est passé, imagine un asile dans lequel seraient internés une majorité d’écrivains français. Que désire nous suggérer Bolaño en érigeant cette institución mental largement pénétrée d’une fatuité franchouillarde ? Peut-être que la France est une patrie décadente où la littérature du XXIe siècle, plus que partout ailleurs, carbure à l’entre-soi, à la consanguinité et au népotisme, et que l’alliance de ces redoutables facteurs a généré une folie qui ne peut désormais être traitée qu’à l’intérieur d’un établissement spécialisé. Songeons ne serait-ce qu’au phénomène hexagonal accru des « rentrées littéraires », songeons à la manière dont elles se fomentent plusieurs mois à l’avance, ces « rentrées » mercantiles où des livres inconsistants et vils seront achetés parce que leurs auteurs sont archi-compatibles avec la matrice néo-libérale. Songeons en effet à cela et nous admettrons que la fantaisie de Bolaño est irriguée de quelque chose qui fait sens. Complétons-la du reste avec une réflexion nietzschéenne qui paraît aller comme un gant à ces « rentrées » où les vauriens font des cabrioles : « […] la chasse au gain contraint sans cesse à dépenser son esprit jusqu’à épuisement alors que l’on est constamment préoccupé de dissimuler, de ruser ou de prendre de l’avantage : l’essentielle vertu, à présent, c’est d’exécuter quelque chose en moins de temps que ne le ferait un autre. »[xxvi] Ainsi les petits livres se composent de plus en plus vite, en quelques semaines ou en quelques jours, parce que, le reste du temps, l’écrivain à succès part en tournée, honore des contrats rédactionnels, préside un prix politisé, donne une conférence à propos de son Moi[xxvii], bref il n’écrit plus de petits livres étant donné qu’il accomplit de petites besognes, mais bientôt, indubitablement, il retrouvera l’inspiration des faux-monnayeurs et il pondra un énième petit livre qui meublera son hédonisme orgueilleux.

 Ces faussaires de la littérature sont licenciés in concreto et in abstracto dans tous les coins et recoins du Temps des livres est passé. Le pouvoir d’assainissement par le génie des profondeurs induit que le critique littéraire, ici, se revêt de la blouse d’un « médecin de la civilisation »[xxviii]. Ne négligeons pas la somme critique de Juan Asensio parce qu’elle constitue un antidote vital pour échapper aux griffes de toutes les novlangues. En reprenant des terminologies de Max Picard, lisons Le temps des livres est passé, puis respirons l’air pur des grands fonds, les jouvences du « monde inaltérable » pour nous épargner le smog des « cités détruites ». Ayons à cœur de parler une langue qui s’extirpe du lit de Procuste et qui à chaque instant se rue dans les régions mouvementées du Poème, brisons la quille et dévalons, pleins d’ivresse, les eaux vives où se remuent les réalités essentielles – les « rameaux de l’Être »[xxix].

Un jeune oracle italien : Carlo Michelstaedter (1887-1910)

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Une phrase de Juan Asensio résume à merveille ce que fut la carrière pythique d’un jeune homme qui savait intimement que le langage ne pouvait être qu’une question de vie ou de mort : « Si Carlo Michelstaedter, le 17 octobre 1910, très exactement à 14 heures, s’est tué quelques heures après avoir terminé d’écrire son livre, c’est parce qu’il était du côté de la vie, de la vraie vie qui n’est absente que pour celles et ceux qui ne veulent pas s’ouvrir à elle, la vraie vie qui est persuasion. » On lira donc La persuasion et la rhétorique comme le testament d’un garçon obstiné qui soutenait qu’une vie persuadée consiste à être enraciné dans le Tout de la réalité, à l’origine même de la vie, tandis que, par opposition, une vie qu’on dira être titubante consiste à se payer de mots, à subir les éboulements de la rhétorique, en l’occurrence à étrangler le réel dans le corset d’une logocratie avilissante qui nie la surprise pérenne du monde vivant. La vie de persuasion implique une coïncidence cruciale avec un présent éternel qui est probablement celui de l’enfance innocente. Cette immersion dans un devenir immaculé renoue avec la troisième métamorphose qui lance la parole nietzschéenne de Zarathoustra : après avoir été le chameau qui croule sous le poids des corvées, après avoir été le lion qui fantasme une volonté suprême, il est temps désormais de faire advenir en nous l’enfant qui est un « commencement nouveau » et une « affirmation sainte »[xxx]. Il est hors de doute que Carlo Michelstaedter fut un liminaire providentiel dans une Europe qui était proche de s’entredéchirer, une lanterne scintillante qu’il eût fallu arrimer à nos pulsions de mort amplifiées. Sa parole se répercutait aussi bien dans le prochain que dans le lointain, comme toute parole de persuasion qui s’établit dans une tessiture divine. Le problème, cependant, c’est que sa parole et celle de ses aînés en innocence (les Présocratiques, les tragédiens grecs, le Christ, l’Ecclésiaste, etc.[xxxi]) s’est heurtée à un agrandissement du champ rhétorique, comme si le Logos et le Verbe ne pouvaient plus émouvoir une planète en voie de simplification abusive de son langage. Ce pénible constat, qui s’est encore exagéré de nos jours, a sûrement propulsé Carlo Michelstaedter dans les délibérations suicidaires, au même titre qu’il a pu pousser l’oracle français Vincent La Soudière, le 6 mai 1993, à choisir de similaires destinations[xxxii]. Force est d’avouer que ce sont toujours les plus vives intelligences qui comprennent que la vie, parfois, n’est plus dans les parages des vivants dans la mesure où les vivants sont morts, plus morts que les morts, car ils se croient vivants au milieu d’un monde désintégré par la barbarie des rhétoriques ajustées.

De là naît ce que Juan Asensio appelle une « insomnie métaphysique », une absence de sommeil dogmatique, due, sans contredit, à l’entropie humaine amorcée par la rhétorique et à laquelle on ne peut rétorquer, ce semble, que par le panache d’une néguentropie autodestructrice. C’est la raison pour laquelle le suicide de Carlo Michelstaedter est un choix incontestable de la vie, un pari sur l’existence d’un immémorial berceau divin, tel Socrate estimant se guérir dans la mort, persuadé de rejoindre un monde original que la vie sensible a indûment falsifié.

La lecture de Carlo Michelstaedter, augmentée de celle du Temps des livres est passé, pourra instituer un éblouissement de la clairvoyance, un foyer national de vivacité et une lutte sans merci contre les éléments de langage qui n’en finissent plus d’envahir le quotidien.

 En allant au bout de ses extrémités, Carlo Michelstaedter incarne une jeunesse devenue presque impensable au XXIe siècle. Sa disparition fracassante, le 17 octobre 1910, réverbère le suicide d’un autre capitaine du fracas le 4 octobre 1903, date du décès d’Otto Weininger qui mit fin à ses jours au même âge de vingt-trois ans. On peine maintenant à imaginer nos jeunes et narcissiques écrivants se suicider pour des questions de langage ou pour des tracasseries liées au régime de la transcendance, puisque tous, senza eccezione, contribuent à la défiguration de la langue et à l’expulsion de Dieu. Les créatures de la technique n’étant plus les créatures de Dieu, elles n’ont que la rhétorique pour construire une « inadéquate affirmation d’individualité »[xxxiii]. Mais cette individualité, en tant qu’elle est totalement inappropriée, relève d’un panurgisme où s’entend le timbre sépulcral d’une épouvantable novlangue. Cette langue n’est habitée d’aucune faculté d’exaltation – elle est un constant rabaissement de l’homme qui, « s’octroyant une voix, […] se flatte de parler », et qui « [s’habituant] au mot revient à adopter un vice »[xxxiv]. Il s’agit de la parole qui n’est proférée qu’en vue des intérêts immédiats qu’elle peut avoir. Elle n’est une parole que pour l’action commensurable aux desiderata de la Machine. Il est donc impératif que cette parole aboutisse le plus rapidement possible à des conséquences pratiques pour le troupeau, sinon elle est condamnée à disparaître, comme la parole des religions ou la parole des mystiques. Dès lors nous saisissons la raison d’être des petits livres : ils sont écrits relativement aux exigences pratiques du marché, en proportion de l’air du temps, et ils ont le devoir de procurer du plaisir davantage que de faire réfléchir, parce que l’hédonisme ambiant s’est érigé en norme paradoxale de créativité, dépouillant la littérature de sa mission d’édification des esprits pour la mortifier dans les enjeux grotesques du développement personnel capitalistique. Autrement dit les petits livres vous feront réussir dans la vie du libéralisme furieux, tandis que les grands livres, eux, vous feront échouer. Toutefois, dans la perspective libératrice de Carlo Michelstaedter, les petits livres sont évidemment les cordes que l’on passe au cou du peuple, et ceux qui les écrivent sont des bourreaux lucides qui gagnent leur vie en diminuant celle des autres.

De près ou de loin, tous les rhéteurs de ce monde, qu’ils soient des rhéteurs occasionnels ou perpétuels, sont pour Carlo Michelstaedter des membres émérites de « la clique des malfaisants ». Ce sont des agents de la dévitalisation du langage et des meurtriers infâmes du sacré. Leurs préceptes sont exclusivement orientés vers la tromperie, et, selon Héraclite, tout rhéteur se développe à l’instar d’un « chef des imposteurs »[xxxv]. Nous avons bien sûr l’obligation d’être des dissidents de la rhétorique, l’obligation de refuser « l’appât des paroles vides » à dessein de vivre « à couteaux tirés avec la vie »[xxxvi]. À rebours du psittacisme des grammaires anesthésiées du management et des littératures managériales, à rebours d’une époque où la rhétorique a fait de la force une faiblesse et de la faiblesse une force, à rebours d’un contexte démocratique malade où quasiment personne n’occupe la place qu’il devrait occuper, nous devons apporter la contradiction et proclamer, avec Thomas Carlyle cité à propos dans La persuasion et la rhétorique, la vérité suivante : « Il est aveugle, sans patrie, misérable [celui qui] s’abandonne aux phrases toutes faites. »[xxxvii] Par conséquent la lecture de Carlo Michelstaedter, augmentée de celle du Temps des livres est passé, pourra instituer un éblouissement de la clairvoyance, un foyer national de vivacité et une lutte sans merci contre les éléments de langage qui n’en finissent plus d’envahir le quotidien.

  • Juan Asensio, Le temps des livres est passé, 670 pages, mars 2019, 35 euros.

[i] Hannah Arendt, Vies politiques.

[ii] Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme.

[iii] « In the past the man has been first; in the future the system must be first » (Frederick W. Taylor, Principles of scientific management, 1911).

[iv] Gilles Deleuze, Pourparlers 1972-1990 (Post-scriptum sur les sociétés de contrôle).

[v] Gilles Deleuze, ibid.

[vi] Gilles Deleuze (supplément à la revue bimestrielle des Éditions de Minuit, mai 1977).

[vii] Deux études mettent généreusement à l’honneur Max Picard dans Le temps des livres est passé : l’une sur L’homme du néant, l’autre sur Des cités détruites au monde inaltérable.

[viii] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, livre II.

[ix] Tocqueville, ibid. (Comment la démocratie américaine a modifié la langue anglaise).

[x] Tocqueville, ibid.

[xi] Héraclite cité par Plutarque (Sur les oracles de la Pythie) : « Le maître à qui appartient l’oracle de Delphes ne dit ni ne cache rien : il donne des signes. » (cf. Héraclite, Fragments, traduction de Jean-François Pradeau – GF-Flammarion, 2004).

[xii] Selon les mots de la belle préface de Pierre Mari.

[xiii] Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves.

[xiv] Emil Cioran,  Exercices d’admiration (Michaux – la passion de l’exhaustif).

[xv] Pour s’en convaincre nettement, dans un article où il examine Cœur des ténèbres de Joseph Conrad avec T.S. Eliot, Juan Asensio parle de « l’expérience du gouffre ».

[xvi] Juan Asensio, Maudit soit Andreas Werckmeister !

[xvii] Bachelard, op. cit.

[xviii] Du grec βάθος (báthos) : qui concerne la profondeur en général.

[xix] Bachelard, op. cit.

[xx] Cioran, op. cit. (Borges, via une lettre à Fernando Savater).

[xxi] Cioran, ibid.

[xxii] Jean Baudrillard, Amérique.

[xxiii] Juan Asensio se penche sur ce terrible problème à l’occasion d’une relecture de La Route de Cormac McCarthy.

[xxiv] C’est Pierre Mari qui rappelle cette juste catégorisation de Juan Asensio.

[xxv] Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, § 329 (Loisir et désœuvrement).

[xxvi] Nietzsche, ibid.

[xxvii] « La grandeur de la découverte de Max Weber à propos des origines du capitalisme est précisément d’avoir démontré qu’une énorme activité strictement mondaine est possible sans que le monde procure la moindre préoccupation ni le moindre plaisir, cette activité ayant au contraire pour motivation profonde le soin, le souci du moi. » (Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne).

[xxviii] Nietzsche, Le livre du philosophe.

[xxix] Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit.

[xxx] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (Des trois métamorphoses).

[xxxi] Des aînés que l’on rencontre avec émoi dans La persuasion et la rhétorique.

[xxxii] Voici d’ailleurs les derniers mots éloquents que Juan Asensio écrit dans sa magistrale étude dédiée au poète oraculaire Vincent La Soudière : « Que penserait-il, le pauvre Vincent, s’il était encore parmi nous, et s’il pouvait voir le spectacle ridicule et méprisable que tant de phraseurs impudiques nous offrent ! »

[xxxiii] Carlo Michelstaedter, La persuasion et la rhétorique.

[xxxiv] Carlo Michelstaedter, ibid.

[xxxv] Héraclite cité par Diogène de Babylone, d’après le De rhetorica de Philodème (op. cit.).

[xxxvi] Carlo Michelstaedter, op. cit.

[xxxvii] Thomas Carlyle, Les Héros.